«Y’en a marre»: Ce que la jeunesse sénégalaise dénonce
L’urbanisation mal gérée et accéléré à créé des espaces où les jeunes grandissent et étalent un mal vivre qui à force de s’accumuler explose. La précarité et la pauvreté ont généré des maux multiples que Moustapha Kassé recensent en sept points, qui, entre autres, structurent la révolte politique des jeunes au Sénégal.
Bien avant le printemps arabe actuel, entre les années 80 et 90, les rues de l'Afrique de l’Ouest s’étaient enflammées au Bénin, au Mali, au Togo, au Sénégal, en Côte-d'Ivoire, au Nigeria, mais aussi au Gabon, au Congo, au Cameroun, au Zaïre (devenue RD Congo). A partir de 1992, les jeunesses urbaines et estudiantines et joints parfois par les syndicats des travailleurs avaient poussé certains régimes politiques à organiser des Conférences nationales qui avaient alors débouché sur des tendances lourdes et irréversibles de démocratisation des systèmes politiques.
Dans certains pays, ces mouvements de contestation avaient emporté les régimes (civils ou militaires) et dans d’autres, ils ont déstabilisé et sérieusement perturbé l’ordre sociopolitique. Toutefois, ces luttes ont été récupérées, comme du reste celles en faveur des indépendances dans les années 60, par les classes moyennes les plus conservatrices qui n’étaient intéressées qu’au volet strictement politicien, en ravalant les aspects socio-économiques au second rang. Cette orientation traduisait parfaitement un consensus politique implicite faisant de la démocratie un simple instrument de circulation des élites car celles qui étaient au pouvoir depuis les indépendances s’y étaient trop fortement incrustées. Pour beaucoup d’entre elles, le mot élection était soit inconnu, soit sans grande signification.
Dans une recherche internationale dirigée par l’Institut FEBRAIO (Rome) en 1986, il m’a été confié l’étude relative à «l’état des lieux de l’urbanisation en Afrique de l’Ouest». Dans cette recherche, il était apparu que celle-ci était déterminée, entre autres éléments, d’abord par son caractère à la fois chaotique et accélérée qui fait que les villes sont des volcans en ébullition. Ensuite, le phénomène sécrète un processus ample de banlieusardisation qui prend selon les contextes les appellations de bidonville, taudis, gourbi, casbah, ghetto, slum, township, favela, mocambo… Et enfin, l’urbanisation révèle le début de formation et de consolidation des «économies d’archipel», produit d’une part des effets d’attraction et de polarisation de la ville comme lieu de pouvoir, de production, vitrine des richesses et d’autre part de la surcharge du noyau urbain avec son processus de modernisation à coup de déguerpissement (Guediawaye, Wakhinane, Parcelles Assainies, Khar Yalla, Ginaw rail….).
Il s’est alors formé des espaces qu’on pourrait qualifier d’infra-urbains et qui sont les produits de l’exode rural issu de la crise de l’économie agricole et de la pauvreté rurale. Dans ces espaces apparaissent les grandes dualités économiques et sociales avec la coexistence entre les plus grandes fortunes et les plus grandes misères et manques.
La jeunesse vit dans ces espaces traversés par mille problèmes. La prédominance de la précarité se mesure par la pauvreté de masse et le mal vivre, la faible densité de services collectifs et des biens publics, les déficiences des infrastructures de base (école, santé, routes, électricité), les litiges fonciers, la crise du logement, l’étalement spatial et la fragmentation du tissu urbain, les difficultés des transports pour les classes populaires qui, rejetées en périphérie, accèdent difficilement au cœur du centre pour y exercer leurs activités marchandes informelles, les problèmes d'environnement avec les pénibles accès à l'eau potable, à l’évacuation ou au traitement des déchets, les diverses insécurités corporelles, sanitaires et foncières qui planent sur les quartiers.
I/ Ce que la jeunesse dénonce, c’est d’être la «génération galère» coincée entre malaise social et mal vivre.
