Le paysan ivoirien entre agro carburant et sécurité alimentaire
Le renchérissement du prix du baril de pétrole a favorisé l’émergence des agro carburants ou biocarburants ou encore carburants verts. La canne à sucre, la betterave, le blé, le maïs, le colza, l’huile de palme et le jatropha entrent actuellement dans la production d’éthanol et de biodiesel. L’utilisation d’agro carburant à l’échelle mondiale est estimée à 5%, avec un objectif à moyen terme de 10 %. En Afrique et spécifiquement en Côte d’Ivoire, la culture de jatropha en vue de la production de biocarburant est désormais une réalité. Tout le monde en parle. Le mot Jatropha est devenu plus célèbre que la plante elle-même. Certains élus locaux et des mutuelles de développement n’ont pas tardé à sauté sur l’occasion pour faire rêver les populations rurales agricoles. Cependant, au moment où la situation alimentaire est devenus extrêmement critique, encourager les producteurs à la production de plantes à biocarburant est–elle opportune ?
La Côte d’Ivoire, pays à fort potentiel agricole, occupe des places honorables au niveau des productions agricoles en Afrique et même à l’échelle mondiale. Ainsi la Côte d’Ivoire a la réputation d’être le 1er producteur mondial de cacao depuis 1979 et l’un des principaux producteurs de café ; premier fournisseur du marché européen en ananas avant 2003 ; premier exportateur africain de caoutchouc naturel, premier exportateur africain d’huile de palme en 1999 ; 4e producteur mondial et premier producteur africain de noix de cajou, Tenant compte de ces performances et vu l’engouement autour de la jatropha-culture, la Côte d’Ivoire pourrait en devenir le premier producteur africain.
Difficultés connues par certains projets agricoles antérieurs
De nombreuses initiatives visant à diversifer les productions agricoles et à accroître les revenus des producteurs ont toujours existé en Côte d’Ivoire. On peut citer le projet de plantes à fleur de Sikensi, le projet vallée Comoé à Daoukro (hévéa-palmier), le projet riz centre Yamoussoukro, la culture de l’amandier… A chaque fois, les producteurs se sont investis pour relever le défi de la production. Cependant ces belles initiatives n’ont toujours pas produit les résultats escomptés. Les problèmes les plus sérieux se situaient en niveau du suivi.
A Daoukro, environ 10 000 tonnes de graines de palme pourrissent chaque année dans les plantations par manque d’acheteurs. Environ 136 ha de palmier à huile ont été plantés dans le département de Daoukro grâce au projet vallée Comoé. A Sikensi, le projet de développement des plantes à huiles essentielles (l’Ylang-l’Ylang) est bloqué depuis 1991 alors que 145 ha ont été mis en place par 250 planteurs. A Yamoussoukro, le projet de production et de commercialisation du riz a été délaissé par les producteurs parce que ceux-ci estiment que les revenus qu’ils en tirent sont dérisoires.
Dans le département de Gagnoa, un cadre avait distribué des semences de papaye solo aux jeunes, leur promettant la construction d’une usine d’extraction de jus de papaye par des partenaires européens. Le résultat de ce projet a été plutôt la surabondance de papaye.
La noix de cajou ou anacarde, présentée il y a quelques années comme la nouvelle richesse de la zone savanicole, connaît aujourd’hui une mévente. Alors qu’elle coûtait 400 F Cfa le kilo à l’époque, elle ne vaut même plus 100 F le kilo dans certaines régions.
Scepticisme à propos du projet Jatropha
Malgré le caractère étatique de certains projets évoqués plus haut, des difficultés liées essentiellement au volet commercialisation ont été enregistrées. Heureusement que le graine de palme à travers son huile est comestible ; le riz et la papaye également. Que dire du l’Ylang-l’Yang (plante à parfum), du ricin et de l’amandier ?
Le projet jatropha est exclusivement piloté par des structures privées qui mènent des actions dispersées voire concurrentes. L’Etat n’intervient nulle part et aucun cadre réglementaire n’existe. Conscient du désordre qui se profile, le gouvernement a décidé d’anticiper. On peut lire, dans le communiqué du Conseil des ministres du 19 juin 2008 : «…le chef de l’Etat a instruit de Premier ministre des dispositions urgentes à prendre en vue de maîtriser toute mutation dans le secteur agricole, notamment l’apparition anarchique de nouvelles structures…»
Les plantations de jatropha foisonnent dans presque toutes les régions de la Côte d’Ivoire. On cultive sans se soucier du circuit de commercialisation et du prix auquel la production sera payée. Des unités de production d’huile de jatropha sont annoncées incessamment par les promoteurs. En attendant, les plantes sont en pleine croissance, si elles ne produisent déjà.
L’autre sérieux problème qui pourrait faire échouer ce projet se situe au niveau du rendement. La surévaluation du rendement pourrait induire les paysans en erreur et les démotiver à terme. D’une structure de promotion à l’autre, le rendement du jatropha n’est pas le même. Un expert situe le rendement dans la fourchette de 1,5 tonnes à 7 tonnes dans les conditions optimales ; alors d’où vient la productivité de 12 tonnes à l’hectare, véhiculée par certains promoteurs ?
Un promoteur avance une superficie de 400 000 ha à développer dans le nord de la Côte d’Ivoire où la superficie cotonnière ne vaut même pas 300.000 ha. Sur la base de cette superficie, la prévision de récolte attendue est estimée à 6 millions 228 000 tonnes de graines. Le jatropha deviendrait ainsi la première production agricole en Côte d’Ivoire devant l’igname, le manioc, la banane plantain et le cacao.
Par ailleurs, que vaudrait la culture du jatropha si le prix du baril de pétrole revenait à des proportions raisonnables ?
Agro carburant et sécurité alimentaire
Dans un contexte de flambée des prix des denrées alimentaires, n’y a-t-il pas mieux à faire que produire pour alimenter les moteurs ? Conduire ou Manger, il faut absolument choisir.
A l’échelle mondiale, on commence à s’inquiéter de la menace du développement des agro carburants sur la sécurité alimentaire. En France, pour atteindre 7% d’utilisation de biocarburant, 700 000 hectares à vocation alimentaire devront être sacrifiés. On estime que, lorsque l’équivalent de 232 kg de maïs est utilisé pour produire du biocarburant, on prive un enfant de nourriture pendant une année.
Les effets du développement des agro carburants sur la sécurité alimentaire sont déjà perceptibles. Le prix de la farine de blé a augmenté, les cours du maïs ont explosé à la bourse de Chicago, l’huile, le savon et l’aliment de bétail sont devenus plus chers…
Cette analyse n’est nullement de l’intoxication. Elle ne vise pas à dénigrer les promoteurs, encore moins les producteurs. Au-delà de la jatropha-culture, elle vise à soulever le débat sur les projets agricoles non étatiques en Côte d’Ivoire.
Si le jatropha, déjà baptisé “Or vert”, peut améliorer durablement le revenu du producteur, alors gloire à Dieu ; autrement, il faut arrêter de vendre le rêve aux producteurs et se servir d’eux pour expérimenter et promouvoir des cultures opportunistes. Mieux, les promoteurs de la Jatropha-culture peuvent créer eux-mêmes leurs plantations, produire les graines, en extraire l’huile, et vendre leur biocarburant pour profiter des revenues.
Malgré sa finalité louable, la jatropha-culture n’est pas une priorité aujourd’hui pour la Côte d’Ivoire.
* Patrice N’goran est ingénieur des techniques agricoles en Côte d’Ivoire - Ce texte a été publié dans «Le Journal de l'agriculture».
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