La revendication, facteur de progrès et non un chantage contraignant

Nul n’ignore que le secret de longévité des pouvoirs politiques, abstraction faite de toute idéologie, réside dans leur capacité à résoudre la demande sociale. Par conséquent, le pouvoir politique gagnerait à entretenir d’autres types de relations que la méfiance, la suspicion et la perception négative de l’action revendicative.

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CPJ

Depuis plus d’une décennie, le climat social demeure tendu (au Sénégal), les relations professionnelles deviennent confuses, le dialogue social perverti en dialogue des sourds. Le protocole d’accord, qui est censé résoudre définitivement le conflit, devient source de tension. Les revendications de restitution priment sur celles des conquêtes qui améliorent le pouvoir d’achat du travailleur et ses conditions de vie et de travail ; par conséquent les revendications de conquête détendent le climat social, pacifient les relations professionnelles et accroissent la productivité, tout le contraire des revendications de restitution qui réchauffent le climat social, détériorent la confiance dans les relations de travail, créent la frustration, la méfiance et la suspicion entre les partenaires sociaux.

Dans le secteur public (santé, éducation, Administration, impôts et domaine, justice, inspection du travail…), l’essentiel des revendications syndicales tournent autour du respect d’accords signés, de la réclamation pour la restitution de droits ou avantages acquis puis confisqués, ou remis en cause. Dans le secteur privé, ce sont les mêmes revendications de restitution que l’on retrouve sous des formes plus ou moins variées. Dans le privé, les revendications les plus agitées concernent des arriérés de salaires, le non-respect des accords signés, la fermeture d’entreprises en totale violation des droits les plus élémentaires du travailleur, par des liquidateurs qui font fi des travailleurs réduits au chômage, des décisions de justice favorables à des travailleurs, qui ne sont jamais exécutées, des entreprises en difficultés et des emplois menacés, des privatisations et concessions mal conduites (…).



Le constat est sans équivoque : nous vivons un dialogue social où les droits des travailleurs sont constamment confisqués et où la défense de l’emploi agite le front social. Au-delà de la défense de leurs emplois, les travailleurs tiennent comme à la prunelle de leurs yeux au tissu industriel et à la santé économique de leur pays. Ils sont souvent dans la rue pour réclamer le sauvetage ou la relance d’entreprises à fort taux de main-d’œuvre en difficulté. La classe ouvrière se trouve ainsi prise au piège, confinée qu’elle est dans l’engrenage des revendications de restitution pour sa survie. 


Le débat sur les causes profondes de l’agitation sociale permanente s’impose, si nous voulons y apporter des solutions afin d’inverser la tendance dangereuse observée. La dispersion des forces syndicales et leur faible capacité de dissuasion ou de nuisance et l’obsolescence des cadres et mécanismes du dialogue social ne sont certainement pas les seules raisons qui justifient la tension permanente du climat social. 


Compte tenu du contexte social, politique et économique actuel du pays, je ne doute pas de la volonté des nouvelles autorités d’assainir le dialogue social et de détendre le climat social afin de créer les conditions d’une bonne mise en œuvre du Plan Sénégal émergent. Mais faudrait-il qu’elles se départissent, tout comme le patronat, de l’état d’esprit négatif qui les habite dans l’appréciation de l’action revendicative.


Dans le subconscient de tous ceux qui ont eu à nous gouverner jusqu’ici et de l’ensemble du patronat, la revendication syndicale n’est considérée ou reconnue que comme moyen de pression syndicale pour amener les partenaires sociaux autour de la table des négociations. Cette vision étriquée de l’action syndicale, qui ne conçoit la revendication que pour éviter des pertes de profits ou des contre-performances électorales, est à mon humble avis une des raisons fondamentales de l’état actuel du dialogue social et des relations professionnelles tendues.


Cette perception de l’action syndicale confère à la revendication une reconnaissance négative comme étant la source de tous nos maux, nous devons impérativement la bannir pour ne plus assimiler la revendication à «un chantage contraignant». Nous gagnerions enfin à consacrer à l’action syndicale et à la revendication cette autre reconnaissance de facteur de progrès : la revendication participe au progrès social. La revendication facteur de progrès, cette conception est plus conforme, à tous points de vue, au contexte actuel de notre pays pour accompagner les réformes institutionnelles effectuées ou envisagées dans le cadre des relations professionnelles, mais aussi dans le cadre de la mise en œuvre du Pse.

Le ministère de la Fonction publique, du Travail et des Organisations professionnelles est devenu ministère de la Fonction publique, du Travail, des Organisations professionnelles et du Dialogue social, le Comité national du dialogue social (Cnds) va être renfoncé dans le cadre du Haut conseil du dialogue social, en plus de la conférence sociale qui va se tenir très prochainement et qui sûrement va être instituée en instance solennelle de dialogue social à chaque fois que de besoin, la signature envisagée d’un pacte de stabilité sociale et de croissance économique, l’implication des organisations syndicales sous forme de consultation dans le processus d’élaboration du Pse et de sa présentation aux partenaires techniques et financiers du Sénégal sont autant de signaux d’une volonté de gouvernance sociale qui s’accommode mal d’un dialogue et des relations professionnelles qui ne reconnaissent pas la revendication comme facteur de progrès.

