« Si la justice guinéenne est défaillante, la CPI fera sont travail »

Au stade actuel, il est prématuré d’indiquer les coupables du massacre du 28 septembre 2009, selon le chef de la section de la Coopération internationale, Division de la compétence, de la complémentarité et de la coopération du Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI). La CPI, confie-t-il, est au stade de l’examen préliminaire qui consiste à déterminer si les actes qui ont été commis relèvent de la compétence de la Cour. Un premier bilan, effectué après des rencontres et des visites sur le terrain, a permis à la Procureur adjointe d’affirmer que la CPI est compétente pour connaître des actes visés en affirmant que les massacres du 28 septembre constituent des crimes contre l’Humanité. Mais, souligne Amady BA, «au nom de la complémentarité, c’est la justice guinéenne qui, au stade actuel, a l’obligation de mettre en œuvre ses propres procédures». Si elle s’avère défaillante, la CPI prendra ses responsabilités, prévient-il.

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La procureur adjointe de la CPI a effectué récemment une visite de travail en Guinée. Elle est arrivée à la même conclusion que les enquêteurs de la Commission internationale de l’Onu, c’est-à-dire que les événements du 28 septembre constituent un crime contre l’Humanité. Quels sont les éléments qui lui ont permis d’en arriver à cette conclusion ?

Amady Ba : Je pense que, d’ores et déjà, il faut camper le contexte. Il faut noter qu’il y a un consensus sur la Guinée. Au lendemain de ces évènements (28 septembre 2009, ndlr), la Communauté internationale, par la voix du Groupe de Contact International sur la Guinée (GCI-G), qui rassemble, entre autres, la CEDEAO, l’Union Africaine, l’ONU, les pays africains membres du Conseil de sécurité de l’Onu, ainsi que les membres permanents du Conseil, ont tous rappelé qu’il ne pouvait y avoir d’impunité pour les principaux responsables de ces crimes atroces qui seraient jugés soit par les autorités guinéennes soit par la Cour Pénale Internationale. Il ne pouvait y avoir de troisième option.

Le procureur lui-même, le 14 octobre 2009, a annoncé que la situation en Guinée était placée sous examen préliminaire. J’y reviendrai. Il a pris contact avec les chefs d’Etats de la sous-région, en particulier le chef de l’Etat burkinabé, Blaise Compaoré, médiateur dans la crise guinéenne, pour expliquer son action. Il a envoyé une délégation également auprès de son excellence le président Abdoulaye Wade et de la plupart des chefs d’Etat de la sous-région. Tous ont convenu que la justice devait suivre son cours, pour que de telles violences ne se reproduisent plus. La Guinée est un Etat partie au Statut de Rome, lequel est partie intégrante du système judiciaire guinéen. Ce qui facilite la tâche au Bureau du procureur (BDP).

Il faut retenir que cette mission de la Procureure, précédée d’une mission d’experts a confirmé l’annonce qu’avait faite le Procureur LMO, selon laquelle la Guinée est sous analyse préliminaire au lendemain des évènements. L’examen préliminaire, c’est une période avant l’enquête et l’ouverture d’une situation qui consiste à vérifier le sérieux des informations en notre possession.

A cet effet, la mission s’est rendu sur les lieux du crime, a rencontré les autorités politiques, administratives et judiciaires… Elle a également voulu se rendre compte de visu de la situation en allant au stade, en visitant les hôpitaux, les morgues qui ont reçu les personnes tuées ou blessées, en parlant avec le personnel médical, en rencontrant les ONG actives dans la promotion et la protection des Droits de l’Homme, les associations des victimes et les victimes elles-mêmes. Cette phase permet de voir un peu, par rapport aux éléments d’informations que nous avons eus depuis le 28 septembre, si les actes qui ont été commis relèvent de la compétence de la Cour Pénale Internationale.

C’est ainsi qu’un premier bilan a été effectué après ces rencontres et ces visites qui ont permis à la Procureur adjointe d’abonder dans le sens de la compétence de la CPI et d’affirmer que ce sont des crimes contre l’Humanité. Il y a eu des meurtres, des assassinats, des viols à grande échelle, des actes inhumains qui ont été commis sur la population civile. Et c’est la définition même retenue par les dispositions pertinentes du Statut Rome.

