Les défis de la société civile africaine
Le fort soutien dont la société civile faisait l’objet au début des années 2000 est entrain de décliner. Ceci résulte partiellement du fait qu’on a usé et abusé du concept de société civile à des fins diverses et contradictoires. L’invasion américaine de l’Irak, par exemple, a été justifiée, par certains, comme une tentative de construction d’une société civile au Moyen Orient comme contrepoids à l’extrémisme. Cependant, de l’autre côté, Moscou a placé la société civile au cœur de sa politique de retour stratégique en développant une infrastructure officielle d’ONG pour déstabiliser les gouvernement pro-occidentaux et retrouver son influence dans des endroits comme l’Ukraine. Ces deux exemples démontrent l’aspect éminemment malléable de ce concept ou du moins l’usage qui en a été fait par certains politiques.
Aucun concept ne peut survivre à ce genre de manipulations. Au cours des cinq dernières années, on s’est éloigné de l’affirmation excessive qui veut que la société civile soit la nouvelle baguette magique pour les problèmes de démocratie et de développement. Comme le formulait un spécialiste, « l’église de la société civile » a perdu de sa magie et quelques-uns de ses membres. Il est certainement bon d’avoir un débat plus rigoureux, de se forcer à une approche plus analytique du potentiel de la société civile dans son rôle de vecteur de changements cruciaux et d’instrument pour une meilleure compréhension de notre monde.
Nous ne pouvons nous permettre de nous montrer trop romantiques à un moment où la pratique de la société civile se trouve défiée par les développements politiques et économiques dans tant de pays.
Du côté politique, les tentatives de restreindre ou de fermer les espaces pour des actions indépendantes de citoyens ont augmenté à mesure que les gouvernements, de la Russie au Brésil, de l’Egypte au Cambodge et de l’Ouganda aux Etats-Unis, ont édicté des lois et des règles ainsi que les conditions d’enregistrement plus restrictives pour les ONG et autres groupes de la société civile. Beaucoup de ces tentatives ont été justifiées par la guerre contre le terrorisme et la nécessité de serrer les vis à des organisations présentées comme susceptibles de financer le terrorisme. Compte tenu du peu de cas de poursuites en justice, il est plus vraisemblable que ces mesures ont été prises pour des raisons autres. Comme la crainte de l’influence croissante de la société civile, le prix inévitable de son succès.
Par ailleurs, la société civile a été également remise en cause à propos de la question de la responsabilité. Il s’agit d’une question qui préoccupait depuis longtemps des groupes de la société civile eux-mêmes (et qui a été l’objet de progrès substantiels ces dernières quelques années), mais qui a été utilisée par ses détracteurs pour remettre en cause plus largement la voix, le rôle et la légitimité de celle-ci.
Ceci constitue une évolution importante, parce que l’histoire récente nous apprend que les relations ONG-gouvernements, ainsi que les mouvements sociaux et les formations émanant de la société civile ont plus de chance de pouvoir se développer dans un régime ouvert. Par conséquent, restreindre la liberté d’expression, d’association ainsi que l’accès à l’information rendra encore plus difficile l’identification et le renforcement de la connexion que nous devons établir entre la vie associative, la sphère publique et la société, laquelle connexion constitue le thème central du débat concernant la société civile.
Le second groupe de défis provient de la sphère économique, de la crise financière globale qui affecte tous les budgets et dotations de la société civile, mais aussi de l’empiètement par les affaires et le marché dans des domaines considérés comme la chasse gardée de celle-ci.
Pendant de nombreuses années, il y a eu tension entre l’interprétation radicale et néo-libérale de la société civile. Cette dernière s’affirme comme une plateforme sociale, culturelle et politique à partir de laquelle mettre en cause le statu quo et proposer de nouvelles alternatives. De l’autre côté on la perçoit comme le pourvoyeur de service du secteur non lucratif rendu nécessaire par les faillites de l’économie de marché.
