Négociations sur les Ape : Face au délai du 31 décembre, le cafouillage persiste
La conférence des ministres des pays d'Afrique, des Caraïbes et du pacifique (Acp) sur les Accords de partenariat économiques (Ape), tenue les 8 et 9 novembre à Bruxelles, a pris fin sans parvenir à une décision consensuelle. A l’approche de l’échéance du 31 décembre 2007, fixée par l’Union européenne pour la signature des Ape, les divergences persistent sur les positions à adopter. Faute d’un accord global, les ministres se sont limités à encourager «les régions qui sont encore en négociation à ne ménager aucun effort pour obtenir un Ape juste, équitable et véritablement porteur de développement pour leur pays».
La solidarité a donc volé en éclats, et à côté de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qui a signifié, depuis le 5 octobre 2007, sa décision de ne pas signer cet accord, des initiatives contraires sont à prévoir. D’autres régions pourraient ainsi être amenées à signer. De même, à l’intérieur des entités régionales qui font opposition, des Etats pourraient se détacher pour parapher un accord avec l’Union européenne. Conscients de ces éventualités, les ministres Acp réunis à Bruxelles ont invité les entités régionales «à prendre en compte toutes les préoccupations de leurs membres, de sorte qu’aucun pays ne soit lésé par l’option régionale».
Cette option se dessine aujourd’hui autour de trois scénarios. Devant le constat d’échec plus que probable d’une signature globale des Ape au 31 décembre par les pays Acp, l’Union européenne propose, au choix, un accord global, un système généralisé de préférences et un accord provisoire doublé d’un calendrier de négociations pour le compléter.
La réunion de Bruxelles s’est achevée sans qu’aucune de ces options ne soit arrêtée de manière consensuelle. Pendant une semaine, experts, ministres et fonctionnaires de la Commission européenne ont joué autour de positions divergentes, dans un clair-obscur qui témoigne de la difficulté à conclure des négociations dont les bases sont faussées dans le principe.
Même le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (Omc), Pascal Lamy, invité par les délégués africains à se prononcer sur la question des Ape, a plus ou moins adroitement évité de donner sa réponse. Il a voulu exciper de sa position de facilitateur pour ne pas se prononcer sur la légalité des pressions que les négociateurs européens font en direction des membres des pays Acp, qui se situent parfois à la limite du chantage.
Lorsque le ministre ougandais du commerce a demandé à M. Lamy ce qu'il pensait de l'argument du commissaire européen au Commerce, selon lequel il n'était plus envisageable pour l'Europe de demander un nouveau moratoire à l'Omc pour la prolongation de l'Accord de Cotonou, sous le prétexte que ce moratoire a déjà été accordé au prix de grands sacrifices, il a préféré jouer à l'ignorant. Pascal Lamy a fait mine de ne pas savoir que l'Europe a intensifié sa pression en direction des pays membres des Acp pour arriver à un accord, quel qu'il soit, sur les Ape, avant le fin de cette année. Et qu'elle a fait savoir qu'elle n'entendait pas chercher de moratoire auprès de l'Omc, de peur, dit-elle, d'être attaquée par d'autres pays, surtout émergents.
Même à la question de savoir quel mécanisme il avait fait jouer, en son temps, pour obtenir l'octroi aux pays dit les moins avancés (Pma) d’avantages liés au programme Tout sauf les Armes, qui leur permet, en théorie, de vendre tout ce qu'ils veulent sur le marché de l'Europe excepté des armes (que la plus grande partie d'entre eux ne produisent pas), M. Lamy a invoqué l'âge et le temps. «Avec le temps, le disque dur de ma mémoire ne fonctionne plus comme il faut», s’est-il amusé à lancer pour éviter de répondre.
Cette manière de faire du directeur de l'Omc a rappelé à beaucoup de délégués dans la salle l'ambiguïté de la position de celui qui doit faciliter la reprise des négociations commerciales mondiales, pour faire avancer le cycle de Doha. Pascal Lamy a été pendant une dizaine d'années environ commissaire européen au Commerce. C'est d'ailleurs à lui que l'actuel commissaire, Peter Mandelson, a directement succédé. Or, à ce poste, M. Lamy n'a jamais hésité, en aucune façon, à défendre les politiques commerciales de l'Europe, même les plus rétrogrades, comme celles qui tiennent à la Politique agricole commune (Pac).
Dans ce cadre, l'Europe dépense annuellement plus de 70 milliards d'euros en subventions et soutiens directs et indirects pour ses paysans. Et cela n'a jamais posé des problèmes de conscience à son commissaire, qui a même activement participé à des pans de cette politique qu'il a conduite. On se rappelle que, au soir du constat d'échec de la conférence ministérielle de Cancùn, il n'avait pas hésité à proclamer que l'Omc était une institution médiévale, parce qu'elle privait les Etats les plus puissants d'un droit de veto qui leur permettrait de contourner le diktat des pauvres. Tout cela peut expliquer ses faux-fuyants de la réunion du 8 novembre dernier.