Les problèmes soulevés par les jeunes sont à la fois nombreux, complexes et souvent inédits et assez mal posés. Précisons de prime abord, en écartant tout débat sémantique sur la jeunesse, qu’elle ne constitue pas une classe mais un groupe social non homogène dont les composantes viennent de classes sociales ayant des origines, des orientations et des façonnements différents. Toutefois, elles sont reliées par des problèmes transversaux dont les plus importants sont le chômage et le sous emploi, la crise du système éducatif et de formation, la pauvreté et la déliquescence des filets de protection, les déficiences ou l’absence du service public et des infrastructures de promotion et d’épanouissement, le développement de la délinquance et de la toxicomanie et le déficit d’information.
Accablée par toutes ces épreuves, la jeunesse rame pour entrer dans la vie active, et si elle n’est pas une génération sacrifiée, elle est bel et bien une génération galère dont le problème le plus lancinant est le chômage. Beaucoup de jeunes vivent au quotidien la galère du chômage et de la précarité. Certains d’entre eux ont entrepris et réussi des études dures dans les universités les plus huppées mais risquent de se retrouver au seuil de l’âge de la retraite sans jamais travailler. Pour eux tout se passe comme s’ils sont condamnés à ne jamais « gagner leur vie à la sueur de leur front.»
La réflexion sur les problèmes que soulève la jeunesse est rendue difficile suite aux insuffisances et imperfections des statistiques concernant les jeunes. Nulle étude complète et crédible n’est disponible sur la dimension quantitative, sur la répartition spatiale par âge, par sexe, par secteur d’activité, sur la stratification sociale, sur le degré d’insertion dans les activités productives et les mouvements associatifs, sur le taux de chômage, sur ses liens avec les réseaux familiaux, encore moins, sur la protection sociale. Depuis le temps que les politiques publiques s’intéressent aux jeunes, elles n’arrivent pas encore à produire des enquêtes statistiques et sociologiques fiables comme cela est fait sur la pauvreté, qui est un problème au moins d’égale importance.
1°) Le premier problème le plus lancinant que l’on peut qualifier de bombe politique est le chômage des jeunes.
Par sa dimension et sa progression, le chômage est une menace beaucoup plus forte que celle du présumé terrorisme. Il est, aujourd’hui, avec la pauvreté un couple infernal à la base d’une nouvelle prise de conscience des organisations internationales comme l’Organisation Internationale du Travail (OIT), la Banque mondiale (Bm), la Commission Economique pour l’Afrique (CEA) qui s’accordent, dans plusieurs de leurs rapports, pour reconnaître l’ampleur de la nouvelle dimension du chômage pour les «générations futures». Ces organisations vont même plus loin en mettant en garde les Etats sur les conséquences de tous ordres de cette calamité sociale de plus en plus massive. Dans un rapport de la Banque mondiale intitulé «Les jeunes et l’emploi en Afrique : le potentiel, le problème, la promesse», il est observé que «Les jeunes connaissent davantage le chômage et le sous-emploi que les adultes et ils sont beaucoup plus représentés qu'eux dans le secteur informel». Pis encore, «ils ont plus de probabilité d'avoir des journées de travail plus longues et d'occuper des emplois intermittents ou précaires, caractérisés par une productivité et une rémunération faibles».Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), les chiffres 2006 indiquent que «trois chômeurs africains sur cinq seraient des jeunes et 72 % des jeunes en moyenne vivraient avec moins de 2 dollars par jour». Dorothea SCHMIDT, économiste au BIT et co-auteur du rapport explique : «un seul jeune sur dix gagne assez pour s’élever au-dessus du seuil de 2 dollars par jour ».
Evaluant les issues du chômage, Eric ZUEHLKE expert de la Banque mondiale souligne que «l’emploi et le sous-emploi des jeunes représentent un risque potentiel d’instabilité sociale dans beaucoup de régions du monde». Dans la même veine, le BIT note que cette situation «traduit un sentiment d’exclusion et d’inutilité chez les jeunes pour qui les autorités ne sont guère préoccupées par leur sort, mais plutôt par leur poche. Ces jeunes qui sortent des écoles, bardés de diplômes et sans perspectives, sont, de surcroît, contraints de rester auprès de leurs parents qui, malgré leur maigre revenu, doivent les prendre en charge. Au grand mépris du gouvernement qui fait la sourde oreille».