C’est cette deuxième approche qui a le vent en poupe, surnommée philanthro-capitalisme par le journaliste Mathew Bishop, est caractérisée par une manie qui consiste à tout voir au travers du prisme du business et à générer des revenus provenant du commerce. Ce qui induit une compétition entre des groupements de la société civile qui sont supposés produire de meilleurs résultats. Ce qui manque à ce tableau, ce sont les aspects plus traditionnels de l’action collective : les prises de décision démocratique, l’organisation communautaire et les valeurs non commerciales de solidarité, de service et de co-opération. « Une société qui réduit toute chose à des aspects marchands divise inévitablement ceux qui peuvent acheter de ceux qui ne peuvent pas, minant ainsi le sens des responsabilités et, avec, la démocratie’’.
Par conséquent, nous devons nous demander si ces deux développements du philanthro-capitalisme et les contraintes croissantes des gouvernements, menacent le potentiel de transformation de la société civile en réduisant la possibilité ou la volonté de groupes de citoyens à demander des comptes aux pouvoirs publics et privés pour leurs actions, de générer des idées alternatives et des positions politiques, de pousser pour des changements fondamentaux dans les structures de pouvoir et d’organiser des actions collectives à grande échelle afin d’obtenir des changements durables dans les relations sociales, politiques et économiques.
Ces préoccupations sont étayées par des critiques plus fondamentales de la société civile, en théorie et en pratique. A savoir qu’elle répond à des intérêts et des ordres du jour extérieurs. Il y a aussi la récrimination selon laquelle la société civile est un dangereux divertissement des forces qui devraient être consacrées à la construction d’une identité nationale inachevée ainsi qu’au développement d’Etats ayant autorité et légitimité pour la distribution des terres et autres ressources, de même qu’à donner une direction cohérente au développement économique et social. Le refrain est donc là, que les sociétés africaines sont trop divisées par leurs particularités pour avoir un sens de la chose publique ou des intérêts communs. S’y ajoute l’étiquette dont sont affublés les militants de la société civile comme étant des élites urbaines sans électorat au-delà du Café Internet et du hall de départ de l’aéroport pour Davos ou le pour Forum Social Mondial.
Récemment, dans un écrit provocateur concernant le Zimbabwe, Mahmood Mamdani, dans la London Review of Books, écrivait : « Ces arguments ne sont pas nouveaux, jetant les champions de la souveraineté nationale et du nationalisme étatique contre les défenseurs de la société civile et de l’internationalisme. Un groupe accuse l’autre d’autoritarisme et d’autosatisfaction intolérante ; il répond que ces détracteurs pataugent dans les largesses des bailleurs de fond. Les nationalistes parlent de racisme historique qui aurait migré des milieux gouvernementaux vers la société civile à la fin de l’époque, coloniale cependant que les militants de la société civile parlent d’un nationalisme épuisé, déterminé à alimenter les vielles injustices. Les nationalistes ont réussi à résister aux oppositions provenant de la société civile, renforcés par les sanctions occidentales, parce qu’ils sont soutenus par un grand nombre de paysans. »
La vision de la société civile est trop rigide, trop statique, trop absolue, trop biaisée et trop distante des réalités vécues à travers les actions citoyennes qui fournissent la plus importante source d’apprentissage et d’expérience pour la discussion. Il s’agit d’une vision trop étroitement focalisée sur une certaine définition de la société civile dominée par les ONG financées par l’étranger. Il faut se souvenir que la société civile représente bien plus que cela. Elle signifie un type de société marquée du sceau de la légalité et de la justice, de la démocratie et de la tolérance ; elle signifie toutes les formes d’actions collectives bénévoles, formelles et informelles, traditionnelles et modernes, religieuses et séculaires et non seulement les activités de quelques ONG. Et parce que ces diverses associations génèrent des visions en compétition les unes avec les autres, concernant les tenants et les aboutissants d’une société meilleure, ceci induit aussi des endroits et des espaces, réels et virtuels dans lesquels ces différentes visions peuvent être réconciliées et les sociétés peuvent s’assurer d’un consensus politiques sur la meilleure manière de progresser.
La société civile est simultanément un objectif à atteindre, un moyen pour l’atteindre et un cadre pour discuter les moyens nécessaires pour cette finalité. Lorsque ces trois aspects convergent et intègrent les différentes perspectives dans un cadre de soutien mutuel, le concept de société civile peut expliquer nombre de choses concernant le cours de la politique et les changements sociaux et peut servir de cadre pratique pour organiser la résistance et proposer des alternatives aux problèmes sociaux, économiques et politiques.
