Le racisme d’Etat, problème fondamental de la Mauritanie

Dans la Mauritanie du début des années 1980, alors que les tensions raciales montent et qu’une répression s’abat sur les élites négro-africaines, les Forces de Libération Africaines de Mauritanie (FLAM) voient le jour. L’action politique clandestine n’exclut pas l’utilisation de la violence contre un pouvoir monopolisé par les Arabes, dont la politique tend vers la « dénigrification » de la Mauritanie. C’est avec le conflit frontalier entre le Sénégal et la Mauritanie, en 1989, quand Nouakchott profite de l’occasion pour expulser des dizaines de milliers de Mauritaniens noirs vers le Sénégal et le Mali, que les FLAM s’engagent dans une lutte armée.

Depuis 2005, avec le putsch du colonel Ely Ould Mohamed Vall, qui renverse Ould Taya et lance un programme de transition vers la démocratie, incluant la prise en charge de la question raciale et le retour organisé des réfugiés, une partie des FLAM a opéré une transition vers l’action politique. Depuis lors, la Mauritanie a connu des soubresauts qui ont vicié le processus démocratique. Notamment, le coup d’Etat du 6 août 2008 qui a renversé le président Sidi Ould Cheikh Abdallahi, élu à l’issue de la transition politique, puis les élections organisées le 18 juillet et remportées par l’ex-président de cette junte, le général Mohamed Ould Abdelaziz.

Au sortir de ces consultations auxquelles les FLAM n’ont pas participé, leur président Samba Thiam jette un regard critique sur la nouvelle situation politique et sur les perspectives dans la prise en charge de la question raciale en Mauritanie.

Kaaw Touré : Maintenant que l'élection du Général Ould Abdoul Aziz parait définitivement acquise et acceptée presque unanimement, et que la crise politique nationale semble se résorber par ce fait, quelles analyses faites-vous de ce qui s'est passé?

Samba Thiam : Il n'est pas toujours aisé de cerner les contours d'une situation à laquelle vous n'avez pas été directement impliqué. Voilà pourquoi ma perception des choses, dans le cas qui nous occupe, restera nécessairement incomplète, voire imparfaite. Si je devais donc me hasarder à décrypter l'imbroglio de ces élections, je dirais en raccourci que la chose s'est jouée sur fond des rapports de force, qui ne furent pas à l'avantage de l'opposition. Le dénouement de la crise aboutit à la légitimation du putsch ! Si nous suivons la chronologie des événements, nous devons reconnaître que le général a manoeuvré, habilement, tout le long de la crise.

D'abord, en jouant sur la division de l'opposition, pour avoir maintenu Ould Daddah en laisse sans jamais le laisser deviner ses intentions - secrètes - jusqu'aux Etats généraux ; il a réussi à retarder, le plus longtemps possible l'unité d'action de cette opposition. Et quand cette opposition se regroupera enfin, après moult hésitations et tergiversations d’Ould Daddah, le général a déjà une longueur d'avance : il est en pleine campagne, mettant la pression à un degré supérieur sur une opposition qui, craignant alors de tomber dans le piége du boycott de 1992, a été contrainte de revoir ses ambitions à la baisse ; Il ne s'agissait plus de rejeter le putsch mais de retarder l'échéance du 6 juin, afin de ne pas se faire marginaliser. Ce qui équivalait en fait déjà à une reconnaissance implicite de Aziz.

Les accords de Dakar, avec leurs pièges et leurs zones d'ombre, habilement manoeuvrés par le président Wade, qui n'a jamais caché son indulgence pour le putsch, dans la situation de lassitude intérieure et de l'impatience de la communauté internationale, ces accords donc apparaissaient comme un prétexte pour sauver l'honneur d’une opposition à court d'initiatives. Au terme de ces accords, le Général ne cédait sur rien d'essentiel ; juste sur un point d'honneur, le retour symbolique de Sidi qui constituait, disait il, "une ligne rouge".

L'essentiel, c'est-à-dire le contrôle de l'appareil administratif - du Premier ministre au chef d'arrondissement, en passant par gouverneurs et préfets -, le contrôle des médias publics, la date, si rapprochée, presque impossible à tenir, toutes choses que l'accord protégeait, tout jouait en défaveur de cette opposition.

De concession en concession « pour la paix civile », ce qui donc devait arriver arriva, c'est-à-dire la victoire du Général, avec des fraudes certainement importantes, mais si subtilement accomplies que les observateurs internationaux n'y virent que du feu.