A cette réunion de Bruxelles, ceux qui n’ont pas fait dans le clair-obscur, ce sont les réseaux d’organisations paysannes des pays Acp, mobilisés pour faire barrage à la signature des Ape dans leur forme actuelle. Ce réseau regroupe la Confédération des unions d’agriculteurs en Afrique australe (Sacau), le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa), l’association des fermiers des Caraïbes (Winfa) et les Organisation paysannes d’Afrique centrale (Propac).
Le verbe haut, le président du Roppa, Mamadou Cissokho, clamait à l’endroit des hauts fonctionnaires et des ministres : «Nous sommes venus vous parler parce que nous pensons qu’aujourd’hui, il y a urgence ! Nous pensons qu’on sort du cadre légitime et collectif pour entrer dans ce que nous appelons la corruption institutionnelle.» L’attaque est frontale contre la nouvelle politique de la Commission européenne vis-à-vis de ses partenaires Acp dans les négociations sur les Ape.
A moins de deux mois de l’échéance pour la signature de ces accords, les négociateurs européens ont dû faire le constat de leur déconfiture. Les pays de la Cedeao ont affirmé, depuis leur rencontre ministérielle de suivi d’Abidjan, le 5 octobre dernier, qu’ils n’étaient pas prêts à signer ces accords à la date dite. Et l’Afrique de l’Est, de son côté, a fait état d’une si longue liste de conditionnalités qu’il revenait quasiment à dire qu’elle n’était pas disposée à signer en l’état.
Malgré tout, le 23 octobre dernier, la Commission européenne a publié un communiqué qui réitérait sa volonté de ne pas demander de moratoire à l’Omc, pour l’application de l’Accord de Cotonou qui arrive à échéance au 31 décembre 2007. A la place, les fonctionnaires européens ont fait savoir qu’ils étaient disposés à accorder le libre accès de leur marché à tout pays Acp qui accepterait de signer une quelconque partie de ces accords.
Guillaume Durand, fonctionnaire de la DG Trade, le département du Commerce de la Commission européenne, l’a encore déclaré de manière nette le 6 novembre à Bruxelles. C’était à l’occasion d’un atelier organisé par les Ong belges 11.11.11 et le Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea), les 5 et 6 novembre à Bruxelles. «Nous mettrons tout en œuvre pour que les pays qui auront paraphé au moins un accord des Ape puissent bénéficier de l’accès total au marché européen», assurait M. Durand. Il a ajouté que ces pays savent qu’ils ont tout intérêt à signer avant la date butoir, sous peine de perdre tous les avantages que leur accorde le cadre de l’Accord de Cotonou.
Son collègue Vincent Aussilloux, du même département, disait la veille : «En l’absence d’accord avant le 31 décembre 2007, certains pays producteurs de banane vont tomber dans le Système généralisé des préférences et leurs produits vont subir des hausses de tarifs douaniers qui vont leur faire perdre leur compétitivité. Les consciences se réveillent maintenant, et nous commençons à avoir des réactions positives.»
C’est cette manière de faire que Mamadou Cissokho a dénoncé. Venues à Bruxelles pour rencontrer des organisations paysannes européennes, ainsi que des structures de la société civile européenne hostiles à la signature de ces Ape dans leur état actuel, les organisations paysannes des Acp ont tenu à montrer le danger qu’il y a à laisser la Commission européenne arriver à ses fins. «C’est que la Commission veut faire, c’est casser tout le travail difficile que nous avons fait pour arriver à l’intégration, clamait encore M. Cissokho. Vous (Ndlr : les Européens) savez bien la difficulté de se mettre ensemble ; vous l’avez fait et vous n’avez pas encore fini. Au moment où on commence enfin à avoir des espoirs dans la Cedeao, la Cemac, le Comesa, etc., voilà que l’Europe arrive pour dire à certains pays : «vous n’avez pas besoin de suivre la région, vous allez signer seul et on va vous donner de l’argent».
M. Cissokho rappelle aussi la duplicité et le double langage de l’Europe qui fait fi de ses engagements écoulés. «La référence des Ape, c’est l’Accord de Cotonou, et dans Cotonou on a beaucoup insisté sur le fait que le partenariat inclut le respect mutuel, le respect de la souveraineté des Etats, et l’engagement de l’Europe à soutenir l’intégration régionale dans les espaces des Acp, notait-il. Ce sont pour nous des actes juridiques signés par des chefs d’Etats du Sud et de l’Europe. C’est l’Accord de Cotonou qui couvre tout le processus et cet accord dit que l’on négocie les Ape par région. Alors, quand on voit l’Europe revenir pour dire que des pays peuvent signer à titre individuel des accords, non pas avec la France, l’Italie ou l’Allemagne, mais avec l’Europe, cela veut dire que, pour eux, l’Europe doit rester une mais que nous on peut être dix, vingt, trois voir cinquante...»