Cependant, nonobstant l’importance capitale du phénomène, le BIT estime «qu’il est difficile à l’heure actuelle de quantifier avec exactitude le taux du chômage des jeunes en Afrique. Les chiffres et les statistiques étant en effet considérés comme un indice de propagande électorale que l’on brandit toujours à la veille des grandes échéances». Ainsi, le taux de chômage au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, est la boîte noire des statistiques officielles: il varie d’un chiffre officiel fantaisiste de 6.8% à évaluation privée de 67% en passant par le taux de 38 % du Bureau Régional de la CEA qui ajoute «bien que le pays ait enregistré au cours de ces cinq dernières années de bonnes performances économiques, cela n’a pas suffi pour générer suffisamment d’emplois décents en particulier pour les jeunes : pour preuve, le taux de chômage reste élevé pour se fixer à 38%.»
Manifestement, ce fléau affecte aujourd’hui la tranche des 15-25 ans dans laquelle on retrouve les diplômés de l’enseignement supérieur et du secondaire. Faut-il s’y résigner, d’autant que les politiques publiques s’avèrent globalement inefficaces et inopérantes? Pour tous ces pays, la crise financière mondiale a rendu les accès aux marchés du travail encore plus difficiles et a exacerbé la situation volatile pour les jeunes. Résultat global, pour l’ensemble de l’Afrique alors que la population de jeunes augmente rapidement, l’accès aux emplois décents continue d’être problématique : Il existe un taux endémique de chômage élevé car, d’après certaines projections, 3 personnes au chômage sur 5 en Afrique sont des jeunes. Cette situation risque de ne point s’améliorer dans le long terme car au rythme actuel d’évolution des données sur la population active et sur la population salariée, le taux d’occupation des travailleurs salariés pourrait ne se situer qu’à 2 ou 3% au maximum dans les 25 prochaines années.
Cette bombe du chômage qui fait peur aux autorités politiques est la pierre angulaire des revendications des mouvements des jeunes du Sénégal, d’Afrique et d’ailleurs. Elle accroît la fragilité des jeunes et fait naître en eux un sentiment d'exclusion et d'inutilité qui les pousse à «des activités nuisibles pour eux-mêmes et pour la société. Tant que le potentiel des jeunes ne sera pas exploité de manière productive, ni eux ni la société ne pourront prétendre à un avenir satisfaisant", affirme Juan Somavia, Directeur général du BIT. L’expert du PNUD pour les Objectifs du Millénaire pour le Développement, Jeffrey Sachs, fait du chômage la racine la plus profonde des révolutions arabes actuelles : il devrait être un des enjeux majeurs des politiques à venir. Paradoxalement, ces pays ont des besoins énormes de médecins, de professeurs, d’ingénieurs, de techniciens et cela crée au sein de la jeunesse un profond sentiment d’injustice et de colère contre un système qui, de fait, la prive d’emplois.
Dès lors, la jeunesse, moins installée dans la vie, ne perd rien devant un changement véritable de société car elle ne possède ni maison, ni enfant, ni voiture, même pas d’emploi. Logiquement, toutes ces exclusions la pousse à se mobiliser massivement pour affronter l’Etat, sa police, ses institutions et à monter à l’assaut de l’ordre politique qu’elle qualifie de «République des parvenus». Alors, il se forge une volonté d’en finir avec des systèmes démoralisants qui ne leur réservent que de sombres perspectives. N’ayant subie ni les humiliations des intellectuels et des élites qui ont échoué à accomplir leurs missions spécifiques d’émancipation des peuples, ni les défaites du mouvement ouvrier suite à l’extrême dégradation des conditions de vie qui ont affaibli la capacité de mobilisation des salariés, la jeunesse se présente comme la force «debout» et déterminée à arpenter le chemin des luttes révolutionnaires. Elle proclame se battre, exclusivement et sans intermédiaire, pour le peuple dont elle porte la voix : « askaan we ma taxa jok » rythment les rappeurs. C’est une véritable réhabilitation et l’appel au retour du peuple comme sujet de l’histoire.
2°) Le second problème que la jeunesse soulève concerne le système éducatif et de formation qui est priorité collective.
