Afrique du Sud, condamnés à vivre à perpétuité dans nos cabanes

Dans le KwaZulu-Natal, une des zones les plus pauvres d’Afrique du sud, un mouvement populaire se développe, dont les manifestations indisposent de plus en plus l’Etat et l’ANC. Engagé dans la lutte pour les revendications et la défense des besoins vitaux les plus élémentaires des populations, le mouvement Abahlali Basemjondolo subit les répressions et les procès, mais reste ferme dans sa dénonciation et dans les manifestations contre une Afrique du Sud à deux vitesses, où les pauvres sont ignorés et exclus de tout..

Les populations d’Afrique du Sud ont demandé aux leaders du mouvement Abahlali Base Mjondolo pourquoi le gouvernement continue à ignorer les demandes des habitants des taudis. Pourquoi, après toutes les manifestations, déclarations, rapports et réunions, Kennedy Road continue de brûler sous les incendies des cabanes. A vec un récent feu de cabane qui, le dimanche 4 juillet 2010, a tué 4 personnes et laissé plus de 3000 personnes sans abri.

Sans entrer dans les détails pour expliquer cette tragédie perpétuelle, nous avons répondu que les habitants des taudis de l’Afrique du Sud sont condamnés à vie. Tout le monde sait que nous ne sommes pas des gens qui comptent dans cette société. Mais la vérité à laquelle nous devons faire face est que nous avons été condamnés à une exclusion permanente de cette société.

Au fil des ans, on nous a fait comprendre que les villes ne sont pas pour nous, que les bonnes écoles ne sont pas pour nous, et que même les besoins les plus fondamentaux tels que l’hygiène, l’électricité, la protection contre les incendies et contre la criminalité ne seront pas satisfaits pour nous. Quand nous demandons après ces bienfaits, nous sommes présentés comme déraisonnables, exigeants, et même comme une menace pour la société. Si nous étions considérés comme des gens qui comptent, comme une part égale de la société, alors il serait évident que la véritable menace à l’encontre de notre société serait que nous vivions dans la boue, sans toilettes, sans électricité, sans assez de robinets et sans dignité.

Attendre notre « libération » ne nous délivrera pas de notre condamnation. Parfois la « libération » n’arrive jamais. Quand la « libération » vient, cela rend souvent les choses encore pires en nous forçant à vivre dans les cabanes du gouvernement, qui sont pires que les nôtres, qui sont des dépotoirs humains construits en dehors des villes. La « libération » devient un moyen d’officialiser notre exclusion.

Mais nous n’avons pas seulement été condamnés à l’exclusion permanente physique de la société et de ses villes, de ses écoles, de son électricité, de son système d’assainissement ou de traitement des ordures. Notre condamnation nous met aussi à l’écart des discussions qui peuvent avoir lieu dans notre société. Tout le monde est au courant de la répression que nous avons subie de la part de l'État, mais aussi du parti au pouvoir. Tout le monde est courant des années d’arrestations et des passages à tabac dont nous avons souffert entre les mains de la police, des attaques contre notre mouvement à Kennedy road.

Nous avons toujours affirmé que, aux yeux de l'État et du parti au pouvoir, notre véritable crime fut d’organiser et de mobiliser les pauvres, en dehors de leur contrôle. Nous avons pensé pour nous-mêmes, examiné toutes les questions importantes pour nous, et pris les décisions sur toutes ces questions qui nous touchent. Nous avons exigé que l'État nous compte dans la société et nous donne ce dont nous avons besoin pour une vie digne et sûre. Nous avons aussi fait tout ce que nous pouvions pour faire de nos communautés de meilleurs endroits pour des êtres humains. Nous avons créé des crèches, organisé des campagnes de nettoyage, raccordé des gens à l’eau et à l’électricité, essayé de rendre nos communautés plus sûres et travaillé dur pour unir les gens de toutes les quartiers. Nous avons relevé de nombreux défis, mais nous avons toujours veillé dans l’ensemble de ce travail à ce que tout le monde traite l’autre avec respect et dignité.

