Histoire de la traite des Noirs atlantique

« Toute personne vivant dans un des pays qui bordent l’Atlantique, porte en elle l’empreinte de la traite des Noirs, comme un gène non reconnu. Nous sommes tous des descendants de ceux qui en ont souffert et de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, en ont profité. La traite des Noirs atlantique est le fondement sur lequel a été construit l’imposant édifice de la mondialisation.»

« N’est-il pas temps que l’Afrique mette sur place sa propre commission qui serait consacrée à la condition de la Diaspora africaine et chargée d’identifier et d’exposer toute forme de discrimination à l’encontre de personnes d’origine africaine, quels que soient leur pays de résidence et leur nationalité, ainsi que d’éliminer ces discriminations? »

Ama, histoire de la traite des Noirs atlantique, le premier roman de Manu Herbstein, a récemment paru en Afrique du Sud chez Picador Africa. Ce livre a remporté le prix du meilleur roman débutant des Ecrivains du Commonwealth pour l’année 2002. Situé vers la fin du 18e siècle, il raconte l’histoire d’une jeune femme qui se fait capturer, est réduite à l’esclavage dans la savane de l’Afrique occidentale avant d’être transportée au Brésil. Ci-dessous, Herbstein médite sur le contexte historique de son roman et sur certaines implications contemporaines qu’il sous-entend.

Il y a une quarantaine d’années que le Britannique Hugh Trevor-Roper, professeur d’histoire de grande renommée, dit au public de la BBC : « Peut-être qu’à l’avenir il y aura de l’histoire africaine à enseigner. Mais, à présent, il n’y en a pas: à part l’histoire des Européens en Afrique, il n’y a que l’obscurité…»
Vers 1772, Ama s’occupe paisiblement de ses propres affaires chez elle dans la savane de l’Afrique occidentale. Elle est sur le point d’être submergée par les vagues, les tsunamis, de l’histoire, de l’histoire africaine et européenne, qu’elle connaît à peine. Résidente d’une société préindustrielle paisible et rurale, on pourrait excuser son ignorance. Or, étant donné la profession et le statut de Trevor-Roper, l’ignorance de ce dernier est injustifiable. Aujourd’hui, sauf chez les spécialistes, cette ignorance de l’histoire demeure hélas très répandue.

Je ne suis pas historien. En effet, je ne suis pas universitaire. Je vous demanderais donc d’aborder sous toutes réserves le résumé du contexte historique que je vais vous proposer. Vous pourriez accéder d’un seul coup aux textes dont j’ai fait usage en consultant le site qui accompagne le livre : www.ama.africatoday.com . Il vous faut aussi vous rappeler qu’une bonne partie de notre connaissance de l’histoire de l’Afrique occidentale a des sources européennes qui pourraient être dénaturées par leur héritage idéologique involontaire.

Pour revenir à la métaphore du tsunami, je vais vous décrire brièvement la terre aride sur laquelle Ama (ou Nandzi, pour lui donner son prénom d’origine) se trouve au début du roman, ainsi que chacune de ces multiples vagues de l’histoire qui menacent de l’engloutir : les histoires, si l’on peut les dissocier, du Dagbon, de l’Asante et de l’Europe ; de l’or, du kola et du sucre.

La colonisation du Soudan en Afrique occidentale
Si l’on se fie à l’histoire classique, la colonisation de l’Afrique occidentale serait en termes paléontologiques assez récente. Ses débuts remonteraient à la dernière période glaciaire, époque où le Sahara était vert. La découverte récente de fossiles d’hominidés au Tchad pourrait exiger un réexamen majeur de cette partie de l’histoire.