Les revendications des étudiants et des lycéens sont identiques et comportent trois volets : le premier concerne le contenu, le second les conditions de travail et le troisième le chômage des diplômés des universités malgré l’ampleur de besoin de compétence. Elle met en cause la crise des contenus et des missions du système éducatif, l’absence de lisibilité des savoirs, la croissance des flux ni prévue, ni préparée mais subie alors même que l’encadrement et les infrastructures stagnent. Paradoxalement la massification de l’enseignement n’a pas gommé le caractère très inégalitaire du système scolaire : les nombreux jeunes qui quittent le primaire, le secondaire et l’université sans aucun titre scolaire, n’ont pour horizon immédiat que des recherches incessantes de travail ou, au meilleur des cas, des allers-retours entre chômage et prospections de stages et de petits boulots.
C’est pourquoi, les jeunesses scolaires et universitaires se révoltent d’abord contre les conditions de vie et de travail fortement dégradées et les allocations budgétaires insuffisantes et mal utilisées pour ensuite dénoncer les universités qui sont devenues des fabriques de chômeurs. Les raisons découlent d’une part des faibles liens que les universités entretiennent avec la vie productive et les entreprises et d’autre part de l’absence d’adéquation entre les savoirs dispensés et les profils des compétences. L’université ne s’adresse presque plus à la fois aux étudiants et aux entreprises.
3°) Le troisième problème qui se pose concerne l’accentuation de la vulnérabilité, de la dépendance de la jeunesse vis-à-vis de la famille qui est le principal filet de protection.
La famille africaine en générale et sénégalaise en particulier a subi de profondes mutations au cours de ces dernières décennies suite à un ensemmble de facteurs pervers comme l’urbanisation et son corollaire l’individualisme, les crises économiques et sociales qui ont abaissé le niveau de vie, la pauvreté et la chéreté des services sociaux de base marchandisés et privatisés. Ces facteurs ont mis à très rude épreuve les solidarités traditionnelles jadis fondées sur l’atruisme et l’économie de don.
Ces facteurs sont les éléments constitutifs d’une détérioration de la condition sociale (la montée de la paupérisation de masse) et d’un affaiblissement progressif des réseaux familiaux de filet de protection. Dès lors, les plus précaires des jeunes, sans allocation chômage, plongeront dans la pauvreté, parce que les mécanismes traditionnels de solidarité ne peuvent jouer du fait de la dégradation des conditions sociales des couches populaires : même s’ils le veulent, les individus n’ont rien à partager. Le paradoxe est que, l’assistance publique n’a pas pris le relai et l’Etat n’est même pas garant des solidarités, dans la situation de panne de l’ascenseur social. Il ne prévoit aucun mécanisme de réduction des inégalités choquantes et nuisibles. Environ une personne sur trois en ville, et une sur deux à la campagne, ne peut faire face aux dépenses nécessaires à la satisfaction des besoins de base : se loger, se nourrir, se vêtir. Cette situation est aggravée par la pression démographique, le chômage endémique et bien d’autres facteurs. Il va en résulter une explosion de la demande sociale qui s’exprime à l’échelle macroéconomique par le très faible niveau de l’Indice du Développement Humain (IDH). Cela commande l’urgence d’une analyse des politiques publiques et privées de protection sociale intégrale surtout en faveur de la jeunesse.
Malgré l’importance de la protection sociale, le débat sur la question est d’une affligeante pauvreté, aussi bien au niveau des gouvernements qu’à celui des bailleurs de fonds. Ce débat a été ramené aux caisses de sécurité sociale du secteur formel et à la nécessité de la restauration de leur équilibre financier. Or, ces institutions dont les élites se disputent les ressources n’intéressent que les salariés et les fonctionnaires du secteur formel qui représentent, à peine, 10 % de la population active. Les questions fondamentales sont éludées comme l’impérieuse nécessité de la protection sociale dans ces périodes de crises de récession sévère, l’absence de couverture de la majorité écrasante des populations, la démographie galopante qui produit chaque année des cohortes de primo-demandeurs d’emplois, l’omniprésence d’un secteur informel hypertrophié qui ne dispose d’aucun système de protection sociale, la montée de la pauvreté de masse qui a délité, avec l’urbanisation accélérée, les formes traditionnelles de solidarité des réseaux familiaux, l’exode rural qui entraîne les jeunes vers les villes de plus en plus surchargées.
