Sénégal : La bipolarisation politique facteur historique de la division de la gauche
Depuis le démembrement du Parti Africain de l’Indépendance, sous le régime de Senghor, au début des années 1960, la gauche sénégalaise vit un douloureux éparpillement. Navigant au gré des alliances avec les sociaux-libéraux et les libéraux, elle n'est jamais parvenue à construire un cadre unitaire homogène qui ferait d'elle une force politique dominante. Guy Marius Sagna montre qu’a cette fin le terreau des luttes populaires est fertile, notamment pour la promotion d’un nouveau «Manifeste pour l’unité autour de l’anti-impérialisme, du panafricanisme des ouvriers, des paysans, des travailleurs de l’informel et des couches populaires».
« Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes » (celles qui nous ont conduit au naufrage actuel de notre famille politique). - Aimée Césaire
Le Sénégal vit, à quelques mois de l’élection présidentielle de février 2012, la crise préélectorale la plus grosse d’incertitudes de son histoire. Populations éprouvées, République menacée, corruption généralisée et naufrage morale engendrent un ras le bol généralisé. Les graves menaces qui planent sur notre pays exigent un front uni du peuple pour juguler et écarter la destruction des conquêtes démocratiques par le principal bénéficiaire de l’alternance conquise de haute lutte par le peuple en 2000. Cette tâche nationale du moment, imposée par les projets funestes du pouvoir, n’est nullement opposée au nécessaire travail d’unir notre famille politique, la gauche, pour en faire une force indépendante alternative au service des classes populaires.
Le Comité National Préparatoire du Cinquantenaire du Manifeste du PAI (CNP-50e) nous a fait l’honneur de nous convier à la grande exposition internationale sur le thème: « Sénégal : regards sur les luttes pour l’indépendance et les libertés démocratiques 1944-1980. » et aux conférences qu’il organise du Samedi 19 au Vendredi 26 Novembre 2011 à la Maison de la culture Douta Seck.
(…) En effet après plus de 50 ans d’expériences de lutte, nous constatons que la gauche sénégalaise n’a toujours pas l’initiative. Et c’est légitimement que se posent à nous un certain nombre de questions. Qu’est ce qui n’a pas marché ? Que faire ? L’heure d’un nouveau manifeste n’a-t-elle pas sonné ?
Les émeutes de la faim et de l’électricité, la révolte des marchands ambulants, celles des jeunes de Kédougou contre la main basse sur les ressources minières nationales en 2008, celle des paysans contre l’accaparement de leurs terres comme récemment à Fanay, à Sangalkam et à Mbane, celle des populations sinistrées par les inondations et la mobilisation nationale du 23 juin 2011 contre un seizième viol de la Constitution constituent autant d’éléments montrant que l’élément objectif est prêt.
Si les mouvements « Y en a marre », « Bess du niak », « Dafa doy », (1) « Wade dégage » sont des manifestations salvatrices légitimes de la résistance du peuple, la multiplicité des déclarations de candidatures, notamment de la société civile, sont la preuve de l’horrible vide laissée par la gauche sénégalaise dans l’arène politique. Portes ouvertes à tous les marchands d’illusions et au choix de l’embarras pour le peuple. L’élément subjectif n’est pas prêt. Le peuple, après 50 ans de patience douloureuse, devra encore attendre sur le parvis de l’église avec son bouquet de fleurs fanées à la main. Que de rendez-vous manqués car non préparés ! Que de rendez-vous non préparés parce la gauche a été piégée par l’inextricable labyrinthe de la bipolarisation politique sénégalaise.
Le piège suppose trois éléments : le piégeur, le dispositif, le piégé.
D’abord, une réflexion sur le piégeur pose la question des ambitions poursuivies par celui-ci. Les deux faces du semi colonialisme que sont impérialistes d’une part et collaborateurs bourgeois locaux d’autre part sont les piégeurs. L’impérialisme a besoin de réservoirs de matières premières et de déversoirs de produits manufacturés pour éviter la révolution en son centre. Cécile Rhodes, en 1895, disait : « J'étais hier dans l'East-End (quartier ouvrier de Londres), et j'ai assisté à une réunion de sans-travail. J'y ai entendu des discours forcenés. Ce n'était qu'un cri : Du pain ! Du pain ! Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu'avant de l'importance de l'impérialisme... L'idée qui me tient le plus à cœur, c'est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les quarante millions d'habitants du Royaume-Uni d'une guerre civile meurtrière, nous, les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d'y installer l'excédent de notre population, d'y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L'Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes » (cité par Lénine, chapitre VI de Impérialisme stade suprême du capitalisme).