Quoi qu’il en soit, la pratique de l’immigration auraient été au début graduelle, se faisant en petit nombre.
Au cours des siècles, le Soudan occidental, cette région de la savane qui se trouve au sud du Sahara, se peuple. Bon nombre de personnes vivent dans des sociétés acéphales. Certaines de ces sociétés, qui passionnent les anthropologues, existent toujours. Les habitants de la communauté à laquelle appartient Ama, qui se nomment les Bekpokpam, connus généralement comme les Konkomba, en sont un exemple. Comme l’on pourrait s’y attendre, ils développent une culture en étroit rapport avec leur environnement. Pour n’en citer qu’un exemple, leurs pratiques religieuses traitent de la protection de l’homme face à un climat qui est souvent hostile ainsi que l’incitation à la fertilité, celle de la terre ainsi que celle de la femme.

La tendance est que les événements historiques sont rapportés dans le but de refléter la gloire des dirigeants puissants. Puisque les Konkomba n’ont pas de tels dirigeants, ils retiennent peu de leur histoire. Ce dont ils se souviennent surtout est leur tsunami, le moment où ils furent écrasés par des envahisseurs montés venant du nord.

Le Dagbon
Les envahisseurs s’appellent les Dagomba ; leur état est connu sous le nom de Dagbon.
Au 16e siècle, ou peut-être même plus tôt, les ancêtres des Dagomba vivent aux environs du Lac Tchad. Les déprédations par les ‘Blancs du désert’, c’est à dire les pillards bédouins, les gênent et ils décident de fuir. Pendant au moins une génération, ils font le coude du fleuve Niger, et subsistent sur les recettes de leur brigandages occasionnels. Ils s’installent enfin aux alentours de ce que l’on connaît maintenant comme la ville de Tamale, au nord du Ghana et vers la frontière du Togo à l’est, où ils établissent leur capitale, Yendi. C’est le pays des Konkomba : certains d’entre eux capitulent et se font absorber par les envahisseurs alors que d’autres retiennent obstinément leur propre identité.
Au début du 18e siècle, influencé par les négociants hausa, le Dagbon embrasse l’Islam. Chaque année après la saison des pluies, les marchands hausa arrivent à la recherche du kola.

Le kola
Au début la forêt tropicale barre la voie depuis la savane jusqu’à la côte atlantique et pose donc problème à l’immigration ; cependant le fleuve Volte ouvre un passage. Il existe donc une bande côtière peuplée, séparée de la savane par une superficie de forêt large de 200 km.
L’état naturel de la forêt tropicale est un facteur majeur déterminant comment et à quelle vitesse elle peut être pénétrée par l’homme. La voûte de la forêt est tellement épaisse que peu de lumière filtre jusqu’au sol. La végétation au ras du sol est par conséquent clairsemée. Des chasseurs audacieux à la recherche de gibier sont les premiers hommes à y pénétrer. A la longue, certains s’y installent. Les arbres sont énormes et étroitement espacés. Il faut une main-d’œuvre importante pour déblayer du terrain pour l’agriculture. La qualité peu productive des terres tropicales ne fait qu’augmenter les difficultés. A la suite de seulement trois ou quatre récoltes, les substances nutritives s’épuisent et les rendements décroissants contraignent l’agriculteur à dégager d’autres sites.

De puissants intérêts économiques, tels l’or et le kola, sont essentiels pour rentabiliser la colonisation.
L’arbre du kola est indigène de ces forêts. Ses graines tombent au sol, où elles peuvent être ramassées. La ‘noix’ du kola, qui est de la taille d’un pouce, est une graine de couleur rose et blanche. Elle produit un léger effet narcotique et est censée couper la faim et la soif. Sa valeur économique provient du fait que l’Islam n’en interdit pas l’usage. Afin de réaliser cette valeur, il faut de la main-d’œuvre pour dégager le sol au dessous des arbres du kola, pour recueillir les graines, et les transporter dans des paniers portés sur la tête jusqu’aux entrepôts au delà de la partie nord de la forêt. Le marché du kola englobe le monde islamique.