Les gouvernements comme leurs bailleurs de fonds sont passés à côté d’une analyse pertinente de la problématique qui concerne essentiellement les jeunes. Au demeurant, c’est seulement en 2011 que la Banque mondiale a lancé sa première stratégie en matière de protection sociale pour la région Afrique et que l’Union Africaine vient à peine de redécouvrir le phénomène en élaborant une nouvelle approche portant sur la protection, la prévention, la promotion, la transformation et la contribution au développement. A y regarder de près, cette approche multidimensionnelle est simplement le prolongement des fameux «3 P» de la banque mondiale : Prévention, Protection et Promotion.
4°) Le quatrième problème sur lequel bute encore la jeunesse est relatif aux déficiences du service public destiné aux jeunes et les insuffisances des infrastructures de promotion et d’épanouissement.
La pratique de sports et la participation à la créativité artistique, culturelle, scientifique et de tourisme permettent aux jeunes de développer l’insertion sociale, le goût de la réussite et du travail collectif et surtout de briser l’isolement des jeunes en difficulté. L’accomplissement de ces fonctions appelle des infrastructures physiques et des ressources humaines et financières importantes. Il faut alors offrir à la jeunesse, par une démarche concertée, participative et dynamique, des conditions de vie et d’épanouissement en adéquation avec les besoins exprimés que ce soit en matière d’emplois ou de moyens de communication modernes, en matière d’environnement, de sports et de loisirs. Il est vrai que les espaces jeunes multifonctionnels qui viennent d’être créés au Sénégal avec les objectifs de «faciliter l'accès des jeunes aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, de renforcer les capacités d'intervention des organisations de jeunes, de promouvoir des rencontres et échanges des jeunes par l'organisation de séminaire et d’améliorer l'offre de service en matière de santé de la reproduction, sont importants». Toutefois certaines dimensions font défaut comme des moyens financiers substantiels et des ressources humaines conséquentes, un fonctionnement démocratique, la sectorialisation et la décentralisation plus poussée des activités et enfin la mise en œuvre et la gestion de projets pouvant soutenir et développer des activités économiques existantes et favoriser la création d’entreprises nouvelles, petites ou moyennes, de service et de production.
Généralement, au Sénégal comme en Afrique de l’Ouest francophone, les politiques publiques sont dispersées et sans grande imagination, ni envergure. Leurs orientations n’ont pas fondamentalement changé depuis les indépendances. Elles sont toujours conçues du dehors, par une sorte de délégation implicite de pouvoir et prétendent toujours penser et décider en lieu et place des jeunes. Il est alors, tout à fait logique et normal que les jeunes, exclus de fait de la conception des programmes qui les concernent, s’en détournent superbement. Rappelons ce fameux propos du premier Président de l’Assemblée Nationale, Maître Lamine Gueye, soutenant que «Tout ce que l’on fait pour nous, mais sans nous, est certainement contre nous». Observons que les secteurs où l’Etat a laissé l’initiative et la liberté d’organisation aux jeunes, comme les «navétanes», ceux-ci se sont mobilisés tellement massivement et de manière enthousiaste et chaotique, qu’ils ont fini par éveiller des peurs. Sous très haute surveillance, leur moindre velléité de protestation ou de contestation est perçue comme un danger réel de trouble à l’ordre public.
5°) Le cinquième problème concerne la délinquance et la toxicomanie.
A ce niveau aussi les analyses officielles passent complètement à côté des réalités. Effectivement, ces deux phénomènes ravageurs sont perçus comme des perversions venues de l’extérieur par les fameux effets d’imitation. Cette vision est totalement erronée car à l’analyse, les motivations de la consommation de drogue sont totalement différentes. Il s’agit d’un désir puissant d’évasion d’un ordre social oppressif qui n’offre aucune perspective d’émancipation: les uns se suicident en s’immolant par le feu et d’autres se détruisent par la drogue. Ce marché est exploité par des réseaux d’organisations mafieuses, financièrement trop puissantes et qui ont de multiples anicroches avec la haute finance mondiale. Il ne faut pas oublier que le PIB mondiale de cette criminalité génère environ plus de 1500 milliards de dollars. Si l’on veut lutter contre le phénomène, ce n’est pas à la jeunesse qu’il faut s’en prendre mais au système qui l’engendre, l’amplifie et le commercialise.
6°) Le sixième problème concerne l’énorme déficit d’information qui est en fait une exclusion de la modernité et le maintien de l’obscurantisme.
