Chaos et subversion: Les ressorts d’un malaise sénégalais
Le Sénégal traverse une période incertaine et lourde de menaces d’embrasement social qui pèsent sur son futur. Les effets d’une implosion différée s’articulent, depuis quelques années, au travers d’une mal-gouvernance pathologique de l’Etat, une destruction accélérée et une désintégration soutenue des acquis démocratiques. La fin d’une stabilité fragile approche, comme de l’acide qui se distille goute à goute, une fin qui se conçoit non pas au futur, mais au présent, dans tout son urgence dramatique.
L’institution étatique sénégalaise est devenue une vacuité vaine et inutile qui exploite et engouffre ; elle est devenue le prototype du non-Etat postcolonial tel qu’envisagé par beaucoup de commentateurs. Elle est marquée par un chaos organisationnel orchestré et maintenu par une structure familiale (Wade), ainsi qu’une coterie d’opportunistes contents de pêcher en eau trouble.
Chabal et Daloz écrivaient, il y a quelques années, que les africains ont instrumentalisé le désordre comme un moyen de gestion de l’Etat. Presque partout règne un désordre souverain qui constitue en même temps une ressource extraordinaire pour ceux qui savent en profiter. Mais sI ces auteurs soulignent les aspects positifs du désordre ambiant qui caractérise l’Etat africain, c’est pour en mieux faire ressortir la dimension destructrice et déstructurant.
Pour les auteurs de Africa Works (L’Afrique est Partie!), l’informalisation du politique, la banalisation de l’institution étatique, la faible institutionnalisation, etc, sont tels que dans certains pays africains «l’Etat est une totale illusion, tandis que dans la plupart, il se révèle largement subvertie par la société et ne constitue au mieux qu’une devanture superficielle.» Mais la fonctionnalité du désordre a cela de commode qu’elle permet de gérer l’Etat par-à-coups, sans tenir compte des exigences ou des dynamismes macro-économiques ou d’un besoin de planification sur la longue durée.
Pour la majorité des pays africains, l’Etat se réduit à un organe de gestion de la crise au quotidien; l’Etat fonctionne non pas parce qu’il y a absence de crise, mais grâce à la crise permanente. Vu l’extraordinaire précarité qui marque tous les secteurs publics, un Etat comme le Sénégal aurait dû s’effondrer il y a longtemps, n’eut été justement cette conception de l’Etat comme mesure d’urgence dans un pays qui menace, plus que jamais, de laisser aller.
Le désordre institutionnel est un rapport conjointement destructif et effectif puisqu’il marche malgré tout. Cependant l’argument de la retraditionalisation de l’Etat avancé par Chabal et Daloz souffre d’une tendance à fossiliser les valeurs africaines. S’il y a des traditions spécifiquement ‘africaines’— la persistance des liens affectifs dans les relations de travail, la préséance de l’âge, la complexité des allégeances diverses qui mobilisent l’engagement du citoyen au détriment des institutions—elles ne sont pas plus susceptibles que d’autres d’encourager la corruption. Cependant, quand ces traditions sont déployées dans une totale indifférence à la primauté de l’Etat, elles peuvent être dévoyées à l’extrême. Par ailleurs, le soi-disant réajustement d’institutions exogènes sur des réalités sociologiques et culturelles dites ‘africaines’ est un refrain éculé qui cache la réalité de pratiques subversives qui se superposent sans que l’élaboration d’institutions alternatives plus adéquates n’ait jamais été conçue.
Le désordre au sommet n’est cependant que l’exaltation de pratiques qui neutralisent la notion même de l’état comme moyen d’organisation des complexités sociales en faveur de l’intérêt publique. Le président Wade s’est payé une statue d’une dizaine de milliards de francs CFA, emblème fabuleux d’une arrogance démesurée qui nargue du haut de son piédestal l’inculture de la plèbe. Il a dépensé encore plus de milliards pour un Festival des arts nègres qui peine à mobiliser l’enthousiasme des diasporas africaines auxquelles elle est censée être en partie dédiée. Un recteur d’université promeut l’éveil intellectuel de ses étudiants en payant 15 millions de francs CFA pour les services d’un musicien milliardaire, somme ponctionnée sur le maigre budget d’une université qui conçoit la recherche scientifique comme une activité marginale, à la limite dangereuse dans un contexte de médiocrité ambiante.
