L’Afrique et les drames de l’émigration

Ce flot vers l’Europe qui ne tarira jamais

Les Etats africains préfèrent évacuer une question qui est le signe de leur propre échec. Les jeunes qui partent, avec la certitude de jouer leur vie à la roulette russe, matérialisent la faillite des politiques d’emploi et le désespoir qui s’attache à des vies dont le futur semble sans issue.

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Dans certaines cultures africaines, voyager relève d’un acte initiatique. On ne devient homme que quand on a quitté les siens pour aller loin, pour découvrir d’autres hommes et d’autres cultures, pour se confronter aux réalités véritables du monde. Il s’agit d’aller loin du confort et de la sollicitude d’une mère, loin de la protection d’un père. Partir c’est s’éprouver, revenir c’est enrichir les siens de ce qu’on a appris dans l’autre monde. Cette culture marque les Soninkés. Ces derniers peuplent un territoire à cheval sur le Sénégal, le Mali et la Mauritanie. Dans cette contrée, les villages sont vides. Les maisons ne résonnent pour l’essentiel que du rire des femmes et des cris des enfants. Les hommes sont partis. Ils ont émigré ailleurs dans le monde. C’est l’un des peuples les plus mobiles d’Afrique. Leur mobilité dure depuis l’empire du Ghana (VIIIe - XIe siècle),

 

A Diawara, un village soninké situé à 800 kilomètres de Dakar, posé le long du Fleuve Sénégal qui sépare le Sénégal du Mali et de la Mauritanie, plus de 50% de la population possède la nationale française. Ce sont presque tous des migrants de retour, venus se réinstaller dans leur terroir d’origine, une fois leurs parcours européen ou africain achevés. Ceux qui ne sont pas encore rentrés ont laissé leurs épouses et leur descendance dans  des résidences luxueuses. Les maisons qui poussent à Diawara respirent un confort insoupçonné. Téléviseur, réfrigérateur, climatiseur, etc., tout est derrière les murs. Si loin de Dakar, dans un milieu rural où la pauvreté affecte  70% de la population[1],  on ne se l’imagine guère.

 

Chaque mois, depuis la France, l’Allemagne, l’Italie ou ailleurs, les émigrés envoient l’argent nécessaire à la dépense mensuelle. Frais de santé, frais de scolarité, tout y passe pour assurer l’intendance familiale. Chez les Soninkés, la réussite dans l’émigration se mesure à l’aisance dans laquelle on installe sa famille laissée au village. Les transferts de fonds sont considérables. En 2015, la Banque mondiale évaluait les virements d’argent issus de l’émigration à 601 milliards de dollars, dont 441 milliards vers des pays en développement. Au Sénégal, ce sont environ 2 milliards de dollars qui ont alimenté ce circuit. Cela représente plus que l’aide publique au développement.

L’argent envoyé n’est pas seulement pour les familles. Il participe aussi au développement communautaire. Depuis l’application des plans de redressement financier imposés par le Fonds monétaire et la Banque mondiale dans les années 1980, puis des plans d’ajustement structurel dans les années 1990, les Etats africains ont tourné le dos au développement social, ne construisant plus ni hôpitaux ni centres de santé, encore moins des écoles, privatisant et licenciant à tours de bras. Ces politiques commencent à changer aujourd’hui. L’Afrique est un continent où depuis une dizaine d’années les taux de croissance tournent en moyenne autour de 5%, mais les dégâts du passé sont incommensurables. La reconstruction est difficile.

Sortir ma mère de la pauvreté

Des décennies durant, les populations qui ont pris leurs destins en main. Durant cette période où les Etats ont fui leurs responsabilités sociales, sous la pression des pays occidentaux et des institutions financières internationales, le développement communautaire était devenu l’affaire des émigrés. Ce sont eux qui ont construit les écoles et les centres de santé, foré des puits ou financé des châteaux d’eau. Ceux qui prennent le chemin de l’exil aujourd’hui sont investis des mêmes espoirs. Ils ont vu un voisin ou un cousin «sortir sa mère de la pauvreté» grâce à l’argent gagné dans l’émigration et ils n’ont que ce leitmotiv à la bouche quand ils se lancent sur les routes du désert, passant par la Libye ou le Maroc, pour finir en Europe.