L’or
Depuis le 8e siècle de notre ère, les fournisseurs les plus importants d’or pour la région de la Méditerranée sont, dans un premier temps, les royaumes du Soudan occidental, le Ghana antique et par la suite le Mali et le Songhaï. Chaque année ils exportent en moyenne une tonne d’or à travers le Sahara. L’or de l’Afrique occidentale fait un apport vital à la monétisation de l’économie méditerranéenne à l’époque médiévale.

Les écoliers de L’Afrique occidentale étudient la vie de Mansa Musa, roi du Mali décédé en 1337. Lors du pèlerinage du Hadj, Mansa Musa emporte 100 cargaisons d’or par chameau et en distribue une telle quantité au Caire et à la Mecque que le marché s’effondre.
Le commerce d’or trans-saharien atteint son apogée vers la fin du 17e siècle. Avec le temps, les gisements d’or s’épuisent et les Maliens lancent des missions exploratrices à travers l’Afrique occidentale à la recherche de nouvelles réserves d’or. Ils en découvrent une riche source dans la forêt de ce qui est actuellement le Ghana. A ce moment-là, il y a de la concurrence parmi les acheteurs européens se trouvant sur la côte.
Le commerce du kola ainsi que l’exploitation de l’or nécessitent une certaine main-d’œuvre, ce qui est vrai aussi pour le développement de l’agriculture, pour soutenir les mineurs, les porteurs et les nouveaux aristocrates, descendants des premiers colonisateurs. L’artillerie et la poudre à canon, achetées auprès des Européens vivant sur la côte, offrent le moyen d’obtenir cette main-d’œuvre.

Vers la deuxième moitié du 17e siècle, le développement graduel de cette économie forestière a déjà atteint un niveau où l’établissement d’un grand état centralisé devient viable.

Les Européens : Portugais, Hollandais et Britanniques
Pendant la période 1400-1600, l’Europe, émergeant de la léthargie du Moyen Age, témoigne de la renaissance du nationalisme, ainsi que de la transformation politique du féodalisme en état des nations. L’exploration de l’Atlantique mène à l’emplacement d’empires commerciaux européens et, à la longue, à la révolution industrielle. La traite des Noirs atlantique joue un rôle important dans la croissance de l’économie européenne.

Les Portugais savent qu’il y a de l’or en Afrique occidentale; leur objectif est de contourner le commerce saharien et d’accéder à l’or par la petite porte. En 1482, 5 ans avant que Bartolomeo Dias ne double le Cap, arrivent l’aristocrate portugais Dom Diego d’Azambuja et plusieurs navires à un village sur la côte de ce qui est aujourd’hui le Ghana. Ses navires sont chargés de matériaux de construction et, après avoir négocié avec le chef local, il se met à construire un château en pierre et en brique, que les Portugais nomment Elmina. Vers 1486, le Château Saint-Georges construit par Azambuja est en grande partie achevé.
Le Château Saint-Georges à Elmina est le bâtiment européen le plus ancien toujours existant des régions tropicales. Il constitue un repère utile, symbolisant les débuts du processus d’expansion mondiale du pouvoir européen, que l’on connaît de nos jours comme la mondialisation.

En 1637, 15 ans avant l’arrivée de Van Riebeeck au Cap, les Hollandais chassent les Portugais du Château Elmina. Ceux-là y restent pendant 235 ans jusqu'en 1872 où s’apercevant qu’il n’y a aucun avantage économique ou politique à gagner en y restant, ils vendent l’édifice, alors considérablement agrandi, aux Britanniques.