Ma conviction est que si nous sommes arrivés à ce dénouement, c'est essentiellement parce que l'opposition n'était pas résolue à aller jusqu'au bout de l'action. Je veux dire à la confrontation directe, un face à face. Cette opposition a misé, pour l'essentiel, sur l'action extérieure, sur les sanctions qui ne viendront pas parce que, là aussi, les alliés secrets du Général avaient su être efficaces. Or, l'on sait que partout où l'opposition a été prête à en découdre, le compromis a été plus ou moins acceptable. Là, elle s'était presque rendue avec armes et bagages. Ce que le groupe de contact avait du reste compris, intronisant doucement un putschiste agrippé de toutes ses forces au pouvoir parce que jouant, il est vrai, sa tête.

En résumé le Général est venu, s'est assis, nous soumettant par le fer. Seule une confrontation directe et sans recul pouvait l'enlever de là. Mais cette option là, nous le savons tous, ne fut jamais le penchant des tenants du « compromis- processuel ». Ce qui risquait d'être perdu ici, avec le Général, ce sont les acquis du « printemps de liberté » auquel nous avions pris goût, qui nous permettait d'exprimer nos idées, ou même d'insulter, sans nous faire embastiller ; les libertés et les Généraux font rarement bon ménage.

Le dénouement de notre crise appelle des questions qui interpellent sur le devenir même du continent. Aidait-on ainsi l'UA à se sortir du cycle infernal des coups d'Etat ? L'UA elle-même aidait-elle le continent en épaulant le genre Al Bashir ? C'est toute la question !

Kaaw Touré : Pensez - vous que le Général Aziz puisse combattre le racisme d´Etat en Mauritanie ?

Samba Thiam : Vous avez mis le doigt sur la plaie, en évoquant ce problème.
Le problème fondamental de la Mauritanie demeure cette discrimination raciale que nous appelons aussi racisme d'Etat, pour menacer l'unité, voire l'existence même du pays !
Voilà pourquoi nous pensons que ce problème devrait figurer comme priorité absolue pour tout celui qui a en charge le destin de notre pays, y compris donc Aziz.

Oui, si Aziz le veut il le peut. A condition bien sûr qu'il rejette toute alliance avec les nationalistes arabes chauvins et racistes, ceux-là mêmes ayant inspiré et nourri ces politiques nocives depuis 40 ans. Oui, s'il n' a pas, par derrière lui, tous ces pseudo progressistes.

(…) S'il le veut il le peut, pour disposer de deux ou trois atouts majeurs : l'Armée, aujourd'hui derrière lui, un passé plus ou moins propre, dans les événements tragiques survenus entre 1986 à 1990, le tempérament et le cran qu'il faut pour cela. Si Aziz se décidait à aborder et à résoudre ce grave et douloureux problème, l'histoire, certainement, retiendrait son nom, pour l'éternité, pour avoir rendu le plus grand service à ce pays

Nonobstant toutes ces réserves, Aziz est là, bien en place. Si vous devez donc le toucher d'un mot quels changements lui conseilleriez-vous?

Avant d'aller à un changement, il faudrait d'abord prendre lucidement conscience que la voie choisie jusque-là est dangereuse et ne mène nulle part.
Une fois cela fait, je pense que le changement, pour être réussi, devra reposer sur un certain nombre de lignes directrices ou principes, par une vision nouvelle de l'unité nationale, des idées-forces qui doivent la fonder dans la redéfinition de l'Identité du pays, le respect des identités respectives, le profil des hommes à choisir, etc.

Ainsi donc, nous aurons besoin de recentrer nos rapports mutuels dans le sens du respect réciproque, les alignant sur le principe « qu'aucune minorité ne devra dépendre de la générosité de la majorité pour avoir ses droits ».
Notre vision de l'Unité nationale devra, également, radicalement se modifier. Jusqu'ici la notion que nous avons de cette Unité nationale a été réduite ou assimilée à l'unitarisme plutôt qu'à l'unité dans la diversité; on a cherché à unifier et non pas à unir.

Par cette volonté d'uniformisation, à tout prix, on a cherché, en fait, à détruire consciemment l'autre personnalité négro-africaine de la Mauritanie. Or, comme affirmait J. H. Griffin, chercheur en milieu afro-américain du sud des Etats-Unis, «personne, pas même un saint, ne peut vivre sans le sentiment de sa valeur individuelle. De tous les crimes c'est le plus odieux, parce qu'il détruit (jusqu'à) l'esprit et le désir de vivre». Pour tous les mêmes droits et les mêmes lois, sans exception aucune, voilà les conditions pour jeter les bases d'un changement réel du futur.