Les syndicats d’enseignants accueillent les périodes d’examen comme des mercenaires à la veille d’une opération particulièrement prometteuse. Dans leurs nombreuses joutes contre le gouvernement, les épreuves d’examen sont souvent les otages privilégiés contre leurs demandes de primes diverses. Dans les centres d’archives, des employés peu consciencieux bradent le patrimoine historique, y compris des documents rares, en échange de misérables milliers de franc CFA.
A l’hôpital le Dantec — institution qui tient fermement à sa réputation de mouroir urbain par excellence — où coupures d’électricité et grèves fréquentes du personnel rivalisent de cruauté mortelle et où les garçons de salle manient le bistouri à volonté, le prix d’un traitement se négocie parfois sur le lit de mort. Des centaines de familles vivent, depuis des années, les pieds dans l’eau, dans la plus grande indifférence des autorités locales et centrales, etc.
Dans un tel contexte de désordre endémique et délétère, une sorte de complaisance fatale et sous-jacente laisse subsister la folie destructive d’un président sénile et cruel, auteur récidiviste de décrets imbéciles, et les caprices ruineux d’un fils incompétent. Le dysfonctionnement général devient une ressource infinie où les techniques de prédation s’affutent et sont mises à l’œuvre ad nauseum.
Ce désordre ne date bien évidemment pas de 2000, année d’alternance démocratique au Sénégal. Il s’enracine dans une tradition bien sénégalaise qui mobilise aussi bien les systèmes de représentations sociales qu’idéologiques, et canalise les forces religieuses (notamment confrériques) en donnant l’impression que l’Etat est (aussi) un mode privilégié de structuration du groupe social dans sa complexité et ses aspirations. Mais ce qui change et ce qui perdure, dans cette tradition politique, consolide l’image d’un chaos instrumenté, de contraintes structurelles irrésistibles qui constitueraient une chape hermétique sur le progrès social et justifieraient par la même le pessimisme général.
L’action politique de l’Etat s’épuise totalement dans sa fonction, moins explicite mais familière, qui est de servir, très souvent d’ailleurs, de paravent aux intérêts particuliers d’entrepreneurs avides, de politiciens irresponsables, et de marabouts malhonnêtes. De la même manière, l’administration dans son ensemble est astreinte à une poigne monopolisante qui soumet la logique étatique à la primauté des appétences d’une classe dirigeante adossée à ses commissions et de fonctionnaires dévoués à la quête aux per diem.
Les plaintes montent de tous cotés, ébrèchent mais n’entament pas les résolutions prédatrices des dirigeants. Cependant, quand la détermination populaire est portée par des mouvements dits citoyens, la résistance se dissout dans la logique monolithique du leader. La prolifération des mouvements citoyens, dès lors, ressemble à une dance infernale à laquelle chaque participant apporterait sa cadence innovante.
La distinction Etat/société civile, sphère publique/privée est devenue d’autant plus trompeuse que si les forces de contre-pouvoir empruntent des voies détournées, hormis des détails de scrupule, elles visent essentiellement la même chose. L'orthodoxie des élites, politique et ‘civile’, s’est substituée à l'orthodoxie de masse au point qu’au sein de ces réseaux, l’argument pluraliste s’est avéré être un échec.
Il est clair qu’il faudra du temps et une série de reformes en profondeur pour donner corps et sens à l’état sénégalais, ou ce qu’il en restera, et plus crucialement, la réalisation d’un désir pressant d’une révolution institutionnelle et historique. Pour l’instant, l’Etat sénégalais opère sur la base d’illusions dont le système Wade pense ne pas pouvoir se passer.
* Amy Niang est candidate au PhD Candidate à l’Ecole des études politques et sociale (School of Social and Political Studies) à Edinburgh
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