Réflexions sur la redevabilité

Echanges avec ceux qui gèrent ou qui aspirent à gérer les ressources publiques

C’est parce q’elle est une réalité qui se situe au cœur des systèmes de gouvernance que la redevabilité ne peut ni être décrétée ni transposée d’un contexte sociopolitique à un autre. C’est le produit des interactions dynamiques entre acteurs.

Les préoccupations récurrentes exprimées par les citoyens sur l’inefficacité des politiques économiques des gouvernements, sur le clientélisme et la corruption systémique, qui expliquent en partie cette inefficacité, ont été pour beaucoup dans cette attention soudaine consacrée à la problématique de la redevabilité.

La notion de redevabilité n’est pas facile à définir. Si le monde anglo-saxon a le bonheur de désigner la réalité à laquelle elle renvoie par le seul terme « accountability », la littérature francophone semble avoir moins de ressources pour établir une telle clarté. Le concept de redevabilité est tantôt assimilé à la « responsabilité », tantôt à la « reddition de compte » sans qu’il ne se réduise à l’un ou l'autre, ou même aux deux à la fois.

La responsabilité est définie comme étant l’engagement d’un acteur vis-à-vis d’un autre acteur à agir dans un certain sens et pour une finalité déterminée. On voit bien qu’elle ne recouvre pas tout ce que l’on semble vouloir dire en parlant de redevabilité. Cette dernière requiert en effet une exigence supplémentaire : donner la preuve que la responsabilité exercée a été correctement assumée et que des résultats ont été obtenus conformément à un engagement initial . (1) Sous ce rapport, la redevabilité peut donc être définie comme étant « l’obligation de rendre compte de l’exercice d’une responsabilité ».

Elle est aussi quelquefois assimilée à la reddition de comptes, elle-même servant à traduire le terme anglais « accountability ». Mais lorsqu’on considère l’étendue du territoire politique, économique et même juridique que couvre la gouvernance, on ressent une certaine insatisfaction dans la traduction de redevabilité par une simple reddition de comptes. La reddition de comptes opère sur une échelle plus réduite et renvoie à une redevabilité limitée consistant à rendre compte d’une gestion, technique ou financière le plus souvent, ou d’un projet limité dans l’espace et dans le temps. La redevabilité recouvre donc la reddition de comptes mais va au-delà. Elle englobe une réalité politique plus large et touche aux modalités qui peuvent encadrer un système de gouvernance plus ou moins ouvert et démocratique à l’intérieur duquel des acteurs interagissent sur la base d’un consensus relativement stable.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est une réalité qui se situe au cœur des systèmes de gouvernance que la redevabilité ne peut ni être décrétée ni transposée d’un contexte sociopolitique à un autre. C’est le produit des interactions dynamiques entre acteurs. Dans un système de gouvernance dans lequel les citoyens n’ont ni les moyens d’accéder à l’information, ni la possibilité de l’apprécier ni encore le pouvoir de sanctionner, si les responsabilités n’ont pas été assumées, il est peu probable qu’ils émettent une demande de redevabilité en direction de leurs dirigeants.

La redevabilité permet de renforcer la légitimité des politiques publiques en facilitant la participation des citoyens à l’élaboration de ces politiques et un contrôle à la fois sur les démarches, les actions et les résultats. Elle ne peut être un exercice ponctuel de communication du gouvernement qui viserait à discréditer des adversaires. C’est un élément fondamental d’un pacte de gouvernance qui, s’il est vertueux et démocratique, s’appuie sur des canaux de communication normés à travers lesquels les dirigeants rendent compte régulièrement de leurs actes, sans possibilité de sélectionner ce qui est « bon » et cacher ce qui ne l’est pas. Car « Une relation de redevabilité implique une perte de pouvoir sur le contenu de l’information que l’on divulgue »

Même si la problématique de la redevabilité est au devant de la scène depuis de nombreuses années, et qu’elle a été largement documentée, en particulier dans les assises nationales, les conditions ne semblaient pas encore être réunies pour qu’elle soit traduite en acte dans la gouvernance quotidienne. Et nous n’aurions peut-être jamais pu l’appliquer s’il n’y a avait pas eu une alternance à la tête de l’Etat.

Nous pouvons avoir de nombreuses et légitimes raisons de nous réjouir d’avoir réalisé l’alternance (Ndlr : au Sénégal). Je crois pour ma part que le fait que ce changement nous ait permis d’imposer cette obligation de redevabilité à tous ceux qui ont géré des ressources publiques est parmi les principaux acquis dont il convient de se réjouir.

Je n’ai jamais douté de notre capacité à bâtir progressivement une vraie République des citoyens. L’autre jour, alors que j’écoutais les débats à l’Assemblée nationale, suivis du vote de la résolution levant l’immunité parlementaire de trois députés pour qu’ils aillent rendre compte de leur gestion devant la justice, sans que cette dernière ne préjuge, je l’espère, de leur innocence ou de leur culpabilité, je me suis senti envahi par une très forte émotion. J’ai repensé à cette matinée du 23 juin 2011 où d’importants segments du peuple sénégalais s’étaient donné rendez-vous devant l’Assemblée nationale pour crier leur soif de justice, de dignité et de respect. Je me suis souvenu des longues journées de combat dans les rues de Dakar, avec pour seules armes notre foi dans la République, suivies des nuits entières de réflexions quelque part dans les quartiers. Je me suis alors dit que notre combat n’a pas été vain.

Ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale est la preuve que la République des citoyens est en marche. Irréversible, jusqu’à preuve du contraire. Le déploiement actuel de la justice contre les présumés coupables d’abus de biens sociaux ne doit être compris autrement que comme une exigence de redevabilité formulée par l’ensemble du peuple sénégalais. C’est une œuvre qui dépasse à la fois ceux qui poursuivent et ceux qui sont poursuivis. Ces derniers doivent se soumettre dignement et stoïquement à cet exercice incontournable. Et ceux qui sont aux affaires doivent se préparer aussi au même examen à la fin de leur mission. Car telle est la respiration normale d’une démocratie moderne. Et nous ne voulons rien de moins.

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** Cheikh Tidiane Dièye est Docteur en Etudes du Développement

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