Ce n’est pas la Commission internationale qui a poussé le BDP à cette conclusion, mais c’est le BDP lui-même, au cours de cette phase préliminaire, qui en est arrivé à la qualification des faits de crimes contre l’Humanité. Nous avons recoupé des informations sur la base de ce que je viens de vous dire, c’est-à-dire en rencontrant, verticalement et horizontalement les autorités, les acteurs directs et indirects, en visitant les lieux. Nous sommes allés au stade, nous avons vu les professionnels médicaux et c’est ce qui nous a confortés sur la fait que ces actes dans leurs qualifications, relèvent du Statut de Rome.

Cela voudrait-il dire que Dadis Camara et les autres membres de la junte militaire, accusés dans ces actes, seront jugés ?

Amady Ba :Je répète qu’il y a trois phases dans une affaire relevant de la CPI. La première phase, c’est la phase préliminaire, c’est-à-dire celle qui se déroule actuellement et qui est la plus longue. C’est celle qui consiste à répondre à trois questions. Premièrement sommes-nous compétents au sens du Statut de Rome ? Deuxièmemetn, si oui, les autorités nationales ont elles engagé des enquêtes et des poursuites ? Si celles-ci sont engagées, ont-elles la capacité et la volonté ? Et troisièmement, les intérêts de la justice justifient-ils l’ouverture d’une enquête ? A ce stade, la CPI ne se focalise sur personne. Nous ne pouvons pas dire que Dadis Camara ou quelqu’un d’autre serait responsable au niveau de la CPI. Parce que la phase préliminaire ne permet pas, justement, à ce stade, au BDP, d’avancer de tels propos. Ce qui est clair, c’est que ceux qui ont la plus grande responsabilité dans la commission de ces actes doivent être jugés.

Pensez-vous que Dadis Camara pourrait bénéficier de circonstances atténuantes, d’autant plus qu’il a lâché du lest en acceptant de ne pas se présenter à la prochaine élection présidentielle ?

Amady Ba : Dadis Camara n’est pas encore coupable au stade de l’enquête préliminaire. Nous avons répondu à la première question de la phase préliminaire : sommes-nous compétents ? Nous avons dit oui, parce que les faits sont des crimes contre l’Humanité. Je vous ai dit que les autorités judiciaires guinéennes ont la responsabilité d’ouvrir des enquêtes et de poursuivre les auteurs qui ont commis ces actes. Et, tant que la justice guinéenne fait son travail, c’est-à-dire qu’elle procède aux enquêtes et poursuites, la CPI ne peut pas se saisir de la situation. C’est ce que l’on appelle la complémentarité. Donc, à ce stade, il serait prématuré pour le BDP de désigner un tel ou un tel autre comme coupable et de parler de circonstances atténuantes.

Nous sommes donc dans la seconde étape de la phase préliminaire. Quelles sont les informations dont vous disposez sur actes posés par les autorités guinéennes dans le sens de l’éclatement de la vérité ?

Amady Ba : Pour le moment, les autorités guinéennes sont en train de faire le travail. Trois juges ont été désignés et ils ont la responsabilité d’identifier les coupables. Maintenant, du côté du BDP, la phase préliminaire se poursuit dans la mesure où nous continuons de prendre contact avec les autorités guinéennes et les procédures qui se déroulent sont sous observation. D’ailleurs, nous nous rendrons encore sur place pour voir, depuis la date de notre dernière mission, ce qui a été fait en termes de poursuites et est la suite réservée à cette procédure. Donc, à notre niveau, nous ne sommes pas encore en mesure de vous dire que voilà tel est responsable.

Mais, selon nos informations, la CPI a été saisie par l’Onu qui, dans son rapport, a déjà désigné des coupables…

Amady Ba : Les rapports de la Commission internationale d’enquête de l’Onu et celui de la Commission nationale, quelles que soient leurs conclusions, ne lient pas le bureau du Procureur. Ce sont des éléments d’informations, comme tout autre élément d’informations, que nous avons commencé à recevoir le lendemain des évènements du 28 septembre.

Au niveau de la CPI, c’est le bureau du Procureur qui a la responsabilité de mettre en œuvre des procédures d’enquêtes ou de poursuites sur la base de ses propres investigations. Comprenez donc qu’aucun de ces rapports ne lie le Procureur. C’est pourquoi je vous dis qu’il est prématuré, à ce stade de l’enquête préliminaire qu’on appelle aussi l’examen préliminaire, de désigner des responsables au niveau de la CPI, c’est parce que tous les éléments d’informations que vous pouvez avoir sur les plans national et international ne sauraient constituer des éléments de preuves que le BDP a l’obligation lui-même de chercher. Le bureau du Procureur cherche ses propres preuves sur la base de ses propres enquêtes, avant de désigner les personnes qui ont la plus grande part de responsabilité dans cette affaire. Et au cas où la justice guinéenne n’aurait pas la capacité ni la volonté de poursuivre, au sens de l’article 17 du Statut de Rome, le BDP ferait sont travail.

