Paix et sécurité : Les occasions ratées dans la Corne de l’Afrique

La sécurité des personnes doit occuper une place de choix dans le règlement des conflits dans la Corne de l’Afrique. Il faut favoriser les partenaires qui protègent leur peuple – qu’il s’agisse d’acteurs étatiques ou non étatiques – et non ceux qui prétendent protéger les intérêts de l’Occident. Et il faut demander à tous les Etats de la région de se conformer aux « conventions internationales ». Telles sont les conclusions d’un nouveau rapport de Chatam House élaboré par Sally Healey, intitulé « Occasions ratées dans la Corne de l’Afrique : Comment les conflits se nouent et les accords de paix se dénouent ».

Les conclusions, malgré leur formulation diplomatique, se résument en une critique à peine voilée de l’extérieur et, surtout, de la politique occidentale dans la région. Mais l’analyse sous-jacente fournit une boîte à outils conceptuelle qui permet de mettre en cause les concepts utilisés plus généralement pour comprendre les conflits.

Le rapport porte sur trois processus de paix dans la Corne de l’Afrique – l’accord d’Alger de décembre 2000 entre l’Ethiopie et l’Erythrée ; le processus national de paix et de réconciliation d’octobre 2004 en Somalie, et l’accord global de paix de janvier 2005 au Soudan.

Chacun de ces trois processus est unique en son genre, mais la caractéristique commune la plus évidente est que les résultats sont mitigés. L’accord d’Alger n’a pas débouché sur un règlement définitif entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Les deux instruments créés à Alger pour aider à parvenir à une paix définitive – la commission des frontières et la force des Nations Unies – se sont essoufflés. Les deux côtés ne sont pas allés jusqu’à la guerre ouverte, mais l’hostilité persiste et se manifeste par procuration ailleurs dans la région, surtout en Somalie.

Le gouvernement fédéral de transition, créé pour la Somalie, par le processus de paix de Mbgathi, continue d’exister et « jouit » de la reconnaissance et de la légitimité internationales, mais s’est révélé incapable d’imposer son autorité à l’intérieur du pays. Et l’intervention de l’Ethiopie pour instaurer son autorité par la force a simplement provoqué une sédition, en partie anti-Ethiopienne et en partie islamiste. Le résultat, pour reprendre les termes de Healey, a été de créer des « conditions qui sont pires que celles qui prévalaient avant le démarrage du processus de paix ».

Par conséquent, en comparaison, l’accord de paix du Soudan se révèle être un grand succès. Le sud a réussi à mettre en place son propre gouvernement avec son armée autonome, de même qu’il a pu participer au gouvernement à Khartoum, et les deux parties comptent sur le texte de l’accord pour gérer leurs relations. Mais la délimitation des frontières, surtout dans les régions riches en pétrole, objet de la convoitise des uns et des autres, n’augure pas de lendemains enchanteurs.

Les réactions au recensement qui vient de s’achever seront déterminantes et pourraient retarder le processus devant déboucher sur le référendum ou l’indépendance du sud prévu pour 2011. L’absence de confiance, de volonté et de capacité a donné naissance à des dérapages dans le passé et pourrait, encore une fois, être aggravée par le conflit au Darfour.

Mais, malgré ces différences, des thèmes communs sont apparus. Le premier, c’est ce que Healey a identifié comme « La prévalence de la politique de l’identité et des processus de formation et de désintégration de l’Etat ». Bien que cela puisse sembler évident, ce thème mène à un autre point commun plus spécifique ; la manière dont les « interactions entre les Etats de la région appuient et maintiennent les conflits à l’intérieur de manière systémique ».

Cette interaction devient particulièrement complexe, si l’on tient compte du contexte mondial de la « guerre contre le terrorisme » comme un prisme souvent déformant à travers lequel les pouvoirs extérieurs perçoivent les conflits qui ont d’autres causes plus complexes.

L’institution régionale la plus susceptible de prendre la direction des affaires en matière de règlement des conflits [IGAD] est handicapée, pour dire le moins, par le fait d’être composée d’Etats dont la rivalité ou l’incapacité constitue le problème. Healey conclut qu’ « à long terme, le changement économique et une interdépendance économique croissante... semblent être les facteurs de stabilité les plus probables ». Mais le changement économique a peu de chance de se produire sans la stabilité qui est censée en être la conséquence.

Les quatre principales conclusions auxquelles Healey est parvenu sont stimulantes et leur champ d’application plus large. D’abord, soutient-elle, il y a lieu de tenir compte de « la longue tradition d’amitié et d’hostilité » dans la région, étant donné que les conflits actuels sont considérés par les participants comme faisant « partie intégrante d’un long continuum de guerre ». Les personnes venues de l’extérieur doivent donc reconnaître que leur influence est limitée, et leurs objectifs doivent être modestes.

