Sam Nujoma et ses 80 ans face à l’histoire
Le 12 mai 2009, Sam Nujuma aura 80 ans. Durant 50 ans, il a été le leader namibien le plus éminent et personnifie - comme personne d’autre- le patriarche, le chef de famille, dans l’histoire contemporaine du pays. Cette analogie correspond non seulement au titre de père fondateur que lui a conféré le Parlement lorsqu’il quitté ses fonctions à la tête de l’Etat, mais fait aussi référence à cette notion particulière de famille propre aux mouvements de libération.
Raymond Suttner, le militant clandestin de l’ANC qui a passé la plus longue période de détention cellulaire dans l’histoire de l’Afrique du Sud, traite de ce thème dans son livre ‘’ The ANC underground in South Africa’’, publié en 2008. L’organisation de libération représentait une notion particulière de la famille. Il y avait une suppression du personnel au profit du collectif. Au jugement individuel (et donc l’autonomie) se substituait la décision collective des dirigeants. Selon Suttner cette ‘’ culture guerrière, cette tradition militariste n’est pas faite que d’héroïsme mais comportait souvent des abus de pouvoir, particulièrement à l’encontre des femmes’’.
Suttner a basé son étude sur des entretiens avec des militants, chez eux ou en exil. Il conclut : ‘’ L’implication dans une révolution a un impact sur la conception de ce qui est personnel. La demande prépondérante de sacrifice et de loyauté à quelque chose de plus grand que soi a pour corollaire la négation de l’intimité ‘’. Pour dire les choses différemment, l’intimité de la famille était remplacée par le chef suprême qui se substituait à l’alter ego.
Il n’est donc pas surprenant que Sam Nujoma, le père politique de l’indépendance de la Namibie (les mères sont évidemment absentes) incarne ce modèle de façon si prononcée. Il préfère se présenter comme une figure de proue militaire (plutôt que diplomatique) et afficher les vertus d’un homme sans compromis, avec l’accent mis fermement sur l’homme plutôt que sur l’humain. Pour preuve, il a été édifié dans les faubourgs de Windhoek, dix ans après l’indépendance, au Heroes Acre, un monument commémoratif en pierre et en métal, similaire à celui d’Harare et fabriqué par la même compagnie Nord Coréenne. La persistance du gospel militaire de la libération est révélatrice. La taille excessive de la statue du ‘’soldat inconnu’’ et la physiognomonie du leader dans le relief ne laissent guère de doute quant à l’intention. La subtilité n’a jamais été une vertu de la culture politique namibienne.
Le symbolisme monumental, l’autobiographie de Nujoma ‘’ Where others wavered’’, qui a servi de scénario à des films d’un coût jusque là inégalé pour le contribuable namibien
(pour des professionnels de Hollywood et non pour des figurants locaux) est tout aussi parlant. Egalement significatif, le choix d’une citation des temps de la lutte comme titre de la biographie de Nujoma qui se termine à l’indépendance, bien que le livre n’ait été publié que dix ans plus tard. Le leitmotiv résume la situation : ’’ Le jour où l’histoire d’une Namibie libre et indépendante sera écrite, le SWAPO y figurera comme celui qui a résisté là où d’autres ont vacillé : il s‘est sacrifié pour la cause sacrée de la libération là où d’autres ont cédé aux compromissions’’
Un entretien approfondi et exclusif, accordé au magazine ‘’ New Africa’’, en novembre 2003, confirme ce point de vue particulier à propos de la libération. Lorsqu’il lui a été demandé pourquoi il a envoyé ses trois fils dans bataille - comme il le prétend dans sa biographie- , Nujoma a répondu : ‘’ la lutte devait être menée par tous les Namibiens’’. Lorsque le journaliste lui a demandé ce qui aurait été gagné si tous trois avaient péri, Nujoma lui a répondu : ‘’ Que voulez-vous ? La libération de notre pays devait être menée par tous les Namibiens, sans considération de rang’’
La mentalité de combat ne laisse de place ni aux doutes ni au deuil. Le journaliste fait référence au massacre de Cassinga, avec le bombardement par l’armée sud africaine d’un camp de réfugiés dans le Sud de l’Angola à la fin des années 70 et le qualifie ‘’d’évènement très choquant’’. Nujoma, en guise de réponse se lance dans une vive description de l’horrible attaque : ‘’ le 4 mai 1978, les Boers ont envoyé une vague d’avions Buccaneer au-dessus de Cassinga. Les premières bombes qu’ils ont lancées étaient remplies de gaz toxiques, d’armes biologiques qui ont détruit l’oxygène de l’air et ont conduit à l’effondrement de nos gens. Les Boers ont envoyé une deuxième vague de Mirage incendier le camp. Puis ils ont envoyé des hélicoptères qui ont largué des parachutistes dans le camp. Ceux-ci ont tiré ou tué à la baïonnette ceux qui avaient survécu aux bombardements. Comme vous l’avez dit justement, ils ont tué plus de 1000 personnes et fait beaucoup de blessés. Ils ont même emmené quelques-uns de nos gens’’
De nouveau aucune manifestation de sympathie. Mais le journaliste continue : ‘’ Lorsqu’une telle situation se produisait pendant la lutte, comment est-ce que vous le ressentiez. ? Est-ce que vous avez pleuré ? Est-ce qu’une fois vous avez pleuré ?’’ Et Nujoma de répondre :’’ A ce moment j’était à New York pour négocier avec le régime de l’Apartheid et le groupe de contact composé du Canada et de l’Allemagne ( pays non membres du Conseil de Sécurité) et la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis (pays membres). On a quitté la réunion et nous sommes retournés en Afrique. Nous nous sommes réorganisés et nous avons intensifié la lutte’’.
C’était comme si la lutte était une affaire purement technique, juste de la chirurgie, ne concernant aucune personne humaine mais seulement des pantins inanimés. La rhétorique de la libération peut être envahissante. Son cadre est défini par le paradigme de la victoire ou/et la défaite et ne laisse aucune place à l’empathie, bien moins aux larmes et au chagrin. Il est possible- regrettablement- qu’une telle attitude soit nécessaire si on veut avoir une chance de survie et au bout du compte de remporter la lutte contre les Boers. De tels témoignages peuvent aussi offrir un aperçu du processus qui transforme le vainqueur libérateur en un bourreau dès lors qu’il détient le pouvoir. Ils ont donné leur humanité et en échange ils attendent une loyauté inconditionnelle en toutes circonstances, cette loyauté étant comme un acte de patriotisme et de service continuel.
Une telle mentalité ne fait aucune place à la retraite. On peut abandonner ses fonctions mais on reste un chef avec des responsabilités. Il est bien possible que la première génération anti-colonialiste doive être de cette nature même si, ce faisant, elle limite la libération et fait cher payer la souveraineté nationale à beaucoup de gens.
L’autodétermination dans un Etat souverain n’est pas l’équivalent de liberté individuelle
(pour ne pas mentionner l’égalité sociale dans des termes économiques). Mais elle a déplacé la lutte pour une véritable émancipation. Nous sommes redevable à Sam Nujomas et à d’autres comme lui, pour avoir atteint cette phase de violence dans laquelle lutter pour nos droits.
Ils ont sacrifié leur humanité pour les autres mais attendaient que les autres fassent de même. L’Histoire va-t-elle les absoudre ?
* Henning Melber est le directeur exécutif de la fondation Dag Hammarskjöld à Uppsala en Suède. Il a rejoint la SWAPO en 1974. Une version abrégée de ce texte a été publiée dans le numéro du mois de mai de ‘’ Insight Namibia’’
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