Vous conviendrez néanmoins avec nous qu’entre le rapport d’enquête national et le rapport international de l’Onu, il y a une différence notoire…

Amady Ba : Oui, nous les avons lu comme vous et nous constatons que ces deux rapports ne vont pas dans le même sens, qu’ils n’ont pas les mêmes conclusions. Mais nous lisons ces rapports comme nous lisons toute communication envoyée à la CPI et nous recevons aussi des communications d’autres acteurs. Cependant, le bureau du procureur a l’obligation d’enquêter à charge et à décharge, comme le ferait un juge d’instruction national, en tenant compte, bien sûr, de toutes les informations reçues, mais en établissant surtout sa propre conviction au cas où la justice guinéenne serait défaillante ou n’aurait pas la volonté, au sens de l’article 17, de mener les enquêtes. Mais, à ce stade, je vous dis qu’au nom de la complémentarité, c’est la justice guinéenne qui a l’obligation de mettre en œuvre ses propres procédures.

Combien de temps dispose la justice guinéenne pour trancher cette question ?

Amady Ba : Nous ne pouvons pas enfermer la justice guinéenne dans des délais.

Et si le dossier traînait, est-ce que la CPI a la possibilité d’accélérer les choses ?

Amady Ba : C’est le moment de clarifier ce qu’on appelle « avoir la capacité » et « avoir la volonté ». L’article 17 dispose dans ses grandes lignes que la justice nationale a la primauté de la compétence, la CPI est compétente en deuxième ressort. Les deux justices sont complémentaires avec une primauté à la justice nationale.

Maintenant, qu’est-ce qu’on entend par absence de volonté de la justice nationale. Il y aurait, en gros, trois critères d’appréciation. Le premier est lié au fait que la justice nationale met en œuvre des procédures d’enquête ou des poursuites mais qui, au fond, ne rempliraient pas les conditions d’une justice juste et impartiale. C’est-à-dire que des enquêtes sont ouvertes, que des procédures sont mises en œuvre uniquement pour pousser à écarter la responsabilité de tel ou tel autre. Un simulacre de procédures, en fait.

Le deuxième critère est lié au temps. Une affaire qui tire anormalement en longueur est un élément d’appréciation de la volonté. Donc, il faut faire ces enquêtes et ces poursuites dans un délai raisonnable. Un délai raisonnable, en droit, a un contenu et le travail du procureur c’est aussi de veiller à ce que ces procédures se tiennent dans des délais raisonnables.

Troisièmement, c’est quand les enquêtes et les poursuites sont menées de manières non indépendante et non impartiale. L’indépendance, l’impartialité et l’intégrité de ces procédures sont également surveillées par le Procureur. Voilà les trois critères de la volonté. Quant à la capacité, elle est liée à l’effondrement d’un système judiciaire qui, même dans le cadre d’une justice normale, ne serait pas apte à faire son travail. Nous allons aussi vérifier le critère lié aux intérêts de la justice.

Restons dans les éventualités. Au cas où les verdicts guinéens n’agréeraient pas la CPI, est-ce que celle-ci peut ne pas en tenir compte ?

Amady Ba : Si les critères, tels que je viens de vous les expliquer, ne sont pas respectés, alors je dirais : oui ! La CPI peut donc avoir compétence si les intérêts de la justice le justifient.

Le fait de poursuivre des dirigeants même s’ils concèdent à quitter le pouvoir, ne participe-t-il pas à les pousser à s’accrocher à leur fauteuil ?

Amady Ba : Là, vous parlez d’un phénomène politique.

Nous appelons votre analyse…

Amady Ba : Au niveau du bureau du Procureur, nous sommes conscients qu’avec cette volonté déployée partout sur le plan national de lutter contre l’impunité, ces crimes, qualifiés d’odieux par tous, ne resteront pas impunis. Il y a, à ce niveau, un consensus général de l’opinion nationale, régionale et internationale qui rencontre aussi les préoccupations du Procureur : ces crimes ne doivent pas rester impunis. C’est le mandat du Procureur et il est judiciaire. C’est pourquoi le procureur ne peut pas s’engager dans des considérations politiques. Et qu’un dirigeant puisse rester dans son fauteuil, ce sont des combinaisons tout à fait politiques.

