Sénégal : Un rêve peut-il mourir?

Pour un pays qui a vécu sa version du rêve de la libération populaire à travers l’alternance politique de 2000, les soulèvements populaires tunisiens et égyptiens, algériens et libyens, titillent la nostalgie de la rue pour bien de sénégalais. Au delà- des poncifs médiatiques, qui prédisent une vague d’éboulements subversifs qui débarrasseront les pays africains, tour à tour, de leurs tyrans en sursis, la question de la révolte est fortement ancrée dans l’imaginaire post-alternance sénégalais. Mais c’est une révolte qui sourd plus qu’elle ne déborde.

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Christoph

La révolution dont le Sénégal a besoin est d’une autre nature que ce à quoi on assiste dans les pays arabes d’Afrique. Elle ne se fera pas seulement dans la rue. Cette révolution se fera contre des pratiques grégaires qui musellent le peuple en l’entretenant dans un obscurantisme absolu et absolument abrutissant. La révolution se fera contre la fuite en avant ; elle se fera contre le fatalisme et la haine de soi. La révolution se fera contre la faim qui tiraille et contre la précarité qui transforme de dignes pères de famille en pantins. La révolution se fera contre des traditions ataviques qui stigmatisent une grande minorité sous prétexte qu’elle est « castée », et freine ainsi l’éclosion de talents essentiels au développent humain, social et économique.

Malgré l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs privés fougueux qui s’appuient sur des mécanismes d’investissement et d’ouverture mis en place par le régime libéral—une bonne chose en soi—et qui brisent justement certaines barrières idéologiques d’une stratification sociale rigide, des procédés opérants sont à l’œuvre qui traduisent une restructuration des mœurs à l’échelle de la société, sur la base de la richesse et de la capacité à paraître. La révolution dont il doit être question est alors une réforme de fond dans la forme de vie et dans le comportement, dans la méthode d’être et de faire.

Mais la révolution, ainsi comprise, ne viendra pas de l’élite dirigeante ou pensante. La plupart des intellectuels sénégalais sont confinés dans une posture ambiguë qui peine à satisfaire les intérêts contradictoires qui sollicitent leurs allégeances diverses. Ils sont, pour la plupart, cramponnés aux titres, aux fastes et privilèges. La libération ne viendra pas non plus des politiciens, fermement campés, avec une constance sidérante et quelque peu contreproductive, dans une attitude libidinale insatiable : face à l’argent et au pouvoir, la consécration, les honneurs et les pulsions charnelles.

La libération ne viendra certainement pas de la classe religieuse, véritable pilier de l’oppression multiforme du peuple. Les marabouts, traditionnellement vecteurs de l’équilibre social, sont devenus non seulement complices du pouvoir politique mais sont activement et entièrement dévoués à la perpétuation d’un système coercitif à tous les niveaux, car il y va de leur propre survie.

Un exemple édifiant. Lors de sa présentation de vœux durant le Magal 2011 (1), le ministre de l’intérieur demande au Calife général de prier « pour un bon comportement des Sénégalais ». Cette requête du ministre dit tout le simulacre du « Contrat Social » sénégalais. L’autorité étatique qui condamne la critique et la contestation comme des formes de déviation du ‘bon’ comportement s’asservit ainsi des guides religieux armés d’outils idéologiques d’autant plus puissants qu’ils puisent aussi aisément dans le registre de l’orthodoxie de la pratique religieuse que dans celui du patrimoine légendaire de grandes familles maraboutiques dont l’exemplarité allierait résistance à l’oppression étrangère et aspiration transcendantale, façonnant ainsi le cadre mental du talibé et canalisant l’action ou l’inaction du citoyen dans le jeu social.

