Halte à la descente aux enfers pour la société civile égyptienne
Non le régime Al Sissi n’est pas un rempart contre l’intégrisme : son conservatisme religieux, sa terreur de la jeunesse et sa hantise de l’énergie révolutionnaire le mettent aux commandes de ce qui ressemble de plus en plus à une véritable descente aux enfers pour la société civile égyptienne.
C’est l’un des écrivains égyptiens les plus prometteurs de sa génération. Ahmed Naji, 28 ans, vient d’être condamné à deux ans de prison ferme pour quelques pages jugées immorales, de son dernier ouvrage de fiction " L’usage de la vie", publié aux éditions Dar Al Tanouir et en feuilleton dans la prestigieuse revue littéraire Akhbar Al Adab, au Caire.
Comme Ismaïl Al Iskandarani, universitaire internationalement reconnu emprisonné depuis 85 jours sous le prétexte fallacieux d’appartenance aux Frères musulmans, la poétesse Fatima Naoot et le journaliste Islam Behery, récemment condamnés respectivement à trois et un an de prison pour « insultes à l’Islam », Ahmed Naji rejoint la cohorte des intellectuels victimes de l’offensive lancée par Abdel Fattah El Sissi contre les écrivains, chercheurs, journalistes, les laïcs et les libres penseurs à grand renforts de descente dans les maisons d’édition, de fermeture de galeries d’art, d’arrestations et d’interdictions de voyager.
Cette condamnation confirme, s’il en était besoin, les cibles véritables du régime égyptien actuel : l’avant-garde intellectuelle, littéraire et artistique et, bien au-delà des islamistes : une génération toute entière, gagnée par l’ironie, la liberté, l’émancipation et la révolte. Elle éclaire la vraie nature du conflit qui travaille l’Egypte : l’affrontement entre Frères musulmans et militaires, qui occupe le devant de la scène, masque en réalité une autre ligne de faille, bien plus profonde : celle qui oppose une jeunesse avide de liberté à des autocrates sexagénaires. Ce conflit de génération, mâtiné de révolution culturelle, minait déjà la confrérie des Frères musulmans elle-même, avant que l’armée ne la neutralise.
Il suffit pour s’en convaincre de considérer l’identité des dernières victimes emblématiques du gouvernement, de la police ou des services de sécurité égyptiens, dont les crimes sont en train d’acquérir, par leur ampleur et leur nature, des proportions proprement accablantes : l’étudiant italien Giulio Regeni, dont le cadavre a été retrouvé à moitié nu suite à son arrestation sur une route le 3 février, torturé à mort après s’être vu arraché tous les ongles et rompre le cou ; le Centre Nadim, principale Ong de documentation et de soutien aux victimes de la torture, qui vient de recevoir un ordre de fermeture émis, selon sa directrice, par le cabinet du Premier ministre ; la célèbre maison d’édition engagée Merit, la galerie d’art Townhouse, et bien d’autres encore.
L’hypothèse d’une chasse aux sorcières consciemment décidée par le régime prend du corps : les poursuites engagées par le Ministère public dans toutes les affaires précédentes et la répétition de ces affaires montre qu’il ne s’agit plus simplement de juges et tribunaux en roue libre, mais bien d’une politique délibérée d’intimidation des créateurs décidée au niveau du Ministère de la Justice et non seulement de l’Intérieur.
Non le régime Al Sissi n’est pas un rempart contre l’intégrisme : son conservatisme religieux, sa terreur de la jeunesse et sa hantise de l’énergie révolutionnaire le mettent aux commandes de ce qui ressemble de plus en plus à une véritable descente aux enfers pour la société civile égyptienne.
Plusieurs jeunes hommes et des jeunes femmes disparaissent chaque jour dans les rues du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes d’Egypte. Quelque 340 cas non élucidés au moins ont été documentés entre les seuls mois d’août et novembre 2015, soit une moyenne de trois cas par jour. Quand on ne retrouve pas leur cadavre au bord d’une route, ou qu’il ne se perdent pas dans le labyrinthe des prisons militaires secrètes, ces personnes réapparaissent dans l’un des multiples centres de détention surpeuplés après avoir subi des tortures et des abus sexuels quasi systématiques.
Cette descente aux enfers est, dans une large mesure, rendue possible par le soutien international dont jouit le général Al Sissi, et sa participation à la coalition internationale contre le terrorisme, qui lui donne la latitude d’emprisonner des dizaines de milliers de personnes et d’opposants sans craindre de mesures de rétorsion internationales.
Avant que l’Egypte ne se vide de ses forces vives, il est désormais urgent que les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni prouvent que les milliards d’euros touchés pour l’exportation d’armes à l’Egypte ne sont pas un blanc seing donné à une entreprise meurtrière dirigée contre la société civile égyptienne.
Selon les défenseurs des Droits de l’homme égyptiens, la France, en particulier, du fait des bonnes relations entretenues par son ministre de la Défense avec le général Al Sissi, jouit d’une influence particulière auprès des autorités égyptiennes.
Nous demandons à la communauté internationale et aux autorités françaises, d’exiger la libération immédiate d’Ahmed Naji, d’Ismaïl Al Iskandarani et de tous les détenus politiques arbitrairement détenus en Egypte.
Signataires
Karim Lahidji, président de la Fidh ;
Françoise Dumont, présidente de la Ldh ;
Michel Tubiana, président du Réseau euro-méditerranéen des Droits de l’homme ;
Houda Ayoub, enseignante à l’Ecole normale supérieure de Paris ;
Hélène Boisson, traductrice, enseignante à l’Ens ;
Laurent Bonnefoy, chargé de recherche au Cnrs;
Zoé Carle, enseignante à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle ;
François Burgat, politologue, Cnrs Aix-en-Provence ;
Sylvie Denoix, directrice de recherche au Cnrs ;
Mathias Enard, écrivain, prix Goncourt 2015 ;
Gilles Gauthier, ancien ambassadeur de France ;
Yves Gonzalez Quijano, enseignant-chercheur, université Lumière-Lyon-II ;
Richard Jacquemond, professeur, université Aix-Marseille ;
Pauline Koetschet, chargée de recherche au CNRS ;
Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po ;
Franck Mermier, anthropologue, directeur de recherche au Cnrs ;
Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence ;
Heidi Toelle, professeure, université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle ;
Eric Vallet, enseignant, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
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