J’ai visité le Château Elmina pour la première fois en 1961 ou 1962. A l’époque, il servait d’école de formation pour la Force Policière du Ghana et n’était pas ouvert au public. Je vivais et travaillais à Cape Coast, à environ 15km à l’est d’Elmina. L’un des enseignants sud-africains qui vivaient là-bas, Manilal Moodley (qui allait par la suite devenir le premier médiateur du Zimbabwe) entretenait de bonnes relations avec le Commissaire de l’Ecole de la Police. Mani m’a accompagné lors de ma première visite au Château. J’ignorais totalement les implications de l’existence du château ainsi que celles de plusieurs autres châteaux pour esclaves qui bordent la cote ghanéenne. Je dois avouer que je suis resté dans cet état d’ignorance pendant plusieurs années. Je suis réconforté par le fait que je n’étais pas seul à cet égard. Ma sœur Ama Ata Aidoola, romancière ghanéenne de renom, me dit beaucoup plus tard : « J’ai grandi à l’ombre de ces châteaux, mais personne ne m’a jamais dit ce qu’ils étaient ni ce qu’ils signifiaient. »

Le premier chapitre de Ama se situe au Château Elmina ; il est basé sur une histoire que les guides touristiques racontent encore. L’histoire elle-même fait partie du chapitre 13. Contrairement au reste du roman, il a nécessité peu de recherche.

L’Asante
Revenons à la forêt.
En 1700 Nana Osei Tutu établit la confédération de l’Asante, Asanteman, avec comme capitale Kumase. Son économie est basée sur l’export du kola et de l’or. Elle vend de l’or aux Hollandais en contrepartie d’artillerie. La Confédération s’en sert pour conquérir et faire agrandir son empire. La conquête des états avoisinants lui fournit la main-d’œuvre dont elle a besoin pour miner l’or ainsi que pour ramasser et exporter le kola. Elle vend la main-d’œuvre qui est en excès de ses besoins aux Hollandais et aux Anglais vivant sur la côte.

L’Asante impose des restrictions sévères aux activités des étrangers exerçant le commerce au sein dans leur territoire. Les Européens sont confinés dans des zones spécifiques autour de leurs châteaux et de leurs forts situés sur la côte. Les marchés du kola se trouvent sur la rive nord du fleuve Volte que les négociants hausa n’ont pas le droit de traverser. Afin de renforcer son contrôle des routes commerciales du kola, l’Asante envahit le Dagbon, d’abord en 1744, et de nouveau en 1772. L’Asante poste un consul à Yendi, capitale dagomba, pour assurer la livraison d’un tribut annuel. Celui-ci comprend un certain nombre de moutons et de chèvres, un certain nombre de tissus de coton et de soie, ainsi que 500 esclaves. L’Asante accepte qu’aucun de ces esclaves ne soit dagomba. Alors chaque année le Ya Na, dirigeant dagomba, envoie des troupes de pillards afin de capturer des esclaves pour les livrer à Kumase. Bon nombre de ces captifs sont konkomba. Nandzi, qui sera plus tard connue comme Ama, en fait partie.

Le travail des esclaves contribue considérablement à l’économie de l’Asante. Pourtant l’esclavage qui est pratiqué par l’Asante diffère fondamentalement de la pratique ‘possessive’ de l’esclavage à l’européenne, à tel point qu’il est absurde d’utiliser le même terme pour décrire les deux pratiques. En Asante, les esclaves s’assimilent à la population dans l’espace d’une génération et deviennent quasiment citoyens. En effet, la législation en Asante encourage l’intégration en interdisant la divulgation publique des origines des citoyens.

Vers la fin du 18e siècle l’Asante a déjà établi une suprématie politique sur les territoires qui comprennent la majeure partie du Ghana contemporain ainsi que les régions de l’est central et du sud-est de la Côte d’Ivoire. C’est un état riche, sophistiqué et complexe. Il entretient de grandes réserves monétaires qui incluent le ‘Grand Coffre’ de la trésorerie qui contient quelques 200,000 onces d’or (à savoir 5 ou 6 tonnes) à son plein.

