De la nécessité impérieuse d’une critique nouvelle et interne du Franc Cfa

Lettre ouverte à la Bceao

Il serait incompréhensible que les Africains se refusent toute opportunité de débattre de leurs options monétaires, alors que le monde entier, poussé par les flux de la globalisation, la libéralisation des marchés, la volatilité des avantages compétitifs, les crises systémiques, s’attèle à la tâche d’élaborer et d’actualiser des stratégies et tactiques monétaires gagnantes.

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Le très long silence de l'opinion publique audible et l’alignement de l’élite africaine aux affaires par rapport à la gestion de la Zone franc ne sont plus un simple paradoxe des croyances économiques. Il s’agit désormais d’une véritable anomalie démocratique au sein de la plupart des quatorze pays de la Zone franc. Comment concilier d’un côté la grande vivacité et la diversité des débats sociétaux africains portant sur la politique, les relations internationales, les religions, les traditions, les droits humains, la modernité, la culture, etc., et de l’autre côté un silence assourdissant des élites organiques sur un pan immédiat de la souveraineté des Etats, une variable essentielle des politiques économiques mondiales et de développement ?

Alors que de plus en plus de sociétés politiques africaines, dans un bel et suspect élan transcendant les colorations politiques, semblent se donner pour objectif l’horizon nouveau d’une «émergence» économique «à l’asiatique», peu d’intérêt paraît être accordé au fait que, dans la majorité des situations, les pays dits émergents disposent de monnaies nationales, de politiques monétaires discrétionnaires orientées vers les besoins de croissance, d’industrialisation et de transformation économique. Comment rendre raison du regard fuyant des élites associées à la gestion du pouvoir et du «ponce pilatisme» des cadres politiques de la zone franc, face à l’usage qui est fait des ressources monétaires pourtant rares et précieuses en comparaison des besoins des Etats ?

Rappelons, à toutes fins utiles, que ces questions de politique monétaire, de taux de change, de taux d’intérêt, de gestion des devises sont âprement discutées à travers le monde. Au cœur de ces débats s’illustrent administrations, institutions de recherche, personnalités de diverses tendances, qu’il s’agisse des très libéraux récipiendaires du «Prix Nobel» d’économie, à l’instar de Krugman, Stiglitz, Sen, ou des théoriciens et militants se réclamant d’alternatives au capitalisme financier.

La Chine, le Brésil, la Russie, l’Europe, le Japon, les pays du Golfe, les États-Unis d’Amérique, entre autres, par l’intermédiaire de leurs banques centrales et de leurs ressources intellectuelles mobilisées, sont tous investis dans une gestion stratégique extrêmement fine et réactive de leurs monnaies. Quant aux débats sur l’Euro, encore tenaces aujourd’hui, ils impliquent souvent ministres, députés, chefs de partis européens, et abordent les objectifs et fondements même de la politique européenne, le rôle de la banque centrale, l’inflation, n’excluant aucune possibilité y compris un éclatement de la zone euro ! Désormais l’orthodoxie des années ultra-libérales cède le pas à des politiques dites «non-conventionnelles», piétinant les dogmes d’anti-intervention de l’Etat, en quête de croissance, de surcroît d’activité économique, d’emplois.

Pendant ce temps, la demande critique et citoyenne d’un débat sur la politique monétaire en Zone franc se répand irréversiblement des minorités «progressistes» partisanes de réformes ou de refontes des architectures monétaires, vers les peuples avides d’effets concrets sur leurs existences quotidiennes. A preuve la manifestation étouffée par les forces de l’ordre à Yaoundé, le 26 avril 2015, et qui exigeait la souveraineté monétaire avec des tee-shirts d’activistes portant la mention : « 26 avril 2015 Mort du Franc Cfa» (1).