Sur la base de ces principes qui fondent l'Etat de droit respectueux des libertés fondamentales, nous amorcerons alors un nouveau départ dans un vaste mouvement d'ensemble bien compris, dont le lit majeur serait la jeunesse, réservoir approprié, dans notre futur choix des hommes. Il nous faut des hommes neufs et jeunes, en rupture totale avec l'emprise de la vieille génération, source du naufrage de nos rêves et de nos illusions passées d'une Mauritanie fraternelle et riche de sa diversité.

Des hommes pilotes, propres et jeunes, soucieux du devenir en commun, conscients des enjeux du changement indispensable, nourris d'un idéal élevé, peu portés vers l'accumulation de biens matériels, détachés du carcan tribal ou ethnique qui emprisonne. C'est pour dire, en conclusion, que nous ne pouvons avancer sans le rétablissement de la grande Justice. Cette Justice qui symbolise l'équité, l'égalité; cette égalité des chances et des droits qui devra imprégner tous les actes de gouvernement, dans tous ses démembrements.

Kaaw Touré : Comment concrétement souhaiteriez-vous voir matérialisés ces principes généraux ?

Nous l'avions élaboré dans notre plate-forme, dont je résume les axes :
Redéfinir l'identité du pays, par l'affirmation du caractère biracial et multicuturel de la Mauritanie. La Mauritanie arabe et négro-africaine et non pas « africaine, ce qui en fait ne veut rien dire.

Samba Thiam : La reconnaissance de l'égalité de toutes nos nationalités et l'affirmation de leur égalité devant l'emploi et la justice, avec son corollaire, c'est-à-dire, la reconnaissance de l'égalité de toutes nos langues et cultures nationales et leur égal droit à la promotion, l'abolition de l'esclavage. (je note au passage qu'en Afrique on a tendance à reconnaître les langues nationales, mais sans reconnaître les peuples qui les parlent comme nationalités avec tous leurs droits).

Ces principes à inscrire dans la Constitution devront être complétés par des mesures de bon sens, telle que la nomination équilibrée dans les grands postes de la République, et l'élaboration de critères légaux pour la promotion et l'équité dans le recrutement de la Fonction publique.

Dans cette même plate forme, nous recommandions aussi qu'après un débat de fond sur ces questions, des états généraux de l'Education, de l'Administration et de la justice, de l'Economie et de l'Armée soient organisés, afin que tout se redresse dans un même élan !

Kaaw Touré : On a remarqué que le candidat issu de la communauté Négro-mauritanienne n'a pas fait un bon score. Faut-il en conclure qu'il est encore prématuré qu'un Négro-Mauritanien soit président de la République de la Mauritanie, après l'intermède de l'actuel président du Sénat ?

Samba Thiam : Je voudrais répondre à votre question en commençant par la fin, par le président intérimaire.
Je ne crois pas que ceux qui l'ont placé là, pour les besoins de leur propre agenda, l'aient jamais pris vraiment au sérieux. Il aurait dû mériter plus ; mais il faut reconnaiître aussi qu'il n'aura rien tenté pour marquer son passage à la présidence.

Concernant maintenant le score de celui que vous qualifiez de « candidat des négro-africains », je dois d'abord vous rappeler qu'il n'y en eut pas un mais plusieurs. Du moins au regard des proclamations et professions de foi entendues ici ou là , en 2007 comme en 2009.

Maintenant si vous faites allusion à celui qui bénéficia du meilleur score parmi eux, en l'occurrence Ibrahima Moctar Sarr, je pense que son recul tient à plusieurs facteurs.

Le premier renvoie, à mon avis, à l'attitude de la personnalité elle-même qui a crû pouvoir se passer de l'apport de ses alliés naturels et de ses sympathisants. Certains propos, mal placés, que lui prête la rumeur, tenus, semble-t-il, au cours des meetings de campagne, ont dû fortement le desservir. En laissant publiquement entendre qu'il n'avait besoin de l'aide de personne, il s'aliénait un bon nombre de ces sympathisants. Grisé par les 8% de 2007, Ibrahima Sarr n'a pas su comprendre qu'ils avaient été le fruit d'un travail collectif, souterrain, de groupes. Il se sera surestimé, oubliant que la meilleure arme d'un leader c'est d'abord l'humilité.

Le deuxième facteur de sa baisse de score tient au contexte particulier de ces élections. M. Sarr, en bon démocrate, s'est rangé, de facto, du côté des putschistes, alors que ses partenaires naturels ont choisi le camp anti-putsch. Ceux qui devaient tirer dans la même direction se retrouvèrent alors ramant en sens contraire. Cet aspect des choses, ajouté à la position officielle très controversée de AJD/MR face au putsch militaire au sein même de ses partisans, contribua, sûrement, à la baisse drastique constatée.