Le Groupe de Contact International sur la Guinée (GCI-C), lors de sa dernière réunion à Conakry, a demandé de revoir les sanctions prises à l’encontre des membres de la junte impliqués dans les massacres du 28 septembre, cela peut-il, selon-vous, avoir une influence sur les décisions de la CPI ?

Amady Ba : Vous soulignez encore une fois un fait politique. Le Procureur a un mandat judiciaire, celui de faire des enquêtes, de mener des poursuites pour des faits qualifiés de crimes de guerre, crimes de génocide ou crimes contre l’Humanité, quand la justice nationale compétente n’a pas la capacité ou n’a pas la volonté de faire ce travail. Mais il est obligé de veiller à cette phase préliminaire, malgré le consensus, malgré la volonté réaffirmée sur les plans national, régional et international d’appréhender et de punir les auteurs

Avec l’ONU, Amnesty international, la Commission nationale d’enquête, le GCI-C et la CPI, ne pensez-vous pas qu’il y a trop d’intervenants dans le dossier guinéen ?

Amady Ba : Les intervenants, quels qu’ils soient, ne gênent pas. Quels que soient la diversité des acteurs sur le terrain, le Procureur est indépendant, sa mission est judiciaire et aucune position d’organisations ne peut lier le Procureur. Et il n’y a pas de troisième option. C’est soit la justice guinéenne soit la justice internationale.

On reproche souvent à la CPI d’avoir des procédures très longues alors que les victimes sont souvent impatientes…

Amady Ba : C’est justement le gage de la sécurité juridique et judiciaire. Longue, c’est vous qui le dites. Ça dépend. Nous sommes obligés de faire nos enquêtes dans le respect strict des dispositions du Statut de Rome, sur la base des textes complémentaires qui s’appliquent mais surtout de la stratégie du Procureur. Ces enquêtes et poursuites sont faites sur la base de standards d’enquête, de principes standardisés, puisqu’on ne peut pas sauter une phase quelle que soit la volonté de donner justice aux victimes. Ce que vous dites longue, d’autres ne le considèrent pas ainsi, eu égard au gage de sécurité et à la volonté de respecter la loi et les règles standards d’enquête.

On reproche aussi à la CPI d’être plus diligente quand il s’agit de dirigeants africains que de dirigeants européens, qu’en pensez-vous ?

Amady Ba : Ce n’est pas vrai, il n’y a pas de critères géographiques de sélection d’une affaire. Les affaires qui sont pendantes devant la CPI sont au nombre de quatre : le Darfour, la RD Congo, l’Ouganda et la République centrafricaine. Trois de ces affaires nous ont été déférées par les Etats eux-mêmes. Donc, vous voyez que, contrairement à cette opinion, ce sont ces Etats eux-mêmes qui ont déféré à la CPI ces affaires. La seule affaire ouverte, sur la base de la saisine du Conseil de sécurité dans ces quatre situations, c’est le Darfour. Et dans toutes situations, le Procureur est obligé de suivre cette phase technique et scientifique, avant l’ouverture d’une situation.

Le procureur, dans ses enquêtes, ne tient pas compte d’un continent, il tient compte du crime qui est commis et procède à des enquêtes qui reposent sur des standards reconnus, des règles d’enquêtes extrêmement claires et je vous dis encore qu’il n’y a pas de critères géographiques de sélection d’une affaire. Tout se fait sur la base de règles et de techniques claires et transparentes. Sommes-nous compétents ? Si oui, au nom de la complémentarité la justice nationale agit-elle ou n’agit-elle pas ? Ou bien, troisièmement, est-ce que les intérêts de la justice peuvent justifier l’ouverture d’une enquête ? Voilà un peu ce qu’on peut répondre à cette préoccupation.

Le Procureur ne cible pas l’Afrique. Mais, en Afrique, malheureusement des crimes de notre compétence se commettent et je pense qu’il est du devoir de tout compatriote africain de demander que l’impunité ne soit pas une règle dans ce contient et qu’il faut offrir justice aux victimes ?

Certains agitent l’idée de la création d’un tribunal africain. Cette juridiction continentale pourra-t-elle aider la CPI dans son travail ?

Amady Ba : C’est peut-être une idée qui ne s’est pas encore concrétisée. Mais, à supposer qu’elle se concrétise, au non de la complémentarité, la CPI n’a aucun problème sur ce point. Et, je parle pour le bureau du Procureur.

* Amady Ba est chef de la section de la Coopération internationale, Division de la compétence, de la complémentarité et de la coopération du Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale. Cet entretien a été realise par Amadou Diouf et Ambroise Mendy, de la revue Première ligne (www.premièreligne.sn)

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