La plupart ont un point de départ. Ils ne se connaissent pas un point d’arrivée. Ils s’installeront là où les solidarités leur offriront asile. La plupart se perdront en chemin pour mourir de soif dans le désert ou pour se noyer dans les eaux de la Méditerranée. Mais personne ne pense partir et revenir «les mains vides». Plutôt mourir que d’affronter les regards de ceux qu’on a laissés derrière.

Ces mouvements d’exode ne sont pas une nouveauté. Les migrations ont façonné les pays africains et sont une partie de leur histoire. Les premières tendances ont commencé à se dessiner dès les indépendances. Les départs ne visaient pas l’Europe. Ils étaient surtout intérieurs au continent africain. Les pays principaux de destination étaient la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest et la République démocratique du Congo (ex-Zaïre) en Afrique centrale. Aujourd’hui encore, les deux tiers des migrations africaines se déroulent en Afrique et se font vers les pays pétroliers comme le Gabon et la Guinée Equatoriale, là où l’or noir fait encore illusion malgré les rafles et les expulsions.

Les migrations vers les pays du Nord concernent  moins d’un tiers des flux migratoires au départ de l’Afrique, même si des milliers d’Africains font partie des 700 000 migrants qui ont traversé la Méditerranée pour débarquer en Europe en 2015, selon l’Organisation internationale des migrations.

Sans perspective d’emploi

C’est à partir des années 1970 que les flux de population en direction de l’Europe ont commencé à s’intensifier. En plein essor économique, les pays européens avaient besoin de cette main d’œuvre pour occuper des emplois sans qualification.  L’image de l’ouvrier immigré dans les chaines de montage automobile ou de l’éboueur noir dans les rues de Paris fera son chemin. Jusqu’au milieu des années 1980, il n’y avait nul besoin, pour un ressortissant des pays anciennement colonisés par la France, de posséder un visa pour entrer dans ce pays. Dans cette liberté de circulation, le flux des personnes était constant. Assuré d’un retour dans son pays et d’un nouveau départ possible vers le lieu d’immigration, l’immigré ne restait en Europe que le temps du labeur. Les vacances le renvoyaient auprès des siens et le regroupement familial était un luxe inutile.

La fermeture des frontières européennes s’est opérée dans un contexte où les économies africaines entraient dans une phase de crise. Les politiques de redressement économique et financier mises en place sous l’injonction de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international commençaient à faire effets. Les politiques d’ajustement structurel s’ensuivront. Déstructurés, les Etats alors ont commencé à s’effondrer. Les universités formaient des diplômés sans emploi ni perspective d’emploi. Les entreprises fermaient pour gonfler la masse des chômeurs. Pour les centaines de milliers de jeunes qui se retrouvaient sans perspective, l’émigration devenait la seule issue. Et le flux commença à se mettre en place à partir des années 1990.

L’Europe, retranchée derrière ses frontières, ne vivra qu’une illusion de sécurité. Les frontières ne peuvent jamais être étanches. Bloqués par les restrictions apportées dans l’attribution des visas, les migrants africains ont trouvé des chemins alternatifs. Passant par le Maroc ils ont fait de Ceuta et Melilla les portes vers un nouvel espoir.

Au Sénégal, l’histoire de ces voyages par pirogue vers l’Espagne a commencé de manière anecdotique. C’est en cherchant le poisson qui se faisait rare sur leurs côtes et dans les eaux mauritaniennes, que des pêcheurs de Saint-Louis se sont retrouvés au large de l’Espagne. A des milliers de kilomètres de leur point de départ. Leur histoire commence alors à se raconter et d’autres pêcheurs y trouvent l’idée de se transformer en passeur. Ils agrandissent leurs pirogues, embarquent des aventuriers par centaines et lancent l’émigration irrégulière. Elle atteindra son apogée entre 2007 et 2009.