La permanence de la « question de ventre », encore aujourd’hui, comme en Grèce, en Irlande, en Italie, en France, aux Etats Unis, comme le posent les indignés et les travailleurs en lutte des pays du centre du capitalisme mondial, entraine la nécessité des guerres coloniales de l’impérialisme comme en Libye, en Irak, en Afghanistan, en ex-Yougoslavie.
Ensuite, la hardiesse, l’enthousiasme et la témérité du semi-colonialisme, qui flaire des bénéfices raisonnables pouvant aller jusqu’à 50%, voire 300% pour parler comme Marx dans Le Capital, incite celui-ci à mettre en place un piège pérennisant le pillage du Sénégal en subordonnant ce dernier à l’impérialisme par l’arrimage de la gauche aux collaborateurs et complices locaux des impérialistes pour avoir un semi colonialisme parfait.
Avant et pour cela, l’impérialisme et ses suppôts avaient opté pour la répression et le maintien dans la clandestinité des forces politiques opposées au consensus semi colonial. Des camarades comme Sadio Camara, Madické Wade, Alla Kane, etc., en rendent compte. Maître Babacar Niang révèle que « du mois de mars 1962 au mois d’octobre 1975, la juridiction d’exception sous Senghor a prononcé plus de trois cents années d’emprisonnement, plus de deux cents années de travaux forcés à temps, plusieurs condamnations à perpétuité, dont deux condamnations à mort exécutées ». De hautes luttes, la gauche patriotique, anti impérialiste et panafricaine arracha le droit à l’existence légale par la conquête du multipartisme.
La répercussion des divergences et luttes idéologiques du mouvement communiste international sur le plan national, le subjectivisme et la mauvaise gestion des divergences, la faiblesse de la composition ouvrière, la jeunesse du mouvement révolutionnaire national… ont d’abord constitué les maladies infantiles de la gauche sénégalaise durant ce premier cinquantenaire après les indépendances. Maladies qui ont provoqué le démembrement du PAI (Parti Africain de l’Indépendance) qui avait réussi jusqu’à un certain point à conjurer la bipolarisation politique datant de l’époque de Blaise Diagne.
Au « tassaro » (dispersion des forces) qui en résulta, le semi colonialisme ajouta des mesures qui ressuscitèrent la bipolarisation que, sinon seule l’unité, du moins un grand parti de gauche pouvait à nouveau conjurer. Parmi ces mesures on peut citer la création d’un parti de contribution, la fixation de caution censitaire, l’attitude de la presse publique (dont se fait complice une partie de la presse privée), les fraudes électorales et comme le disait le doyen Magatte Thiam, les stratégies d’Abdou Diouf consistant à « détourner les votes au profit du PS (…), mais aussi au profit des partis de l’opposition dont il veut artificiellement entretenir la crédibilité ».
Malgré quelques intermèdes vains d’unité qui ne surent dépasser le cadre électoral, la gauche sénégalaise passa du « tassaro » au « benno » (unité) autour des libéraux dans l’opposition avant 2000 et autour de la social-démocratie après 2000. La maladie du réformisme, de la collaboration de classe et de la lutte des places a laminé et jeté un discrédit sur la classe politique y compris notre famille politique dans la dernière période. Résultat : après 2000 notre famille politique éclatée s’est encore plus émiettée que les scissions connues par le PAI.
Résultat : l’extrême faiblesse électorale de nos organisations mesure comme le disait Engels du niveau de conscience du moment de la classe ouvrière. Mesure de notre travail en direction des masses ouvrières, paysannes et populaires.
Résultat : la gauche a une prise insuffisante sur la réalité des luttes comme le montrent les mobilisations populaires du 23 et 27 juin 2011.