L’auto-organisation des pauvres par les pauvres et pour les pauvres veut dire que tous ceux qui sont censés penser, discuter et prendre des décisions en notre nom – pour nous, mais sans nous – n’ont plus d’emploi. Notre décision de construire notre propre avenir n’est donc pas facile à accepter pour ceux qui ne peuvent plus continuer à décider et prendre la parole pour nous, mais sans nous. Certaines des personnes qui ont refusé d’accéder à notre demande sont ceux qui disent qu’ils sont pour la lutte des pauvres, mais pas au nom des pauvres de l'État. Certains sont au pouvoir. Certains sont de la gauche, souvent des universitaires ou des ONGs qui se considèrent comme une élite plus progressiste que celle du parti et de l’État, et qui visent à prendre place au nom de nos souffrances et de nos luttes.

Nous appelons cette gauche la gauche régressive. Pour nous, le gauchisme en dehors de l'État, tout comme le parti au pouvoir, souhaitant des disciples et non des camarades, et qui est déterminé à ruiner toute politique qui ne peut se prononcer, est profondément régressive. Nous avons toujours résisté et résisterons toujours à leur tentative d’acheter notre loyauté comme nous avons toujours résisté et résisterons toujours aux tentatives de l'État et du parti au pouvoir d’acheter notre loyauté. Nous résisterons aussi à toutes les tentatives d’intimidation visant à nous pousser à abandonner notre autonomie. Nous défendrons toujours nos camarades lorsqu’ils seront attaqués. Notre mouvement sera toujours détenu par ses membres. Nous négocions sur de nombreux problèmes. Lorsque nous devons faire des compromis pour aller de l’avant, nous le faisons parfois. Mais sur cette question il n’y aura jamais de négociation.

Nous avons fait beaucoup pour nous-mêmes, et par nous-mêmes. Mais depuis longtemps, ce que nous ne parvenions pas à faire pour nous était d’assurer de bonnes terres et des logements décents dans nos villes. Nous avions arrêté les expulsions et nous ne reculions plus, mais c’était une vraie lutte d’aller de l’avant. Mais nous avons continué à pousser et faire quelques progrès ici et là. Cela a vraiment offensé les autorités au pouvoir. C’est devenu très clair et évident lorsque le gouvernement de la province de KwaZulu-Natal a adopté la fameuse loi sur les bidonvilles (Slums Act), signifiant que les habitants des taudis n’auront plus jamais de place dans nos villes. Notre contestation de la loi sur les bidonvilles auprès de la plus haute juridiction du pays a été couronnée de succès : elle a été un grand revers pour le plan du gouvernement visant à officialiser notre condamnation à vie par l’éradication de nos établissements et nos installations dans les dépotoirs humains.

L’accord que nous avons négocié avec la municipalité d’eThekwini pour moderniser deux établissements et fournir des services de bases à quatorze autres établissements a été un autre frein à l’ordre d’éradication des politiciens. L’annonce récente de la municipalité d’eThekwini d’adhérer à notre demande de fourniture de services, y compris, pour la première fois depuis 2001, d’électricité aux établissements à travers la ville, est une nouvelle victoire de notre lutte, et un nouveau revers majeur pour l’agenda d’éradication. Nous vainquons doucement mais sûrement les plannings d’éradication.

Quand l’Afrique du Sud a accueilli la Coupe du Monde, Abahlali a prévenu que ça ne serait pas profitable aux plus pauvres des pauvres de notre pays. Nous avons dit que ça rendrait les pauvres plus pauvres et plus vulnérables. En prélude à la Coupe du monde il y eut encore plus d’expulsions et d’affaires judiciaires dans les différentes régions du pays. Les pauvres marchands ambulants des rues ont vu leurs biens confisqués car ils n’avaient pas de permis pour vendre dans les zones réglementées, et l’industrie du taxi a subi la mise en fourrière de ses taxis. Arrêter la course à la célébration de la Coupe du monde en soulevant toutes ces questions et en condamnant toutes ces attaques immorales et illégitimes contre les pauvres a été comme une gifle en pleine figure pour les autorités.

Malgré le fait que ces stades de football énormes, hôtels et autres projets aient été construits par les plus pauvres des pauvres, ils n’en ont pas bénéficié. Le gouvernement sud-africain a dépassé son budget dans la construction d’un « pays de classe mondiale » et ne pouvait pas équilibrer ces dépenses avec les besoins sociaux tels que des logements et la fourniture de services de base. L’argent qui a été dépensé pour la Coupe du monde aurait pu servir à construire au moins un million de logements pour les pauvres. Bien que nous reconnaissions les efforts qui ont été faits pour cet événement, nous pensons toujours que cet effort aurait pu servir à offrir des services et des infrastructures de base aux pauvres. Si cela avait été le cas, alors les habitants des taudis n’auraient pas été à chaque fois touchés par ces incendies incessants.

