Jamais l’apartheid n’a disparu en Afrique du Sud
L’assassinat de 34 mineurs, la plupart tués d’une balle dans le dos, par la police sud-africaine, a mis fin à l’illusion d’une démocratie post-apartheid. Il éclaire le nouvel apartheid mondial, auquel l’Afrique du Sud sert de modèle aussi bien historique qu’actuel.
En 1894, longtemps avant que cet infâme vocable afrikaans ne prédise à la majorité du peuple sud-africain « un développement séparé », un Anglais, Cecil Rhodes, surveillait l’application du Gren Gley Act dans ce qui était alors la colonie du Cap. Cette loi avait pour but de contraindre les agriculteurs noirs à rejoindre l’armée de main d’œuvre à bon marché essentiellement destinée à exploiter les mines d’or et autres minéraux précieux qu’on venait de découvrir. Grâce à ce darwinisme social, la société de Rhodes, la De Beers, acquit rapidement un monopole mondial, enrichissant fabuleusement son propriétaire. Fonctionnant en accord avec le libéralisme britannique et US-américain, celui-ci devint un philanthrope adulé, un mécène de nobles causes.
Aujourd’hui encore, les bourses de Rhodes destinées aux étudiants d’Oxford sont très appréciées des élites libérales. Leurs bénéficiaires doivent faire preuve de « force de caractère morale » et montrer « sympathie et soutien aux faibles, abnégation, amabilité et sens de la camaraderie. »L’ex-président Clinton est l'un d'eux, de même que le général Wesley Clark, qui commanda l’attaque de la Yougoslavie par l’OTAN. Le mur que l’on désigne comme mur de l’apartheid a été érigé pour le profit du petit nombre, avec en tête les membres les plus ambitieux de la bourgeoisie.
Ce fut une sorte de tabou durant les années de l’apartheid racial. Les Sud-Africains d’origine britannique pouvaient ainsi se targuer d’une opposition apparente à l’obsession raciste des Boers qui leur permettait de mépriser ces derniers, tout en leur servant de façade pour maintenir un système inhumain de privilèges fondés sur la race, mais plus encore sur la classe.
Les nouvelles élites noires sud-africaines, dont le nombre et l’influence avaient crû sans cesse durant les dernières années de l’apartheid, ont bien compris le rôle qu’elles allaient jouer après la « libération ». Leur « mission historique », comme l'écrivait Frantz Fanon dans son classique prophétique, « Les damnés de la terre », n’est pas « une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement de servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néocolonialiste» (texte des Éditions Maspéro, 1968, p.98)
Voilà qui allait comme un gant aux figures dominantes de l’ANC (African National Congress), telles Cyril Ramaphosa, le patron du syndicat « National Union of Mineworkers» et maintenant entrepreneur et multimillionnaire, qui a négocié personnellement le « deal » de partage des pouvoirs avec le régime de F. W. Klerk, et Nelson Mandela lui-même, qui a accepté ce « compromis historique » impliquant que la majorité attendrait longtemps l’égalité en droits et les pauvres d’être délivrés de l’indigence. Ce fut manifeste dès 1985: un groupe d’industriels sud-africains, sous la conduite de Gavin Reilly, Président de l’Anglo-American Mining Company, rencontra en Zambie des personnalités de premier plan de l’ANC. Les deux parties se mirent d’accord pour remplacer l’apartheid racial par un apartheid économique, connu sous le nom de « liberté du marché ».
Par la suite, des rencontres secrètes eurent lieu dans une superbe demeure anglaise, la Mells Park House, où un futur président d’Afrique du Sud but du whisky pur malt en compagnie de chefs d’entreprises qui avaient soutenu l’apartheid. C’est le géant britannique Consolidated Goldfields qui fournit le lieu de rencontre et le whisky. Le but était de couper les « modérés » - comme Mbeki et Mandela - des masses de plus en plus révolutionnaires des townships, où l’atmosphère rappelait les émeutes qui avaient suivi les massacres de Sharpeville en 1960 et Soweto en 1976 - sans l’aide de l’ANC.
En 1990, dès que Mandela fut libéré, la « promesse infrangible » de nationaliser les monopoles ne se fit plus guère attendre. À New York, au cours de sa tournée triomphale aux USA, Mandela déclara : « L’ANC réintroduira le marché en Afrique du Sud. » Lorsqu’en 1997 - il était alors président - je lui rappelai cette promesse au cours d’une interview, il me fut clairement répondu : « La politique de l’ANC, c’est la privatisation.»
Bercés par le doux jargon de l’entreprise, les gouvernements de Mandela et Mbeki empruntèrent leurs mots d’ordre au FMI et à la Banque mondiale. Tandis que le fossé entre la majorité vivant sans eau courante sous des toitures de zinc et la nouvelle élite aisée dans ses propriétés gardiennées se creusait jusqu’à devenir un abîme, Washington félicitait le Premier ministre Trevor Manuel pour ses « succès macro-économiques ». En 2001 Georges Soros remarquait que l’Afrique du Sud avait été livrée « aux mains du capital international ».
Peu avant le massacre des mineurs, qui travaillent pour un salaire de misère dans une mine de platine dangereuse appartenant aux Anglais, l’érosion de l’indépendance économique de l’Afrique du Sud avait été clairement démontrée par la décision du président Jacob Zuma de stopper l’importation du pétrole iranien, soit 42%, sous la pression de Washington. Le pétrole a déjà subi une forte hausse et le peuple s’est encore appauvri.
Cet apartheid économique est maintenant imité dans le monde entier, puisque les pays pauvres se plient aux exigences des « intérêts » occidentaux au lieu d’obéir aux leurs. L’arrivée du concurrent chinois pour l’acquisition des ressources africaines, bien qu’il s’abstienne des menaces militaires et économiques dont sont coutumiers les USA, a fourni un nouveau prétexte pour accroître l’expansion militaire US-américaine et envisager une nouvelle guerre mondiale, ainsi que le prouve le budget militaire et d’armement d’Obama: avec ses 737,5 milliards de dollars, c'est le plus élevé de tous les temps. Le premier président africain-américain au pays de l’esclavage préside une économie de guerre permanente, un chômage de masse et l’abandon des droits civiques. Un système qui n’a rien contre les Noirs et les basanés, tant qu’ils sont au service de la bonne classe sociale. Mais ceux qui ne se soumettent pas ont toutes les chances de finir sous les verrous.
Voilà la voie sud-africaine et américaine qu’incarne Obama, le fils de l’Afrique. L’hystérie des libéraux, exposant que le candidat républicain Mitt Romney est plus extrémiste qu’Obama, n’est rien d’autre que l’éternel choix du « moindre mal » et ne change rien au problème. Ironie de l’histoire, l’élection de Romney à la Maison Blanche réveillera sans doute aux USA une contestation massive que le seul succès d’Obama était d’avoir fait taire.
Bien qu’on ne puisse comparer Mandela et Obama - l’un étant une icône de la solidité personnelle et du courage, l’autre un artefact pseudo-politique - l’un comme l’autre ont créé l’illusion qu’ils allaient faire naître un monde nouveau où règnerait la justice sociale, et qui constitue un élément de la vaste illusion, selon laquelle tout effort humain doit être marchandisable, et qui confond médias avec information et conquête militaire avec buts humanitaires. Ce n’est qu’en abandonnant ces fantasmes que nous pourrons vaincre l’apartheid dans le monde entier.
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** John Pilger est un journaliste, scénariste et réalisateur australien – Texte traduit par Michèle Mialane pour Tlaxacala (http://www.tlaxcala-int.org)
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