Résultat : après avoir porté les libéraux au pouvoir en 2000, la gauche, pour n’avoir pas suffisamment pris en charge la tâche stratégique de construction de son unité, s’investit aujourd’hui encore dans le choix difficile du candidat de l’unité et du rassemblement entre deux prétendants de la social-démocratie pour l’élection présidentielle de 2012.
Aujourd’hui encore, comme le constataient les 23 signataires du manifeste du PAI en 1957, « (…) la réalité s’est chargée de démontrer qu’on ne va pas en guerre en laissant ses armes de côté. Elle fait justice de cette erreur. » La persistance, jusque là, de la gauche sénégalaise à s’inscrire stratégiquement dans la bipolarisation politique est une acceptation du système d’alternance unique entre sociaux-démocrates libéraux et libéraux, entre deux fractions de la bourgeoisie. Système-piège qui, dès lors qu’on y participe, n’autorise aucune alternative.
Il nous faut débipolariser l’esprit de notre famille politique qui s’est figée sur l’idée selon laquelle il n’y a pas d’alternative pour la gauche que d’être souteneur des autres familles politiques. C’est le triomphe définitif d’un piège quand le piégé participe consciemment au traquenard.
La gauche est mat pour n’avoir pris, sinon aucune initiative sérieuse pour son unité et son rassemblement, du moins pour n’avoir eu pour seule initiative que l’unité autour des autres familles politiques. C’est pourquoi nous pouvons dire avec force que l’heure d’un nouveau manifeste a sonné. Un manifeste pour l’unité à retrouver de tout ou partie de notre famille politique après l’avoir perdu depuis les scissions du PAI. Un manifeste pour l’unité autour de l’anti-impérialisme, du panafricanisme des ouvriers, des paysans, des travailleurs de l’informel et des couches populaires. Un manifeste pour l’unité autour d’un journal, l’unité autour d’un programme de formation politique et idéologique. Un manifeste qui privilégie l’unité stratégique autour de notre famille politique tout en nous impliquant, comme nous savons si généreusement le faire, dans les unités tactiques pour préserver les acquis démocratiques.
Ce manifeste pour l’unité permettra d’œuvrer à la recherche pour élaborer un projet collectif de gauche de sortie du sous développement ; une unité autour de l’édification d’une organisation forte de gauche ; une unité autour de notre implication dans les luttes des sections de notre peuple ; une unité pour mettre nos forces ensemble dans les entreprises, les villages et les quartiers, les villes au niveau national en passant par les niveaux départemental et régional, tout en préparant les conditions d’émergences d’un parti de gauche panafricain.
C’est pourquoi les initiatives comme le Collectif des 6, espace gauche de Benno (Ndlr : Bennoo siggil Senegal est une coalition de partis d’opposition et de la société civile), CNP, CNP/CNG,… doivent être considérées comme des étapes et sont à saluer. Mais l’avenir c’est d’aller résolument vers la confédération ou la fédération de gauche, étape vers l’édification du grand parti de gauche, le parti des ouvriers, des paysans, de l’intelligentsia progressiste du pays. C’est là que réside toute la signification de l’adoption le 24 août 2011 de la feuille de route « pour la fondation de la Confédération des partis et organisations de la gauche révolutionnaire au Sénégal, Confédération de la gauche panafricaniste du Sénégal».
Cette volonté déjà exprimée par le RND (Rassemblement National Démocratique), YAW (Yoonu Askan Wi) et F/MTP-S (Ferñent/ Mouvement pour les Travailleurs – Sénégal) doit être poursuivie et renforcée jusqu’à la tenue de la conférence nationale de lancement de cette confédération/fédération. Jusqu’à la publication, ce jour-là, du nouveau manifeste avec symboliquement 23 nouveaux signataires personnalités et responsables d’organisations acquises à l’unification de notre famille politique la gauche Sénégalaise section de la gauche Africaine.
NOTE
1) « Y en a marre », « Bess du niak » (un jour viendra), « Dafa doy », (Ça suffit) sont des mouvements de contestation du pouvoir d’Abdoulaye Wade, réclamant son départ du pouvoir.
* Guy Marius Sagna est membre du Secrétariat politique de Ferñent / Mouvement des Travailleurs Panafricains – Sénégal
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