Dans cette démarche à vouloir casser la solidarité au sein des Acp et mener à des prises de position individuelles, la Commission européenne a commencé à se trouver des alliés. La Côte d’Ivoire, membre éminent de la Cedeao, serait prête à faire sauter la solidarité régionale et à signer un Ape, même allégé, avec l’Union européenne. Guillaume Durand ne l’a pas nié, semblant même vouloir montrer que cette signature serait imminente. Les observateurs des relations commerciales internationales expliquent ce retournement par les pressions des producteurs de banane de ce pays, qui s’inquiètent de voir les conséquences qu’aurait pour eux l’augmentation des taxes à l’entrée du marché européen.
La même situation se passe au Cameroun, qui est un grand pays producteur et exportateur de banane en Afrique centrale. Dans ce pays, les organisations de la société civile ont beaucoup de difficultés à déployer leur plaidoyer dans certaines régions, du fait de la forte hostilité des producteurs de banane. Une situation similaire est notable au Kenya, en Afrique de l’Est, où les producteurs et exportateurs de fleurs poussent fortement à la signature des Ape, malgré les réticences officielles. Mais les lobbies agricoles qui poussent à la signature dans les trois pays sont des agro-industriels occidentaux. «Les planteurs de banane en Côte d’Ivoire et au Cameroun sont des Français, et les exportateurs de fleurs du Kenya, sont des Hollandais. Les petits producteurs de ces pays-là, sont d’ailleurs brimés par ces multinationales, qui exportent également tous les revenus de leur business», clarifie Moussa Faye de l’Ong ActionAid.
Mamadou Cissokho ne semble pas surpris par ces positions : «Nous savions depuis longtemps que la Côte d’Ivoire était prête à signer les Ape. Mais quand les Européens ont présenté leur document de négociation qu’est-ce que nous avons fait, nous les Africains ? Quel document avons-nous présenté ? Il ne faut pas qu’on dise qu’on ne veut pas d’une chose, tout en laissant l’autre partie agir. Les négociations se font entre deux parties.»
L’inertie, le fait de n’avoir rien proposé sur une table de négociations dressée depuis 2002, pousse les Acp à s’enfermer dans une position défensive, sans réelle proposition alternative. L’avenir entre l’Union européenne et les Acp, si les Ape ne sont pas signés le 31 décembre 2007, va encore dépendre des trois scénarios dressé par la Commission.
Dans les conclusions arrêtées le 9 novembre par les ministres Acp, ces derniers soulignent avoir «pris note des trois scénarios envisageables, permettant de s’assurer qu’il n’y ait pas de perturbation des échanges entre les pays Acp et l’Ue, à partir du 1er janvier 2008 et des conditions qui y sont associées», commentaires à l’appui.
Le premier scénario porte sur des Ape complets, à savoir la formule négociée depuis 2002 et qui fait l’objet d’un rejet de la part des Acp. A ce propos, les ministres soulignent qu’«en raison des contraintes de délai, ce scénario pourrait exiger d’obtenir la prorogation de la dérogation Omc en vigueur». Donc pas de signature au 31 décembre 2007, mais plutôt la poursuite des négociations.
Le deuxième scénario porte sur le Service de préférence généralisé et le Tout sauf les armes. Mais pour les ministres Acp, il s’agit de «régimes autonomes (qui) ne sont pas équivalents au régime commercial actuellement en vigueur dans le cadre de l’Accord de Cotonou». Quant au troisième scénario, il revient sur les propositions faites par la Commission européenne de conclure des accords provisoires, partiels, avec un calendrier pour aller vers la conclusion d’Ape complets.
A Bruxelles, les ministres Acp ne se sont accordés sur aucune de ces trois formules. Directeur de programme auprès de Third World Network Africa, une Ong qui mène depuis 2004 une campagne anti-Ape, Tetteh Hormeku note : «Les ministres ont décidé de tourner en rond autour de ces questions, sans oser prendre une décision. Les pays Acp n’ont actuellement qu’un seul problème : celui du comportement ou de l’attitude à avoir suite une non signature des Ape, qui ferait que les avantages obtenus avec l’Union européenne soient pas rompus. C’est devant la crainte d’une telle éventualité que certains sont prêts à signer un Ape minimum. Mais cela revient simplement à signer un accord complet. Si vous n’êtes pas prêts à signer de façon globale, pourquoi une signature partielle ? La question est maintenant de savoir si les régions qui ont décidé de ne pas signer vont de bénéficier de la solidarité des autres. Car les pressions (de l’Union européenne) ne vont pas manquer», note-t-il.
La réunion de Bruxelles était attendue comme une étape décisive avant l’échéance du 31 décembre 2007, elle n’a fait que renforcer le cafouillage qui entoure les négociations sur les Ape.
* MM. Guèye et Djiwan sont respectivement des journalistes sénégalais et béninois. Ils font partie d’un groupe de journalistes africains mobilisés et formés par Oxfam et l’Institut Panos Afrique de l’Ouest pour une campagne d’information et de sensibilisation sur les Ape.
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