Partout dans le monde, la jeunesse est montée à l’assaut des nouvelles technologies de l’information (TIC), Internet, téléphone portable et multimédias qu’elle utilise davantage et mieux que leurs parents. Les jeunes sont devenus les fers de lance du milliard de personnes abonnées à Internet. Ces TIC apparaissent comme des outils efficaces qui permettent aux adolescents une libération de la parole, une intégration aux réseaux sociaux pour capitaliser les expériences et mettre en place une véritable mémoire collective, un accès à toutes les informations relatives à la vie pratique, aux droits individuels et collectifs, à l’emploi, à la culture, aux loisirs et divertissements. Les dites informations sont à la fois complètes, relativement impartiales et actualisables. Ces nouveaux outils ont révolutionné l'univers de la communication, des relations sociales et même celui de l'éducation dans la mesure où ils ont détrôné les bibliothèques pour beaucoup d'étudiants. Pourtant en Afrique, ces outils des temps modernes sont souvent hors de portée pour l’immense majorité des jeunes qui n’ont guère les moyens d’avoir un microordinateur et parfois même pas la petite bourse pour surfer dans un cybercafé si celui-ci a le bénéfice d’exister. Cela soulève alors un énorme problème de démocratisation de l’accès aux informations qui intéressent leur vie quotidienne et l’exercice de leurs droits.
7°) Enfin, le septième problème est lié à l’insertion des jeunes dans les lieux décisionnels et d’influence.
La jeunesse dans son immense majorité est en dehors des partis politiques. Les organisations les plus structurées de ces Partis ont souvent de faibles bases de masse. Il en est ainsi parce que la jeunesse craint, par dessus tout, l’embrigadement et l’instrumentalisation par les professionnels de la «représentation populaire». Elle a cessé de faire confiance à la classe politique. En réponse, celle-ci va la tenir en dehors des instances décisionnelles et des espaces d’influence.
La jeunesse possède souvent ses propres organisations bien implantées dans leur propre milieu et qui prennent en charge certaines de leurs propres préoccupations. Les réseaux sociaux permettent aujourd’hui une démultiplication de ces organisations. Egalement elle a ses formes particulières d’expression et de communication. La participation des jeunes dans les instances de décision doit se réaliser par l’entremise de ces organisations de masse.
Au terme de cette revue des problèmes, on retiendra que ce sont tous ces éléments qui mettent la jeunesse dans un profond sentiment d’injustice et de colère qui l’amène perpétuellement à contester et même paralyser tout le système social. Pour y faire face, les gouvernements utilisent en général, les discours de la flatterie, celui des promesses faramineuse d’un côté et de l’autre les armes de la corruption et de la répression.
La situation faite à la jeunesse avait fortement contribué en 2000 à la première alternance politique sénégalaise. Pour l’histoire, le pouvoir socialiste sénégalais à été victime, entre autres facteurs, de la demande sociale dont les jeunes étaient la première victime. Cela semblait bien paradoxal pour un Parti social démocrate dont le modèle de société est, par principe, construit autour des valeurs de solidarité, de justice sociale et de répartition équitable des fruits du travail. Dans une société, même à minima socialiste, la justice sociale, l’égalité des chances devrait être une condition du développement économique de même que la répartition équitable rattachant le revenu au mérite, à la compétence et à l’efficacité. Car comme le note J.DELORS «mieux le gâteau est réparti, plus il est gros». Pour n’avoir jamais su concilier efficacité économique et équité, le Parti Socialiste ne pouvait jamais réaliser « une société plus douce pour les faibles et plus exigeante pour les forts» (Olof PALM). C’est cela qui explique que la jeunesse en révolte s’est apprêtée comme le fer de lance des programme de changement de l’opposition et a offert les heures de gloire du «sopi» (changement). C’est elle qui obstruait toutes les rencontres des responsables gouvernementaux et qui a mis hors jeu la mouvance présidentielle. Elle avait même réussi à pousser le Président de la République de l’époque à la faute politique fatale à Thiès lorsqu’il a qualifié, en pleine campagne électorale, «cette jeunesse de malsaine».
A suivre (voir la première partie : http://pambazuka.org/fr/category/features/76835)
* Professeur Moustapha Kassé est doyen Honoraire de la Faculté des sciences économiques et de gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Daker, membre des Académies
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