C’est dans ce contexte marqué par la progression au sein de l’Uemoa/Cemac d’une critique sociale (externe) appelant à tout le moins à un débat sur une monnaie historiquement imposée par le joug colonial français, maintenue par l’encadrement africain et jamais proposée à une quelconque légitimité démocratique, que les positions réformatrices et courageuses du ministre togolais de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques, M. Kako Nubukpo, prennent sens et valeur. En effet il serait incompréhensible que les Africains se refusent toute opportunité de débattre de leurs options monétaires, alors que le monde entier, poussé par les flux de la globalisation, la libéralisation des marchés, la volatilité des avantages compétitifs, les crises systémiques, s’attèle à la tâche d’élaborer et d’actualiser des stratégies et tactiques monétaires gagnantes.

En renfort des tentatives externes d’ouverture du débat monétaire, le mérite du Pr Nubukpo, économiste connaissant bien le franc Cfa, n’est pas mince, d’inaugurer une critique interne cette fois au sein même des appareils de décision. En ce sens, une certaine valeur d’exemplarité est à mettre au crédit du ministre, par la cohérence manifestée avec une approche intellectuelle et scientifique marquant son parcours, et par le caractère pionnier d’une démarche saluée pour la fécondité qu’on pourrait en attendre : contribuer à libérer, par la pédagogie sociale et l’argumentation économique, les possibilités d’une réforme endogène des politiques économiques et monétaires africaines.

On ne peut, dès lors, que s’étonner du fait qu’un ministre africain, un des rares de son état à ouvrir un débat du reste naturel dans les autres parties du monde, soit l’objet, ainsi que le rappelait le journal togolais Liberté du 12 mai 2015 (2), de la part d’une institution aussi éminente que la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao), de notes et de rapports à visées déstabilisantes frisant les manœuvres obscurantistes. Que des Africains de premier plan comme Paulo Gomes, ancien Directeur Exécutif de la Banque mondiale pour l’Afrique subsaharienne, ou Jean-Louis Ekra, président de l’Afreximbank, soient «fichés» pour délit d’opinion sur la gestion d’une monnaie partagée par des millions d’acteurs économiques et sociaux est littéralement inadmissible. N’aurait-on pas pu espérer que les ressources humaines d’une telle institution soient utilisées à la recherche de solutions d’optimisation des réserves ou de financement des économies de la zone ? En vertu de quoi, du reste, la Bceao déciderait-elle de l’incongruité de la présence de telle ou telle autre personnalité dans le gouvernement d’un pays membre et souverain tout à la fois ?

La frilosité des groupes sociaux et administrations rentières ou bénéficiaires en ligne directe de la gestion du franc CFA ne devrait pas empêcher une nouvelle critique générationnelle des politiques monétaires d’alimenter le débat interne à l’Afrique sur les solutions que le continent doit nécessairement se construire en vue de sa propre prospérité. Les prises de paroles qui se libèrent, celle du ministre Nubukpo du Togo en l’occurrence, ont ainsi tout mérite et toute valeur, dès lors que parti aura été pris de voir les Africains acteurs de leur destin, dans une dialectique qui verra toujours se hisser les contre-feux des calculs personnels, l’obsolescence des routines institutionnelles, la peur d’assumer en responsabilité les conséquences d’une libération pleine.

NOTES
1) Cf. Prince Nguimbous, «Cameroun : une manifestation étouffée à Yaoundé», Le Jour (28.04.2015), source : www.camer.be
2) Liberté N°1942 du mardi 12 mai 2015, «Opération de délation à la BCEAO : Le directeur national Kossi Tenou demande la tête du ministre Nubukpo».

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Martial Ze Belinga est panafricaniste, enseignant en économie et commerce international, chercheur indépendant en sciences sociales, Makhily Gassama a été directeur du Centre d'Études des civilisations à Dakar, conseiller culturel du président Léopold Sédar Senghor, ministre de la Culture et ambassadeur du Sénégal., Demba Moussa Dembélé est directeur de Arcade, Sakho Bamba

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