Dernière raison, enfin, et non des moindres, l'éclatement du parti suite à l'échec de sa direction politique à trouver une solution consensuelle ou médiane face au putsch militaire.
Voilà ce qui, je crois, explique la baisse de performance de IMS, comme aiment à l'appeler ses fans !

Maintenant, pour revenir à l'aspect essentiel de votre question, qui était de savoir « s'il n'était pas encore prématuré qu'un Négro-Mauritanien soit président de la République de la Mauritanie », je réponds, sans hésitation, oui !

Oui, cela me semble tout à fait prématuré, à cause de la nature du système en cours en Mauritanie, qui verrouille, pour l'instant , toute possibilité dans ce sens. Je m'explique :

Supposez que vous et moi, appartenant au même foyer familial élargi, décidions d’entrer en compétition pour le titre de « chef de famille' ». Pour que nous ayons les mêmes chances, au départ, il faudrait que vous et moi nous nous reconnaissions, mutuellement, les mêmes droits dans cette concession. Et qu'ensuite ces mêmes droits puissent nous être reconnus, vous et moi, de manière impartiale, par les autres membres de la famille, ceux-là mêmes appelés à choisir. Dès lors qu'il y a inégalité de départ à ce niveau, il est clair que la compétition devient biaisée pour avantager un des prétendants au titre !

Ce sont ces données égalitaires essentielles, de base, qui n'existent pas. L'Etat - cadre dans lequel devrait se situer notre compétition - n'est pas perçu comme s'il nous appartenait à tous, Noirs et Arabo-berbères, avec les mêmes droits. Une idéologie, plus ou moins dominante, plus ou moins acceptée, véhicule l'idée que la Mauritanie est arabe. Exclusivement. Et s'il se trouve que les tenants d'une telle idéologie contrôlent l'appareil politique et administratif, l'appareil militaro-sécuritaire, comment voudriez vous, dans de telles conditions, qu'un candidat Négro-Mauritanien puisse passer le cap de la présidence ? Utopie pure et simple d'une telle éventualité.

Voilà pourquoi certains slogans de campagne, mal choisis à mon avis, me font à la fois rire et pleurer ! « Ina wona !» « c'est possible ! » Entendez : moi Négro- Africain je peux gagner la Présidentielle ! Ils font rire pour donner l'impression que le candidat (négro-africain) les scande pour surmonter son angoisse, pour se donner du courage devant l'impossible épreuve dont il est convaincu, en son âme et conscience, qu'il ne peut la surmonter ! Il est vrai que le pré-conditionnement psychologique existe, et marche même quelquefois ; mais pas dans ce cas !

Ces slogans font aussi pleurer parce qu'ils pourraient envoyer des messages brouillés sur notre réalité en donnant l'illusion de succès à une bonne partie de notre peuple, au point de se satisfaire du peu (comme c'est le cas maintenant avec la glorification des 4e et 5e places, qui ne reflètent certainement pas ce que devrait être nos ambitions au sein de notre pays), en même temps qu'ils désinforment l'opinion internationale et tous ces observateurs étrangers, déjà égarés devant notre subtile et complexe réalité, en leur faisant croire que notre démocratie en est vraiment une, qu'elle consacre à tous les mêmes chances et les mêmes droits, rigoureusement, alors qu'il n'en n'est rien !.

Là où il y a déni de citoyenneté pour les uns (Négro-Africains) et déni d'humanité pour les autres (Haratine-Abeids ou esclaves) l'on ne peut parler de démocratie.

Je crois deviner la question qui doit vous brûler les lèvres : alors quoi, si cette démocratie n'est pas celle qu'il faut et la lutte armée pas envisageable ?

Je répondrais en disant qu'il faudra continuer la pression, nourri de l'optimisme de Sam Cooke. Il s'agit de cet African-Américain qui, pour défier les lois de ségrégation raciale en vigueur aux Etats-Unis, pénétra dans un motel réservé aux Blancs ; il fut arrêté et jeté en prison. Libéré, il composa alors un chant dédié au « changement », avec ce refrain : « it's has been long, long time coming, but I know is gonna come.O, yes it will ! ».
Pour la Mauritanie aussi, je nourris cette même conviction : le changement viendra. Ca sera long, long à venir, mais il viendra !

Kaaw Touré : Pourquoi les FLAM, qui ont toujours refusé d'intégrer le processus démocratique s'engagent-elles subitement, après le coup d'Etat du 6 août, pour réclamer le retour du Président sidi Ould Abdallah? Quelles étaient les relations entre les FLAM et le Président déchu ?