Le Sénégal connaît des avancées démocratiques et sociales qu’il nous faut consolider, en acceptant d’éradiquer les tares qui gangrènent notre système de dialogue social, pour qu’il soit conforme et efficient. La volonté des travailleurs, et certainement celle des autres acteurs sociaux ne faisant pas défaut, il y a donc lieu d’aller vers des solutions après analyse consensuelle et approfondie des causes des turbulences sociales. Pour y arriver, nous devons tous accepter de nous remettre en cause, mais aussi et surtout, remettre en cause certaines convictions et conceptions de l’action revendicative. 


Nous devons accepter, chaque entité en ce qui la concerne, de revisiter nos comportements et pratiques dans la prise en charge et dans le traitement de la revendication syndicale. Qu’il me soit permis de poser le problème véritablement en termes de reconnaissance de la revendication comme facteur de progrès social, car jusqu’ici cette dimension de la revendication n’a jamais été intégrée. La revendication est jusqu’ici considérée comme moyen de pression syndicale pour amener les partenaires sociaux à négocier et à satisfaire éventuellement une doléance ponctuelle. 
La revendication considérée uniquement comme moyen de pression pour faire valoir la capacité de nuisance syndicale afin d’obliger l’autorité ou l’employeur à négocier, ils peuvent être tentés de conclure des accords uniquement pour différer le conflit et ainsi gagner du temps, au fur et à mesure que les travailleurs reviennent à la charge pour réclamer le respect de ces mêmes accords, au lieu d’en réclamer d’autres. 


Le combat pour la reconnaissance de la revendication comme facteur de progrès social est une condition nécessaire pour inverser la tendance actuelle du dialogue social, essentiellement portée sur la restitution de droits confisqués et de dignité bafouée. La revendication participe au progrès social, le reconnaître équivaut à régler la demande sociale par anticipation. Nul n’ignore que le secret de longévité des pouvoirs politiques, abstraction faite de toute idéologie, réside dans leur capacité à résoudre la demande sociale. Par conséquent, le pouvoir politique gagnerait à entretenir d’autres types de relations que la méfiance, la suspicion et la perception négative de l’action revendicative. 


DE L’ECHEC DES POLITIQUES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL


Je dois signaler avec force que le pouvoir politique et le capital n’appréhendent que la négation de la revendication, sinon comment comprendre que lors de l’adoption par nos dirigeants des politiques d’ajustement structurel et monétaires, les porteurs légitimes de la revendication ont été complètement marginalisés. Pis, leur rôle de veille et d’alerte a été interprété comme une entrave à l’action gouvernementale. Malgré les conditionnalités et la pression des bailleurs de fonds, si les autorités avaient accepté de tenir compte de la dimension sociale des Politiques d’ajustement structurel, clairement exprimée par les travailleurs à l’époque, on n’en serait peut-être pas à cette situation sociale que nous connaissons dans le secteur industriel, où nous revendiquons, après coup, la relance des entreprises en difficulté, le règlement des droits des travailleurs des entreprises liquidées ou en liquidation.

Dans la quasi-totalité des entreprises privatisées, la position des travailleurs n’a jamais été prise en compte. A l’arrivée, le résultat est connu : la situation de Transrail, de Suneor, de la Sar, des Ics, de la Sodefitex, la liste n’est pas exhaustive. 



Il est temps que l’on prête une meilleure écoute aux porteurs légitimes de la revendication, qui sont aussi souvent des porteurs de solutions ou de début de solutions en aidant à la bonne prise de décision dans l’élaboration des politiques économiques et sociales.


A l’analyse de la situation de l’action revendicative dans les secteurs de l’éducation et de la santé, on se rend compte clairement qu’elle découle des réformes qui ont été opérées de façon unilatérale, sans concertation avec les principaux acteurs organisés pour prendre en compte leurs préoccupations qui renforcent à coup sûr leur corporation. Vouloir se mettre aux standards internationaux en termes de scolarisation universelle ou de santé publique n’est pas contradictoire aux intérêts des travailleurs, encore moins à leurs préoccupations en termes de performances professionnelles.

Ces réformes bien concertées nous auraient évité les types de revendications qui gangrènent notre système éducatif et sanitaire, revendications qui ont pour noms : reclassement de certains corps professionnels, intégration d’autres corps dans la Fonction publique, relèvement du niveau de recrutement, déficit de personnel, etc. 


Si l’on considère que la revendication participe au progrès social, l’implication des représentants légitimes des travailleurs dans l’élaboration des politiques économiques et sociales ne doit souffrir d’aucun préjugé. Aussi, quand l’entreprise va, le partage correct de la croissance va de soi. C’est aussi cela le progrès social.

Pour y arriver, autorités et employeurs doivent positiver la revendication. Quant aux travailleurs que nous sommes, pour faire de la revendication un facteur de progrès social, nous devons la mener en toute responsabilité, ne pas banaliser la grève, mesurer sa portée qui dépasse les acteurs du conflit pour atteindre celui qui la subit. Celui-là c’est le Peuple.




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** Cheikh Diop 
est secrétaire général de la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal/Forces du changement

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