Des centaines de migrants irréguliers mourront, perdus dans la mer. Le scandale s’étalera aux yeux du monde en 2006, avec ces pirogues dont la moitié voire la totalité de la cargaison finissait dans les flots, noyée ou disparue. Des histoires macabres ont accompagné leurs odyssées. Délire et folie durant les jours passés en mer, camps de rétention pour ceux qui ont pu débarquer à destination et retour forcé au pays après une aventure avortée, sans avoir accès aux droits les plus basiques.

Ceux qui voyagent à travers le désert ne connaissent pas un meilleur sort. Traversant le Sahara par le Mali et le Niger entre les mains d’aventuriers, ils finissent en Libye ou en Tunisie, attendant l’embarcation qui les déposera de l’autre côté de la Méditerranée. L’odyssée coûte parfois 1 000 à 2 000 euros, souvent financés grâce à la tontine gagnée par la maman, un titre foncier vendu par le père ou des bijoux échangés sur le marché.

A l’heure des actualités, quand le décompte macabre des drames s’étale, une certaine lassitude prédomine dans l’opinion publique. A force de les entendre, les bilans n’émeuvent plus. Mille morts sonnent comme un mort. Le cadavre d’un enfant qui échoue sur une plage ou le corps d’une femme enceinte rejetée par les vagues ne choque guère. Les morts sont «sans visage» et les chiffres restent abstraits. Il faut que le drame entre dans une famille ou dans un village, pour que l’émotion dépasse le hochement de tête. Ce qui est rare. Les histoires qui se racontent parfois restent trop globalisantes pour renvoyer à des drames personnels auxquels il serait possible  d’attacher un tel ou tel. Un Erythréen, un Syrien, ou un Irakien qui disparaît dans la Méditerranée n’évoque pas grand-chose de ce côté ci du monde. C’est peut-être la raison pour laquelle les solidarités sont si difficiles à bâtir au Sud, pour faire face à ce scandale.

Silence des Etats africains

L’émigration est souvent un drame caché. Du fils parti on ne parle guère tant que les nouvelles de sa réussite n’ont pas été attestées. Certains attendent ainsi des personnes qui ont disparu depuis plus d’une décennie, accrochés à l’espoir qu’un jour tombera la nouvelle qu’ils sont en vie.

A un niveau plus global, les Etats africains préfèrent évacuer une question qui est le signe de leur propre échec. Les jeunes qui partent, avec la certitude de jouer leur vie à la roulette russe, matérialisent la faillite des politiques d’emploi et le désespoir qui s’attache à des vies dont le futur semble sans issue.

Il y a dix ans, quand des pays comme le Sénégal se sont alliés avec les gouvernements européens pour s’impliquer dans le programme Frontex (Frontières extérieures), les candidats au départ avaient crié à la trahison. Les gendarmes patrouillaient alors le long des plages pour faire avorter les tentatives de départ par les pirogues.  Le flot ne s’est pas tari pour autant. Il a dévié pour alimenter les routes du désert. Les jeunes continuent de partir. Si la Libye constitue le pays du chaos, ils pensent que c’est dans ce désordre qu’ils ont le plus de chance d’embarquer vers une nouvelle vie.

En avril 2015, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), annonçait le décompte de 1 700 morts rien que pour ce mois. Le silence de l’Union africaine sur ce drame avait indigné. Les rares prises de position dans les capitales africaines se limitaient à des postures de regrets et de condamnation. Personne n’offrait des pistes de solutions. Tous attendaient le Sommet Europe-Union africaine prévu à Malte, en novembre 2015, pour aborder le problème de l'immigration irrégulière.  Encore une fois, le destin du continent était soumis aux bonnes grâces des autres.

L’Ue a promis 1,8 milliard d’euros, en attendant les contributions des Etats, mais ces milliards ne sont pas une solution. Ils vont s’épuiser, laissant toujours le système qui fabrique les exclus de la société, voire la misère. Mieux, le jeune Soninké pensera toujours à partir. Que ce soit vers l’Europe ou vers l’Afrique, il accomplira son parcours initiatique.

NOTES

1) Agence nationale de la statistique et de la démographie (A l’écoute du Sénégal, 2015)

 

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Tidiane Kassé est rédacteur en chef de l'édition française de Pambazuka News

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