Samba Thiam : Cette question a fait l'objet de polémique que je trouve sans objet. En effet, il n'y a aucun lien entre notre position face au processus démocratique et le retour de Sidi. Notre démarcation du processus devrait-elle nous lier les mains, nous empêcher même d'apprécier les situations internes ? Certainement pas ! Sidi a été amené par les électeurs internes, qui lui ont reconnu sa légitimité, y compris ceux qui, maintenant, le critiquent et qui se désavouent. Devrions nous, aux FLAM, nier la réalité de son élection, de sa légitimité en dépit de l'avis unanime de tous ? Il ne faudrait pas quand même pas nous demander de vivre sur la lune !

Enfin Sidi, est venu et a agi, en posant des actes significatifs de haute portée, sur lesquels je n'ai pas besoin de m'appesantir, actes qui recoupaient, du reste, nos revendications. Pourquoi ne devrions-nous pas alors réclamer le retour de quelqu'un qui servait nos intérêts politiques ? Ceux qui s'opposaient à son retour ne le faisaient-ils pas par intérêt ? N'est-ce pas parce qu'ils pensaient qu'il « n'était pas bon » .pour leurs intérêts ?

Enfin, ceux qui l'ont enlevé interrompaient brutalement et en toute illégalité un processus de normalisation de la vie politique nationale (retour des déportés, avancée des libertés publiques...). En plus, ils étaient des inconnus pour nous (du moins leur passé les situe dans le cercle de protection de Ould Taya pendant ses années de turpitude sanguinaire). Nous ne savions rien de leurs intentions ou de leurs objectifs pour le pays. Avec Sidi au moins nous savions où il allait ! C'est aussi simple que ça, seule cette loi de l'intérêt était en jeu ! Nos relations avec lui étaient des relations simples, basées sur la considération et le respect mutuels en tant qu'acteurs politiques également soucieux de l'unité nationale de notre pays, et sur rien d'autre.

Kaaw Touré : Dans ce cas, pourquoi les FLAM ne se sont-elles pas engagées ouvertement et officiellement à la présidentielle du 18 juillet en soutenant un candidat, par exemple ?

Samba Thiam : Notre ligne politique, à nos jours, est une ligne de réservée vis-à-vis du processus démocratique, que nous estimons vicié à la base. Ce que j'ai déjà expliqué ! A partir du moment donc où nous défions ce processus en général, nous ne saurions soutenir officiellement un candidat sans apparaître incohérents. Maintenant, le jour que nous intégrerons ce processus, malgré les réserves, par notre redéploiement à l'intérieur, alors et alors seulement nous serons dans une situation de compétition plus active, jugeant de soutenir celui-là ou celui-ci!

Kaaw Touré : Parlons de l'avenir des FLAM ! Comment le voyez-vous?

Samba Thiam : Les FLAM dérangent beaucoup, visiblement. Elles font encore peur, même à l'extérieur. Elles dérangent, je crois, parce que ceux que nous combattons à l'intérieur ont compris que nous les avons compris !
Quand, au cours de cette campagne électorale, j´ai vu pousser, ça et là, comme des champignons, des comités de soutien à X ou Y, j'ai compris combien nous inspirions, encore, crainte et frayeur ! Ma conviction a été et demeure que l'organisation ne se "massifiera'' pas de sitôt et qu'elle devra reposer sur un noyau dur comme l'acier. La répression a laissé des séquelles et des traces profondes dans les esprits. Mais globalement elles se portent encore bien.

Kaaw Touré : Venons-en maintenant aux relations entre les FLAM et l'AJD/MR, objet de toutes conjectures. Malgré tout ce que vous avez dit sur le processus, les gens se disent que les FLAM auraient dû quand même soutenir l'AJD/MR pendant ces élections.

Samba Thiam : Oui, j'ai remarqué, que cette question était devenue récurrente, quelquefois formulée avec une pointe d'irritation ou de frustration.

Il est vrai que les FLAM partagent avec l'AJD/MR les mêmes objectifs, un même discours, pensé, conçu et théorisé par les FLAM. Seulement la problématique, ici, ne se situait pas à ce niveau, le discours ou les objectifs n'étant pas en jeu. Ce qui était en jeu, c'était l'appréciation d'une situation, conjoncturelle, non sans conséquences. Il s'agissait, en fait, plutôt d'un positionnement face à une question de principe : fallait- il, oui ou non, soutenir un putsch contre une démocratie balbutiante, même très imparfaite, mais prometteuse ? C'était toute la question !

Nous, les FLAM, nous choisîmes nettement le camp de la Démocratie, l'AJD/MR adopta, quant à elle, une position de ni oui ni non, basculant de facto dans le camp du Général. Cette réalité nous transforma donc en adversaires, conjoncturels il est vrai, mais en adversaires tout de même. Dans ces conditions, vous le comprenez, les FLAM ne pouvaient pas, sans risquer de paraître inconséquentes et incohérentes, accorder leur soutien à un parti qui, de facto, se situait du côté de l'adversaire.