La vérité à propos de l’attaque contre notre mouvement a toujours été ferme et n’a jamais changée. Nous ne pouvons pas faire de commentaires publics sur des questions qui sont sous jugement, mais notre demande pour une commission d’enquête indépendante qui apporterait la lumière sur toute l’histoire demeure inchangée. Les Kennedy 5, une partie de ceux qui ont déjà purgé leur peine dans et en dehors des prisons, ont été libérés de la prison de Westville. Ils avaient déjà purgé dix mois de prison sans qu’aucune preuve de leur culpabilité n’ait été portée à la cour et sans qu’aucun tribunal ne dise quelque chose sur leur détention illégale. La constitution sud-africaine stipule qu’il ne doit y avoir aucune détention sans procès et qu’une personne ne peut être détenue plus de 24heures sans une audience de cautionnement appropriée. Le fait que, jusqu'à la libération des Kennedy 5, ce procès a été mené comme un procès politique en dehors des règles de la loi, même s’il avait lieu dans une cour de justice, nous montre quelque chose de très important sur la situation des pauvres dans l’après Apartheid de l'Afrique du Sud.

Ceux qui ont rendu une sentence à perpétuité à notre égard veulent toujours nous exclure de l’accès juste et équitable à la cour de justice et à ses lois. Quand ils ne parviennent pas à atteindre cet objectif par la commercialisation du système juridique, ils sont prêts à miner activement le système d’en haut.

Le mouvement insiste sur le fait que le peuple doit gouverner, c’est que ce dit la célèbre Charte de la Liberté. Abahlali y tient. La force et l’autonomie du mouvement nous obligent tous à œuvrer pour un monde équitable, un monde libre, un monde juste et un monde qui s’occupe de ses créations. Nous restons convaincus que la terre et la richesse de ce monde doivent être partagées de manière juste et équitable. Nous restons convaincus que chaque personne de ce monde a le même droit de contribuer à tous les débats et aux prises de décision sur leur propre avenir. Pour réussir, nous devons être humbles mais fermes dans ce que nous pensons être juste. Nous devons résister à tous nos geôliers, qu’ils soient de l'État, du parti ou de la gauche régressive, et prendre notre place comme leurs égaux dans toutes les discussions.

Nous savons aussi que le gouvernement sud-africain veut toujours faire bonne figure aux yeux de la communauté internationale et qu’il craint la honte et le déshonneur. Ils veulent montrer au monde Soccer City, mais cacher eTwatwa, Blikkiesdorp, la prison de Westville, les fourmis rouges, et les incendies des taudis dans tout le pays. Nous tenons à remercier tous les militants et organisations internationales qui ont fait part de leurs préoccupations contre la répression que nous avons subie, y compris ceux qui ont organisé des manifestations contre les diplomates sud-africains dans leurs pays respectifs.

Nous espérons que l’Afrique du Sud deviendra un des pays qui comptent pour le monde. Nous espérons qu’un jour notre société sera une source d’inspiration, plutôt qu’un choc pour vous. Comme Abahlali, nous nous sommes engagés à atteindre cet objectif. Mais présentement nous sommes condamnés à la lutte contre tous ceux qui essaient de nous garder confinés dans la pauvreté, tous ceux qui exigent que restions à notre place – notre place dans les villes, et nos places dans les débats. Nous avons reconnu notre propre humanité et la puissance de nos luttes pour forcer la reconnaissance totale de notre humanité. Par conséquent nous restons déterminés à continuer de refuser de rester à notre place.

* Nsibande Zodwa et Zikode S’bu - Abahlali baseMjondolo mouvement (Afrique du Sud).
Abahlali baseMjondolo, avec le Landless People's Movement (Mouvement des gens sans terre) (Gauteng), le Rural Network (réseau rural) (KwaZulu-Natal) et le Western Cape Anti-Eviction Campaign (Campagne d'anti-expulsion du Cap-Occidental), fait partie de la Poor People’s Alliance (Alliance des pauvres)– un réseau national de l’adhésion démocratique fondée des mouvements des populations pauvres.

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