Procès de Hissène Habré : Quand le droit international est du côté des victimes

L’inauguration d’un tribunal spécial au Sénégal marque un tournant décisif dans la longue campagne des victimes pour traduire en justice Hissène Habré, l’ancien dictateur tchadien. Ce procès, s’il est juste et efficace, constituera un précédent démontrant que les juridictions africaines peuvent rendre elles-mêmes justice pour les crimes commis en Afrique.

Avocate des victimes de Habré depuis 2000 et avec lesquelles je travaille quotidiennement depuis lors, je ne peux que me réjouir de la création des « Chambres africaines extraordinaires » qui viennent mettre fin à ce que l’archevêque Desmond Tutu avait appelé un « interminable feuilleton politico-judiciaire ». Etre victime est un état, un état dans lequel on se morfond sans pouvoir se relever tant qu’on n’a pas obtenu justice. La souffrance ne s’arrête jamais. On y perd sa dignité. La bataille juridique pour obtenir qu’une autorité se charge enfin de juger les crimes de leur ancien bourreau n’a été, pour elles, qu’un long et douloureux chemin de croix. Chaque rebondissement, chaque nouveau retard, chaque méprise, chaque farce politico-juridique diligentée par l’ancien gouvernement sénégalais n’a été que nouvelles blessures pour les victimes. Pendant 22 ans, plus de deux décennies après la chute du régime de Habré, le couteau n’a cessé d’être retourné dans leurs plaies.

L’avocat de Hissène Habré ose maintenant prétendre que cette procédure est téléguidée par l’actuel président tchadien, Idriss Déby Itno, au prix de notre silence sur les exactions commises aujourd’hui au Tchad ou sur les crimes auxquels il aurait participé pendant le régime de Hissène Habré. Je suis la Présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme (Atpdh) et je passe ma vie à dénoncer les violations de ces droits qui sont commis quotidiennement au Tchad, sous l’actuel régime. Je reçois régulièrement des menaces, je fais souvent l’objet d’intimidations. En 2001, j’ai été personnellement visée, en raison de mon engagement aux côtés des victimes de Habré. Lors d’une marche pacifique en faveur de la démocratie, un détachement de la police a tenté de m’assassiner avec une grenade. Son commandant n’était autre qu’un ancien tortionnaire de l’ère Habré, toujours en activité et contre lequel les victimes avaient lancé une procédure judiciaire auparavant. A ce jour, je souffre toujours dans ma chair des conséquences de cet attentat.

Nous n’avons pas l’intention de ménager Idriss Déby Itno. Il se trouve juste que les preuves montrent clairement que Hissène Habré est le principal responsable des crimes commis pendant sa présidence de 1982 à 1990. C’est Habré qui a créé et qui contrôlait directement la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds). Cette police politique lui était « directement subordonnée » et constituait, selon un document de la Dds « l’œil et l’oreille du président de la République ». C’est Habré lui-même qui nommait les directeurs de la Dds par simple décret. Ils provenaient d’ailleurs tous de la même ethnie que lui. Les archives de la Dds ne donnent pas seulement des preuves concernant 1208 décès, mais démontrent que Habré a reçu 1265 communications directes de sa police politique concernant l'état de 898 détenus. Les preuves sont sans appel : si Habré est politiquement responsable de très graves atrocités, il l’est aussi juridiquement. Et qu’on arrête de prétendre que les milliers de documents constituant les archives de la Ddc ont été fabriqués exprès pour la cause. Allons, un peu de sérieux !

La défense de Hissène Habré accuse Idriss Déby Itno d’avoir commis des crimes durant le règne de l’ancien président du Tchad. N’est-ce pas là une incrimination directe de son ancien supérieur hiérarchique, Hissène Habré lui-même ? Pourquoi n’a-t-il rien fait alors pour stopper de telles atrocités ou en punir les auteurs ?

Non, les vrais architectes de ces poursuites sont définitivement les victimes de Hissène Habré, que je représente, et qui luttent depuis si longtemps avec opiniâtreté et persévérance. C’est la décision de la Cour internationale de Justice (Cij) que nul ne peut remettre en cause qui est venue récompenser ce travail. Si le Sénégal a ainsi été condamné en juillet 2012 par la plus haute cour du système des Nations unies, c’est parce que Hissène Habré vit depuis 22 ans au Sénégal sans avoir été jugé ou extradé. La Cij, faut-il le rappeler, a ordonné au Sénégal de juger Hissène Habré « sans autre délai » à défaut de l’extrader.

Accuser le nouveau gouvernement sénégalais de partialité relève de la mauvaise foi. Le Sénégal n’a qu’une seule obligation : juger ou extrader les accusés criminels qui se trouvent sur son territoire. Rien de plus. La juridiction des Chambres africaines, grâce à sa composition internationale et son application du droit international, correspond aux injonctions de la Cour de justice de la Cedeao, saisie par Hissène Habré lui-même, et selon lesquelles le procès devrait se dérouler dans le cadre d’une « procédure spéciale ad hoc à caractère international ».

La défense de Hissène Habré veut nous convaincre que ses droits ne seront pas respectés. Nous voulons la justice, pas la vengeance. Nous ne voulons pas faire subir à Hissène Habré le même traitement que ses victimes ont enduré. C’est pour cette raison d’ailleurs que nous nous étions totalement opposés à son expulsion vers le Tchad annoncée par le président Wade en juillet 2011. Fort heureusement, le Statut des Chambres extraordinaires garantit une application stricte des principes fondamentaux en matière de procès équitable : présomption d’innocence, droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge, etc.

Les conseils de Hissène Habré s’inquiètent encore de la possibilité de mener à bien leur enquête au Tchad. Là encore, l’Union africaine a préparé un projet d’accord de coopération judiciaire entre le Tchad et le Sénégal qui obligera l’Etat tchadien à faciliter toute enquête et à assurer une protection effective de tout témoin sur son territoire, avant, pendant et après sa déposition. Le Sénégal et le Tchad devraient bientôt ratifier cet accord bilatéral.

Le gouvernement actuel du Sénégal vient donc de se conformer aux exigences du droit international. Les Chambres africaines extraordinaires constituent une réponse adéquate à la condamnation de la Cour internationale de Justice tout en respectant l’architecture imposée par la décision de la Cour de Justice de la Cedeao et les standards internationaux. Pendant toutes ces années où Hissène Habré a vécu des jours paisibles, nous étions sûrs d’avoir raison, mais habitués à perdre. Avec la décision de la Cij et la volonté du Sénégal, nous commençons enfin à penser que justice sera rendue. Quel espoir pour les victimes !

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** Maître Jacqueline Moudeïna est présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme. Avocate des victimes du régime Habré depuis 2000, elle est lauréate 2011 de Right Livelihood Award, appelé le « Prix Nobel alternatif ».

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