Ensuite, c'est certainement le plus important, personne ne s'est jamais peut-être demandé si l'AJD/MR et leur candidat avaient sollicité notre soutien ou même s'ils en avaient besoin. Malgré notre disponibilité pour la concertation entre nos organisations politiques, ils n'ont jamais exprimé le désir de se concerter avec nous. L'exemple le plus récent de ce manque d'intérêt est la dernière visite d’Ibrahima Sarr aux Etats Unis, où il savait pouvoir nous trouver pour débattre de ce qui nous liait et aussi de ce qui nous opposait. Nos efforts d'ouverture et de main tendue n'ont trouvé aucun écho en retour de leur part.

Il roulait pour le putschiste et le soutenir reviendrait donc à soutenir le putsch que nous combattions. Enfin, il est bon de préciser que, de manière officielle, nous n'avons soutenu personne, même si notre sympathie allait vers Messaoud. Mais pour résumer, disons que notre argument essentiel était qu’Ibrahima Sarr ne pouvait pas passer, car le système s'y opposait.

Kaaw Touré : Certains qui se réclament de la mouvance négro-africaine déplorent le manque d'unité entre AJD/MR et FLAM. Y a-t-il des contentieux entre les responsables de ces deux mouvements, ou autres relations conflictuelles depuis leur emprisonnement à Walata ?

Samba Thiam : Je crois, à cause de l'intérêt grandissant de la question, qu'il ne serait pas mauvais de revenir, largement, en arrière, tant sur les relations de deux organisations, que sur les rapports personnels entre les dirigeants, que nous sommes. Je parlerai ici sous le contrôle des témoins historiques .

D'abord il me semble important de préciser, que les relations de coopération entre l'AJD-canal historique et les FLAM, ont toujours été bonnes, même très bonnes, sans nuages aucun, pendant plusieurs années. Les choses vont commencer à se gâter, de manière subite, avec AJD/MR. Allez donc demander à leur leader actuel les raisons d'un tel changement, parce qu'à notre niveau nous sommes tout aussi perplexes que le public.

Personnellement j´ai surtout connu et côtoyé Ibrahima Sarr en prison, partageant, à Walata, la même chaîne aux pieds.

Nous nous sommes retrouvés au Sénégal que j'avais gagné, sans attendre, pour honorer un engagement pris depuis la prison d'aller insuffler la lutte à partir de l'extérieur, dès notre sortie de prison, en décembre 1990. Quand il s'y rendit en 1991, pour voir, je suppose, sa maman à Bokki, je lui rendis visite, parcourant près de 20 km à pied, traversant deux cours d'eau, entre Aeré-law et Bokki. Nous discutâmes longuement dans la nuit et j'eus même à lui proposer de céder volontairement ma place, au sein de l'Organisation, pour emporter son adhésion à rejoindre la résistance.

Le lendemain matin, il me raccompagna jusqu'à la lisière du village où nous nous quittâmes. Lorsque Je parcourus à peu près une centaine de mètres, je ressentis comme un regard peser sur ma nuque ; je me retournai alors et le vis au loin, immobile sur la place, qui me regardait fixement cheminer, comme pour graver ma silhouette dans sa mémoire. Puis je repris ma route sans plus me retourner.

Notre discussion n'ayant pas abouti, nous nous séparâmes donc en bons camarades, repartant chacun vers d'autres horizons. Le climat entre lui et l'Organisation, et partant ses responsables, va se détériorer, quelques années plus tard, par ses prises de position négatives, très critiques à l'endroit des FLAM. Cela commença à travers des articles et des interviews, où il attaquait les FLAM dont il se démarquait, pour ne pas dire qu'il reniait ; puis cela continua dans l'hostilité de ses rapports avec quelques camarades de l'intérieur, au sein de l'Alliance (AMN) restés sympathisants, ce qui finira par la purge ultérieure de l'AC de tous ces éléments qu'il indexa, les soupçonnant d'être proches des FLAM.

Et comme l'histoire recèle de ces petites ironies, ce sont ces mêmes éléments qui le tirèrent de sa traversée du désert, pour en faire, aujourd'hui, un leader politique connu !

La même phobie de l'infiltration des FLAM devait refaire surface dans la première crise de l'AJD/MR .

A la veille des élections présidentielles de 2007, nous tentâmes de le joindre, comme du reste nous le fîmes avec Ba Mamadou Alassane, pour concertations, à propos de l'attitude commune que nous pourrions adopter, face aux élections en perspective ; il se déroba, au contraire de M. Ba.