L’Europe et l’Afrique
Il peut être instructif de considérer certains aspects de la situation européenne des 25 dernières années du 18e siècle. La Grande Bretagne, émergeant comme pouvoir prééminent, sert d’exemple.
En 1775 Georges III signe un ordre libérant du servage femmes et enfants (beaucoup d’entre eux ayant moins de 8 ans) qui travaillent dans des mines de charbon et de sel en Grande Bretagne, dans des conditions peu différentes de celles de l’esclavage. L’année suivante, le Parlement britannique débat et rejette le premier projet de lot visant à interdire l’esclavage en Grande Bretagne et dans ses colonies. 32 ans passent avant que le commerce des esclaves ne soit interdit, et encore 27 ans avant que la pratique de l’esclavage elle-même ne devienne illégale.

Roy Porter affirme qu’à cette époque en Grande Bretagne, les criminels sont publiquement fouettés, mis en pilori, et pendus ; jusqu’en 1777 les têtes des Jacobins sont embrochées au Temple Bar. En 1800 il y a quelques 200 délits capitaux en Grande Bretagne. Plusieurs exigent la pendaison pour des délits mineurs tels que le vol à la tire des biens d’une valeur de plus d’un shilling. La peine pour le braconnage est souvent la transportation.

A cette époque les Britanniques se lavent rarement. Avant que le coton ne devienne bon marché, il se trouve que le lavage vestimentaire pose un inconvénient. Les enfants en particulier sont souvent cousus à l’intérieur des mêmes habits tout l’hiver durant. Le port de sous-vêtements est nouveau et la pratique n’est pas très répandue. Les riches gardent des pots de chambre dans les buffets de la salle à manger pour éviter d’interrompre la conversation des messieurs. L’état de l’hygiène alimentaire est au même niveau que celui de l’hygiène personnelle. Les routes débordent d’excréments humains et de chevaux. C’est un monde à la bougie et à la chandelle à la mèche de jonc.
En 1800 il n’y a aucune douche publique à Londres. En 1945 Thomas Astley en écrivant sur les Noirs de la Côte-de-l’Or, leurs Physiques, Personnalités et Tenues Vestimentaires, constate par contre qu’ « ils se donnent beaucoup de peine en se lavant matin et soir et [qu]’ils s’oignent à l’huile de palme ».

En 1771, 107 vaisseaux négriers partent de Liverpool avec à bord 50,000 esclaves de l’Afrique. Le commerce colonial de cette époque constitue un tiers du commerce britannique. Dans les années 1780, les négriers britanniques sont en tête de liste au niveau international, transportant plus d’esclaves de l’Afrique qu’aucune autre nation. Vers 1790, les capitalistes britanniques ont déjà investi quelques 70 millions de livres sterling dans l’économie sucrière antillaise, économie qui dépend presque exclusivement du travail fait par les esclaves. Pendant le 18e siècle, les négriers britanniques transportent un million et demi d’Africains. La traite des Noirs est un pilier essentiel de l’économie de la ville portuaire de Liverpool au 18e siècle, étayant la croissance du commerce et des transports maritimes. Il n’est guère surprenant que les marchands de Liverpool s’opposent avec tant de ferveur à la législation qui en 1807 déclare illégale la traite des Noirs.

Le sucre et la traite des Noirs
Quelle est l’origine de la traite des Noirs? En voici une explication simple, peut-être incomplète. Pendant leurs voyages explorateur, les Européens découvrirent et rapportèrent chez eux 3 boissons, toutes amères : le cacao, le café et le thé, ce qui explique la hausse spectaculaire dans la consommation européenne du sucre (en Grande Bretagne, par exemple, 200,000 livres en 1690 ; 5, 000,000 livres en 1760). Ajoutez-y le tabac, le riz et le coton, et la main-d’œuvre nécessaire pour cultiver ces produits agricoles sous les tropiques, et voilà.