La société civile représente le cours infini du pouvoir créatif de l’entreprise humaine exprimé dans la quête collective de la société idéale, avec des myriades d’aspects différents, mais ayant à faire face à des questions et dilemmes qui dépassent les limites du temps, des nations, de la langue et de la culture. Et, en tant que telle, elle est aussi une idée compliquée qui ne génère pas de prescriptions politiques simples et universelles. Mais ces complications rendent – paradoxalement- plus facile la compréhension de ce que nous pouvons faire afin de protéger et d’étendre le rôle de la société civile dans le monde, avec les nuances et le raffinement nécessaire.
A quoi ces idées renvoient-elles à propos de la société civile en Afrique ? De toute évidence, il est impossible de généraliser au vu de contextes aussi divers que celui de l’Egypte, du Sénégal, de la Somalie, du Malawi ou de l’Afrique du Sud. Je ne me reconnais pas d’expertise particulière pour l’un ou l’autre de ces contextes, mais une esquisse rapide des problèmes principaux pourrait commencer par la reconnaissance que le début du travail sur les sociétés civiles en Afrique - qui tendait à nier la pertinence du concept ou qui recherchait les schémas de la vie associative familière à l’Occident - a été remplacé par une nouvelle approche, formulant des théories et générant une pratique nettement africaine.
Au centre de cet effort, il y a la nécessité de réinterpréter et de recombiner les relations entre des associations basées principalement sur des allégeances tribales et de clans (une conséquence naturelle de la façon dont les sociétés africaines ont été structurées) et celles qui transcendent les liens et les affiliations et qui ont pris une importance croissante au cours de ces cinquante dernières années.
Nous savons que les deux types d’association existaient dans l’Afrique coloniale, où les mouvements nationalistes émergeaient aux côtés d’églises indépendantes, de groupements féminins d’entraide, de regroupements professionnels et de voisinage, des syndicats, des organisations paysannes et des réseaux politico-culturels qui ignorent les limites traditionnelles, etc. Ces associations ont été stimulées par l’urbanisation et l’exode rural qui ont amélioré l’accès à la scolarisation et à la formation et favorisé le développement de l’économie de marché (les deux nécessitant et créant une palette toujours plus étendue d’intermédiaires, de groupes de mutuelles et d’associations ayant des intérêts en communs). Elles ont été aussi favorisées par la lutte pour l’indépendance dans laquelle les militants de la société civile ont souvent joué des rôles déterminants. Autre élément structurant : la tendance à la décentralisation et à la démocratie dans la période suivant l’indépendance, lorsque les ONG de défense des Droits de l’Homme et pour le développement ont commencé à émerger à travers tout le continent.
Au cours des années 1980, l’éclosion des démocraties en Europe de l’Est et la controverse croissante à propos de politiques économiques tels les ajustement structurels, ont donné une nouvel élan aux ONG et aux organisations communautaires. Celles-ci recevaient toujours plus d’aide étrangère dans le but d’exiger davantage de responsabilité de la part de gouvernement nouvellement élu, de pourvoir des moyens additionnels pour la participation des citoyens, là où les systèmes politiques étaient insuffisants et de fournir des prestations liées au développement pour les populations économiquement faibles ou autrement marginalisées.
Le futur de la société civile en Afrique (et beaucoup d’autres choses) sera déterminé par l’interaction de ces différents types d’associations et le changement de la nature de l’Etat, de l’économie et des forces internationales. Est-ce que de nouveaux publics vont émerger qui sont assez forts pour faire fi de leurs allégeances premières ou est-ce que ces identités vont continuer a être la principale source de sécurité (et donc de loyauté) pour ceux qui se sentent exclus des bénéfices politiques et économiques du progrès ? Peut-être que le futur contiendra des éléments des deux, compte tenu qu’on ne peut pas affirmer que toutes les nouvelles associations sont bonnes et que toutes les anciennes sont mauvaises.
* A suivre : la seconde partie paraîtra dans le prochain numéro de Pambazuka News
* Michael Edwards est un chercheur et écrivain de renom sur la société civile et les questions de développement. Ce texte est une allocution introductive à une conférence animée organisée par Trust Africa à Dakar, en février 2009
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