Quand il récolta ses 8%, j'eus toutes les peines du monde pour le joindre, parce qu'il s'y refusait. C'était pour le féliciter, mais surtout l'inviter à coordonner pour déterminer, ensemble, une stratégie commune, face à Daddah ou Sidioca qui pourraient, éventuellement, nous solliciter tous les deux, mais séparément. Je m'entendis répondre qu'il exigeait, au préalable, une délégation des FLAM, pour d'abord laver le linge sale de famille, avant d'envisager un quelconque échange. Me faisant violence, dans l'intérêt de la lutte, je me résolus alors à lui envoyer deux personnes de l´intérieur; Il leur contesta toute légitimité.

Et ce n'est pas fini ! J'avais entendu dire qu'il serait remonté à cause d'un article écrit par notre camarade Bara Ba qui l'aurait écorché quelque peu. Mais Bara, ne l'avait-il pas aussi, me semble -t-il, dès le lendemain, inondé de fleurs pour avoir battu le MND à plate couture ? Alors ? Quelle est cette susceptibilité à fleur de peau venant d'un homme politique ?

J'avais attendu et espéré l'occasion propice pour qu'on « lavât », enfin, ce linge sale en famille. En tournée de campagne électorale, il vint aux Etats-Unis en mai 2009. Mes militants et moi mêmes lui souhaitâmes la bienvenue. Il repartit sans même daigner nous retourner la politesse!

S'il y a problème entre l'AJD/MR et les FLAM, il faut, je crois, à la lumière de ce que j'ai affirmé plus haut, en chercher les raisons du côté de l'AJD/MR. Comprenez bien que je sois navré de nous offrir en spectacle devant des adversaires qui en feront des gorges chaudes, mais les FLAM ont beaucoup encaissé et le public méritait de savoir .

Quelle fut son attitude dans les FLAM, en 1983, en 86, après 86 ? Quel rôle joua-t-il dans la rédaction du Manifeste, quelle est la personnalité de ce compagnon de détention que j'ai observé attentivement, quels étaient ces hommes qui furent « l'âme » même de cette Organisation ? Les réponses vous seront données dans nos mémoires, si Dieu le veut.

Si, à mon niveau, je ne perds pas de vue la ligne d'horizon entre ces deux formations politiques que tout devrait unir, je ne vois la solution de l'avenir que dans la rélève. Les directions vieillissantes devront céder la place à des jeunes moins marqués, loin des complexes et des considérations crypto-personnelles. Pour ma part, je suis prêt, dans l'intérêt supérieur de la cause. L'unité se refera car il y a de part et d'autre tant de gens convaincus qui ont tant donné à cette lutte, qu'ils ne permettraient jamais le sabotage de l'oeuvre commune. (…)

Kaaw Touré : Pensez-vous, comme certains, que la question identitaire n'a plus de pesant et n'est plus au centre des préocupations des Négro- mauritaniens?

Sambna Thiam : Ce n'est pas du tout mon avis. La question identitaire ne peut pas disparaître, comme ça, comme par magie. Ceux qui tiennent ces propos sur la base unique de la baisse du score d’Ibrahima Sarr ou de celui, faible, de Kane Hamidou Baba, se trompent. Non, la question identitaire demeure vivante à l'intérieur, de sa prise en compte ou non dépendra, pour beaucoup, l'avenir de notre pays. (…)

Kaaw Touré : On le sait, vous attendez beaucoup de vos cadres. De façon générale, que pensez-vous de nos Intellectuels? Jouent-ils leur rôle dans notre société en crise?

Samba Thiam : Ma conception du rôle de l'intellectuel, je la tire un peu de Garaudy, de Bourdieu et de Troyat.J'adhère au rôle qui, selon eux, devrait être dévolu à l'intellectuel : un rôle de vigile et d'alerte au danger, à l'image des oies du Capitole ; un rôle d'objecteur de conscience, de « porteurs de flambeaux pour éclairer l'injustice dont souffre l'humanité ».

L'intellectuel doit sortir de sa réserve, analyser et critiquer la réalité sociale en vue de contribuer à sa transformation, nous dit P Bourdieu. Pour une fois au moins, sur ce point là, Ibrahima Sarr ravit mon adhésion ; n'est pas toujours intellectuel « celui-là bardé de diplômes » , loin s'en faut ! J´ai le sentiment, pour ma part, au regard des considérations ci-dessus mentionnées, que les nôtres ont, pour la plupart , démissionné !