Ama et l’héritage de la traite des Noirs
L’historien John Hunwick se dit désireux de «voir l’esclavage vu dans la perspective des Africains qui en étaient victimes. » Mais ces Africains sont décédés depuis longtemps, et il n’y a presque aucune preuve écrite de leur expérience. Qui pourrait parler à leur nom?
L’historien français Claude Meillassoux écrit : « Alors que la traite des Noirs détruisait la paysannerie qui voyait leurs enfants et surtout leurs filles se faire emporter par des bandits armés pour être vendus aux marchands, cela enrichissait les agents et les marchands dans les villes ainsi que la noblesse, les soldats endurcis par les combats et les flagorneurs associés aux cours royales. Par un travestissement de la mémoire, la somptuosité des rois pillards a laissé son empreinte sur la région dans sa façon de se rappeler la traite des Noirs florissante et les gloires du passé, alors que la mémoire des paysans qui en étaient victimes a été oblitérée par leur misère. »

Dans le roman Ama, j’essaie de recréer une telle mémoire.
Lord Hugh Thomas écrit : « Tout historien qui étudie la traite des Noirs est conscient de ce grand fossé qui existe dans l’histoire. L’esclave demeure un guerrier inconnu de tous mais qui est invoqué par les moralistes des deux côtés de l’Atlantique. Même si la mémoire de celui-ci est conservée dans des musées qui étaient autrefois des ports négriers, depuis Liverpool jusqu’à Elmina, elle demeure muette et, par conséquent, lointaine et insaisissable. »

Dans Ama j’ai essayé de donner une voix à ce guerrier inconnu.
Ce n’est pas à moi de juger si j’ai réussi. A l’avis du feu Paul Hair, lui aussi historien de la traite des Noirs : « Les sentiments et les souffrances des esclaves sont en partie inimaginables ... Les descriptions standard qui privilégient les aspects que la classe moyenne contemporaine imagine sans difficulté, ne peuvent raconter toute l’histoire. » Peut-être eut-il raison.

Quatre cents ans dans l’histoire de humanité nous paraissent longs. Cela fait moins de quatre cents ans que le débarquement en Afrique du Sud de Jan Van Riebeeck changea le cours de l’histoire de ce pays.
La traite des Noirs trans-atlantique durait quatre cents ans.

La vente d’esclaves africains à Lisbonne remonte aussi loin qu’à 1441. Il fallut attendre 1850 avant que la traite des Noirs ne devînt illégale au Brésil, et 1888 avant que l’esclavage lui-même ne fût enfin aboli dans ce pays. Pendant ces 400 ans, des vaisseaux américains et européens transportaient de force quelques 12 millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains vers les côtes lointaines de l’Atlantique. Encore des millions mouraient pendant le trajet vers la côte, dans les cachots ou baraques où ils étaient rassemblés, ainsi que durant le cours du fameux ‘Passage central’ ou ‘Middle Passage’.
Par hasard ou par chance, les marchands négriers de l’Atlantique contournèrent l’Afrique du Sud : ils prirent beaucoup d’esclaves de l’Angola et certains du Mozambique mais aucun, à ma connaissance, de l’Afrique du Sud. Nous avons, bien sûr, notre propre version de la traite des Noirs mais celle-ci est une histoire différente.

A mon avis, Ama est un roman important. En l’affirmant je ne fais aucune prétention quant à sa valeur littéraire : c’est aux autres de la juger. Or, à l’exception peut-être de deux autres textes peu connus qui sont tous deux épuisés, ce livre est, à ma connaissance, la seule tentative de raconter cette histoire du point de vue d’un esclave africain, tout en employant les données des recherches historiques qui nous sont maintenant disponibles. C’est une histoire qui aurait peut-être dû être écrite par un Ghanéen. Mais l’Afrique occidentale ne commence qu’émerger maintenant d’une longue période d’amnésie collective en ce qui concerne l’esclavage. Les dégâts qui ont été faits par la traite des Noirs au niveau de la psyché sont profondément fichés dans le subconscient individuel et collectif. Selon un historien, la corruption institutionnalisée endémique en Afrique de occidentale remonterait aux pratiques développées durant la période de la traite des Noirs.