Mais il est tout aussi important de reconnaître que c’est l’Etat lui-même qui est souvent le problème. L’analyse traditionnelle en termes d’Etats « faibles » et « forts » et l’approche familière de la « construction étatique » peuvent ne pas suffire pour rendre compte réellement des principales caractéristiques d’Etats comme le Soudan et l’Ethiopie. Ces deux Etats sont bâtis autour de pouvoirs centraux qui ne sont sûrement pas faibles et qui ont des origines historiques, mais qui ont été dans une situation de contestation et de lutte, d’une manière ou d’une autre, pendant plus d’un siècle, avec les populations à la périphérie ; et dans des zones frontalières instables avec une longue tradition de résistance à l’incorporation.

D’où les mérites de l’approche de « complexe de la sécurité régionale » qui souligne la manière dont les problèmes de sécurité de chaque pays entrent en interaction avec et parfois exacerbent ceux des voisins d’une manière qui rend difficile la distinction entre les considérations d’ordre interne et la politique « étrangère ».

Le même processus bidirectionnel peut être perçu comme étant à l’oeuvre dans l’influence des programmes mondiaux. Puisque les grandes puissances de l’extérieur perçoivent les problèmes de la région à travers le prisme déformant de leurs propres préoccupations, les acteurs locaux sont souvent enclins à présenter leurs propres rivalités internes en des termes susceptibles de bénéficier de l’appui des acteurs mondiaux.

Les fluctuations notées dans les relations entre l’Ethiopie et la Somalie, qui rappellent celles des superpuissances rivales au moment de la guerre froide dans les années 70, peuvent être citées à titre d’exemple. Plus récemment encore, l’insistance avec laquelle les Etats-Unis perçoivent les conflits dans la région, quelle que soit la complexité de leurs causes et de leur dynamique, à travers le prisme réducteur de la « guerre contre le terrorisme » n’a poussé qu’à faire empirer la situation. Healey conclut : « Elle a polarisé les parties et réduit l’espace de médiation. Les étrangers qui s’intéressent à la médiation ont besoin de répondre judicieusement aux allégations de terrorisme portées contre les diverses parties prenantes au conflit dans la Corne de l’Afrique et de chercher à développer un espace de dialogue ».

D’où ces autres conclusions : impartialité envers tous plutôt que de faire deux poids deux mesures en faveur des amis et ennemis supposés de l’Occident ; sécurité des personnes et priorité aux partenaires qui la respectent, plutôt qu’une conception militaire et étatique de la sécurité et de la légitimité.

De bonnes conclusions – mais à qui sont-elles adressées? Ici nous sommes confrontés à la même circularité paradoxale identifiée par Healey dans le processus de paix en Somalie. Cela peut paraître raisonnable de rechercher la paix en emmenant autour d’une table les diverses parties prenantes au conflit et de classer le collectif qui en résulte comme « gouvernement provisoire ».

Quelque répugnants que puissent être certains ou tous les participants, la realpolitik dicte sûrement leur inclusion puisque ce sont des acteurs qui ont de l’influence sur le terrain où les choses se font. Mais puisqu’ils constituent en même temps le problème, de telles « solutions » imposées de l’extérieur ne font que rendre le problème plus ardu – moins violemment si vous êtes chanceux.

Mais une approche basée sur la sécurité des personnes et sur la société civile, pour attrayante qu’elle soit, est à peine susceptible d’être acceptable aux acteurs étatiques ou prétendus tels qui tirent leur pouvoir du rejet ou du travestissement d’une telle approche.

Il n’y a pas de réponse théorique à ce dilemme et la réponse pratique ne peut venir que des organisations et mouvements de la société civile elles-mêmes, étayant l’idée d’une approche réellement basée sur la sécurité des personnes tout en la promouvant avec l’appui d’éléments bien disposés à l’intérieur des structures du pouvoir d’Etat. Dans ce processus, le rapport de Healey sera une ressource précieuse.

* « Les occasions ratées dans le Corne de l’Afrique : Comment les conflits se nouent et les accords de paix se dénouent ». Le rapport d’un groupe d’étude sur la Corne de l’Afrique par Sally Healy peut être téléchargé à l’adresse suivante :

° Le Groupe d’étude sur la Corne de l’Afrique comprend l’Institut Royal des Affaires Internationales [Chatham House], l’Université des Londres, le Centre des Etudes Africaines, la Royal African Society et le Rift Valley Institute.

* Stephen Marks, coordinateur et chercheur associé au projet Pouvoir émergeants en Afrique de Fahamu

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