Démissionné vis-à-vis de leur conscience, pour nos compatriotes arabo-berbères, par leur silence assourdissant face aux événements, par leur silence général tout court. Les Intellectuels Négro-africains en majorité ont, quant à eux, opté dans leur capitulation, pour la fuite au sens large du terme, en cherchant à se sauver - se sauver tout seul -, laissant l'immense majorité seule face à ses problèmes vitaux. Et les plus hardis, parmi ceux-là, se complaisant dans des rôles de chroniqueurs littéraires ou politiques, choisissant, comme dirait Bourdieu « de penser la politique sans penser politique ». Faut-il peut-être rappeler cette pensée de B. Plain, « chaque homme porte, outre sa propre charge, le poids de tous les autres hommes » ?

Kaaw Touré : On tend à fonder notre unité sur un dénominateur commun. Alors, l'Islam et l'Arabe, n'est-ce pas tout trouvés ? L'avenir est-il donc aux tenants de l'islamisme modéré!

Samba Thiam : Islamiste « modéré », c'est comme ça que tout commence pour finir en GIA algérien. Franchement je me méfie un peu de cet Islamisme modéré, surtout à travers un homme qui donne l'impression de dissimuler sa trace, cheminant, toujours tout seul, silencieux et nébuleux sur toutes les questions vitales. La Mauritanie a-t-elle besoin d'un parti islamiste ? Un parti islamiste dans une République islamique ! J'avoue que souvent cette question me taraude l'esprit ; peut-être parce que je me sens un musulman tiède ? ou peut-être une crainte plus profonde que ça, contenue dans ces mots de Kateb Yacine : « Je ne suis ni arabe ni musulman , mais algérien », il criait sa révolte contre l'envahissement de cette culture arabo- islamique qui étouffait son identité kabyle.

Je me méfie aussi de cette confusion entre l'Islam et l'arabe qui, quelque part, à contribué à nous perdre. L'Islam est un message accesssible à tous les peuples, l'arabe est une langue d'un peuple. « Dieu ne nous impose pas une langue, il nous impose une foi », disait un célébre auteur. Par ailleurs, l'unité nationale ne se fait pas forcément autour d'une langue. Elle se fait quand on parle un même langage, plutôt qu'une même langue, pour emprunter cette métaphore à quelqu'un.

Kaaw Touré : Que pensez vous du rapatriement des réfugiés en Mauritanie ?

Samba Thiam : Quand j'entends certaines personnes dire que les réfugiés ne doivent pas rentrer, parcequ'il n'y a pas ceci, il n'y a pas cela, je suis attristé; parce qu'ils me donnent l'impression de n'avoir rien compris !
En effet, la question fondamentale n'est pas les petites misères qu'ils vivent une fois revenus, bien qu'il faille améliorer la situation, mais le droit fondamental du retour ! 
Le plus important est de mettre en échec ce plan machiavélique de dénégrification de la Mauritanie, conçu par les nationalistes arabes racistes. Tout le reste devient secondaire face à cet objectif ! Il ne faudrait donc pas tirer sur la corde au point de perdre de vue cette finalité première!

Maintenant ces réfugiés doivent comprendre, qu'il ne suffit pas seulement de revenir, en demeurant des observateurs passifs, face à leurs droits fondamentaux encore spoliés. Ils doivent continuer activement à se battre pour recouvrer leurs biens et leur dignité !

Kaaw Touré : A quand le retour des FLAM en Mauritanie justement ? Beaucoup leur reprochent d'être loins du terrain et les pensent en déphasage avec les question de l'heure ?

Samba Thiam : Je ne puis vous donner une date précise, mais une chose est sûre, elles s'y préparent, très sérieusement .

Maintenant, ceux qui pensent que nous sommes en déphasage avec l'intérieur se trompent. Nous n'avons jamais été absents de nos réalités. L'important n'est pas d'être à Nouakchott ou à Tachott mais d'avoir de l'influence sur le cours des choses, d'être utile à ceux qui sont là bas. Nous sommes pour beaucoup dans ce qui change positivement et dont certains s'adjugent la paternité. Nous ne disputerons les honneurs des victoires à personne, mais si les FLAM n'existaient pas on n'en serait pas là. Si les FLAM n´existaient pas il y a longtemps que la question négro-africaine aurait été mise sous coupe réglée. Nous sommes à l'ère de la Communication. Il ne se passe pas un événement qui nous échappe de l'intérieur. Mieux, j´ai quelque fois l'impression d'être plus informé que certains de l'intérieur. Ces affirmations donc ne reposaient sur rien !

* Samba Thiam est le président de Forces Libération africaines de Mauritanien. L’entretien a été réalisé avec un groupe de journalistes et des militants du FLAM, comprenant Kaaw Touré, Ibra Mifo Sow, Abdoulaye Thiongane et Moustapha Barry

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