La situation de l’autre côté de l’Atlantique est tout autre. Lorsque les pèlerins noirs venant des Amériques visitent les cachots d’esclaves aux châteaux d’ Elmina et de Cape Coast, ils sont souvent accablés par l’expérience et en sortent épuisés et en larmes. Ils sont nombreux à porter dans leur for intérieur la souffrance de leur histoire familiale. Elle est transmise de génération en génération. Et la raison n’est pas difficile à trouver.

Depuis l’Argentine jusqu’au Canada - au Brésil, en Colombie, au Costa Rica, au Guatemala, au Honduras, au Nicaragua, au Pérou, en Uruguay, et même au Venezuela, et, disent certains, même à Cuba, les descendants des esclaves africains sont défavorisés sur le plan social et économique. Ils sont nombreux à souffrir de la misère chronique et connaissent la discrimination dans tous les domaines. Aux Etats-Unis, l’esclavage est un sujet qui en général n’est pas librement discuté entre les Blancs et leurs compatriotes noirs. Cela ne représente que l’un des symptômes d’un malaise profond et à peine reconnu dans ce pays. Jusqu’à ce que les Etats-Unis, et en particulier le système éducatif, reconnaissent que le pays fut construit sur des fondements d’abus flagrants envers des générations d’Africains, immigrants et travailleurs de force, sans parler du génocide infligé aux autochtones, ce pays ne dormira pas tranquille.

Et qu’en est-il alors de l’Europe ? Toute personne vivant dans un des pays qui bordent l’Atlantique, porte en elle l’empreinte de la traite des Noirs, comme un gène non reconnu. Nous sommes tous des descendants de ceux qui en ont souffert et de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, en ont profité. La traite des Noirs atlantique est le fondement sur lequel a été construit l’imposant édifice de la mondialisation.

Nous sommes rabaissés pour avoir manqué à faire face à cette histoire. Tant qu’une seule personne d’origine africaine souffre de la discrimination en raison de son héritage, tous les Africains en sont rabaissés, Nelson Mandela est rabaissé, Thabo Mbeki l’est aussi, John Kuffour, président du Ghana, l’est autant. Et ce ne sont pas seulement les Noirs, les Africains qui sont rabaissés: tous les êtres humains le sont, nous sommes tous rabaissés.

Un Britannique a eu l’audace d’établir une Commission africaine. N’est-il pas temps que l’Afrique mette sur place sa propre commission qui serait consacrée à la condition de la Diaspora africaine et chargée d’identifier et d’exposer toute forme de discrimination à l’encontre de personnes d’origine africaine, quels que soient leur pays de résidence et leur nationalité, ainsi que d’éliminer ces discriminations? Peut-être avons-nous besoin d’une Commission pour la vérité et la réconciliation internationale qui serait chargée d’exposer le grand mal que les Européens et leurs descendants à travers le monde ont infligé à d’autres nations dans le courant de leur conquête de la planète. Cela pourrait mener à une certaine catharsis, qui nous amènerait peut-être à un monde meilleur qui serait fondé sur la solidarité humaine plutôt que sur l’avarice, le patronage et la charité.

En mars 2007, à l’occasion de la célébration du bicentenaire de l’abolition de la traite des Noirs, je prévois que le rythme auquel se congratuleront les pouvoirs établis britanniques, atteindra des proportions épidémiques. Serait-il trop ambitieux de viser à célébrer en 2034, 200 ans après l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, l’élimination totale de tous ses effets matériels et psychologiques? J’espère que la publication de ce roman fera une petite contribution à cette fin.
© Manu Herbstein

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* Texte traduit de l’original sous la direction de Vanessa Everson (maître de conférences à l’Université du Cap) par Frances Chevalier et Kesini Murugesan