Certains de ces entrepreneurs ‘éclairés’ en vogue drainent les masses jeunes à la manière des stars des églises pentecostales ; ils proposent des voies de réalisation individuelle et sociale, d’enrichissement et d’acquisition de statut dans un système de marché plus ou moins ouvert. C’est qu’au-delà de la crise réelle et visible, de la survie, de l’éducation, de la formation et de l’emploi, la dégradation des valeurs tant lamentée, dans la dévalorisation de l’homme, dans l’effritement de la loyauté et la confiance mutuelle, dans le dérèglement des relations humaines, dans la disparition de la sacralité de la parole donnée et de la sacralité du corps, etc., prend racine dans une osmose entre les élites politiques et une partie des élites religieuses qui neutralisent tout un peuple.

Au moment où une reconfiguration des sociétés, dans le Maghreb arabe mais aussi ailleurs, est entrain de s’opérer autour d’un mouvement de libération qui dit toute la créativité des peuples à exprimer leur désir de vivre dignement tout en se réinventant de nouveaux repères, l’attachement au rituel du vote comme expression dominante du choix de société et de liberté semble une bien fragile stratégie. Il est évident que la révolution, dans le contexte actuel, ne se fera pas dans les urnes : le rituel du vote et la préparation au rituel du vote en permanence ont tué tout débat constructif et toute forme de créativité dans la sphère publique.

D’aucuns semblent trouver du réconfort dans l’idée que les Africains du sud du Sahara n’auraient pas la maturité des maghrébins qui ont mené les vagues de soulèvement. Mais le personnage emblématique du diplômé chômeur, rat de facebook et twitter, qui virevolte dans la cyber-sphère et noie ses ambitions frustrées dans une saga d’auto-négation n’a rien de particulièrement maghrébin ; c’est le portrait-robot de milliers de ‘jeunes’ africains, pas toujours très jeunes en âge mais confinés cependant dans la jeunesse, malgré eux, sous tutelle d’une autorité hiérarchique qui va des parents au marabout, en passant par le seul salarié du quartier qui offre souvent le thé.

Par ailleurs, l’économie informelle dont dépendent des milliers de familles n’offre plus les mêmes possibilités qu’auparavant. Diplômés et non diplômés se trouvent, dans ce sens, confrontés à la même conjoncture socio-économique tandis que la jeunesse est devenue une catégorie socialement déclassée qui n’a ni projet, ni passion, ni références ni futur.

La restructuration des modes d’alliance et d’incorporation en cours, aussi bien dans les associations politiques que dans les organisations civiles, indique une reconfiguration profonde des modalités d’accaparement et de redistribution des ressources dans un contexte de pénurie mais aussi d’émergence de nouvelles forces contestataires. Il est clair que les mécanismes de corruption sur lesquels le régime libéral s’est appuyé toutes ces années pour financer un ‘recrutement’ agressif de membres dans les partis de l’opposition ont atteint leurs limites.

Comme bien d’autres qui sont passés par là, le régime libéral est entrain de mourir d’une mort lente au fur et à mesure que les technologies de reproduction qui le maintiennent en place s’érodent. Il se bouffe à travers une sclérose qui fermente au sein d’un parti-Etat qui est tout simplement entrain de s’affaisser. C’est un régime qui aura été marqué par la manipulation, la division et la persécution et très peu d’actes qui visent à encourager la cohésion nationale.

Si le rêve ne meurt jamais, qui portera celui de la libération ? Qui portera le combat pour la justice ? Qui ressuscitera l’espoir ? Certainement pas le père du « Sopi », celui-là même qui nous toise, suffisant et narquois. Selon lui la gueule du peuple, cette grande gueule sénégalaise ne connaitrait de répit que dans le sommeil. Il se trouve que cette gueule béante n’est plus que le conduit de volontés prostrées mais elle a encore la force de hurler, indocile : « Président, allez-vous en »!

NOTES
(1) – Le Magal est une cérémonie religieuse annuelle qui commémore le départ pour l’exil du fondateur de la confrérie mouride, Cheikh Ahmadou Bamba. Il avait été conduit au Gabon sur condamnation du pouvoir colonial français.
(2) – Sopi signifie changement. C’est le slogan de ralliement politique véhiculé par le président Wade depuis son combat dans l’opposition.

* Amy Niang poursuit des études en PhD à l’Ecole des sciences socials et politiques (School of Social and Political Studies) d’Edinburgh

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