Algérie : Le militaire et le politique dans la guerre d’indépendance et ses suites
La puissance de feu des colons en faisait une guerre asymétrique. Mais les combattants algériens ont montré qu’un combat devient irrépressible quand il est porté par une légitimité politique, démocratique et sociale. Les lendemains de libération en Algérie ont cependant fait déchanter, quand les valeurs positives qui ont eu raison des impérialo-colonialistes ont fait place à une confusion entre révolution et accaparement du pouvoir par les armes.
Dans tous les conflits (internes ou externes) à composante militaire plus ou moins importante, la question de la finalité, des orientations et des moyens politiques mis en œuvre est incontournable. C’est une problématique, récurrente dans le monde arabe au cours des décennies écoulées (à l’exemple des guerres de résistance palestiniennes et libanaises). Elle a connu en 2011 un regain d’actualité à l’occasion des récents soulèvements antidictatoriaux (légitimes ou artificiellement provoqués). La lutte du peuple algérien pour son indépendance nous apporte à ce sujet quelques éclairages [1].
C’est un des exemples dans lesquels un rapport de forces écrasant (en moyens militaires et répressifs) cherche en vain à dissuader les peuples et les sociétés de renoncer à leurs aspirations démocratiques, sociales et culturelles. L’indépendance algérienne fut en effet le résultat d’une guerre militairement asymétrique : ses objectifs politiques primordiaux ont été réalisés malgré la disparité des forces en termes militaires classiques.
On a qualifié à juste titre les immenses manifestations populaires de décembre 1960, de Dien Bien Phu politique. Le piège géopolitique qui s’était refermé en Algérie sur une grande puissance économique et militaire adossée à l’OTAN était à trois dimensions : l’abnégation et les sacrifices du peuple et des combattants algériens, puis le soutien multiforme international, dans un rapport de force mondial favorable à la cause de l’indépendance des peuples, enfin les évolutions de l’opinion dans la société française et les besoins du redéploiement économique et stratégique de l’Etat gaulliste.
Les généraux et colonels revenus du Viet Nam, ivres de revanche, avaient eu l’illusion de retourner contre nos aspirations nationales des techniques de « contre guérilla », comme le tenteront plus tard leurs émules américains en faisant visionner par leurs cadres le film de Pontecorvo sur la « Bataille d’Alger » de 1957. Mauvais élèves en Histoire et mauvais interprètes de Clausewitz, ils oubliaient les uns et les autres un B-A-BA stratégique : la force irremplaçable que donne aux combattants leur légitimité politique, démocratique et sociale.
La défaite des impérialo-colonialistes était programmée à court ou long terme dès 1930 (centenaire de la colonisation) par l’impitoyable et raciste « code de l’indigénat », par le rejet arrogant des « réformes » démocratiques élémentaires des années trente et quarante, par les hécatombes du 8 mai 1945, par les élections à « l’algérienne » du tristement célèbre gouverneur socialiste Naegelen, prolongées par les lâches abandons de ses successeurs des « pouvoirs spéciaux » de 1956. Leur puissance militaire se révèlera impuissante malgré le renfort des « démocratiseurs » à la Tocqueville ou des civilisateurs humanistes à la Victor Hugo, précurseurs de leurs pâles imitateurs contemporains à la BHL. Leur capacité de nuisance aux rapports algéro-français était condamnée à l’échec par leur autisme occidentalo-centré, au service d’intérêts financiers et géostratégiques cyniquement avoués.
Dans un autre registre, du côté algérien on a pu constater les impacts positifs ou négatifs du politique, selon que les orientations et les comportements dans la conduite de la lutte armée s’avéraient conformes ou non aux buts démocratiques, sociaux et d’unité d’action nationale, que la proclamation du 1er novembre 1954 assignait à la guerre d’indépendance.
Pour cette raison, les communistes algériens se sont efforcés, tout au long de la guerre, de préserver et consolider le fil conducteur suivant dans leur pratique unitaire et autonome avec ses deux volets dialectiquement liés : tout à la fois, le soutien ferme de toutes les actions et orientations répondant à l’esprit de la proclamation fondatrice de 1954, à partir de laquelle le FLN et l’ALN acquirent un rôle initiateur et dirigeant ; et en même temps, la démarcation et la critique constructive des orientations qui nous paraissaient s’en éloigner.
Cette ligne à la fois unitaire et de principe était conforme aux intérêts de la lutte libératrice comme aux réalités du terrain. Elle a été longtemps méconnue ou déformée par des politiciens ou un certain nombre d’historiens de l’immédiate génération d’après guerre, complaisants envers l’unanimisme hégémoniste qui imprégnait les sphères dirigeantes du FLN (elles mêmes en proie à des rivalités féroces dans leur cadre unique). La participation et l’esprit unitaire communistes ont été ensuite (pendant et surtout après la guerre) mieux connus et reconnus au fur et à mesure qu’avec l’expérience, un regard plus objectif et documenté a été porté sur les évènements qui ont démythifié bien des événements et des acteurs. Au cours du demi-siècle écoulé, nombre de positionnements et d’initiatives qui étaient d’abord reprochés au PCA ont été au contraire portés à son crédit comme autant de contributions au contenu démocratique et social des luttes pour l’indépendance nationale.
Par exemple, il est devenu plus évident aujourd’hui que les mobilisations et les meilleures traditions politiques du mouvement national, social et culturel d’avant guerre avaient créé des conditions plus favorables au soutien et au succès de la lutte armée. Cette réalité avait été longtemps niée par ceux qui opposaient l’activisme armé à la lutte politique, essentiellement pour justifier les pratiques arbitraires et d’étouffement de la vie politique durant la guerre et après l’indépendance. Or après 1954, le soubassement patriotique et politique était resté vivace au sein de la base populaire. La prise en charge par l’insurrection des aspirations unitaires, démocratiques et sociales a permis le dépassement au moins provisoire de la grave crise des formations nationalistes et un large consensus des partis (y compris communiste) autour du soulèvement, malgré les premiers mois critiques. L’élan s’amplifiera tant que les orientations les plus positives du « Congrès et de la plate-forme de la Soummam » (août 1956) seront mises en oeuvre sur le terrain. Dans la foulée de cette sage orientation, défendue notamment par des dirigeants du FLN comme Larbi Ben Mehidi et Ramdane Abbane, furent conclus les accords FLN- PCA (mai-juillet1956) négociés, pour le PCA et les CDL, [2] par Bachir Hadj Ali et moi-même.
Après que ces orientations positives furent délaissées et contrecarrées, la prise en main du politique par les chefs de guerre a ravivé les pratiques hégémonistes et les situations de division nationalistes anciennes. Elles se manifestèrent de façon plus aiguë et destructrice à partir du moment où les protagonistes ne les réglaient pas par le débat, l’écoute des attentes populaires, les efforts consensuels pour une plate-forme sociale et démocratique concrète, à l’image des textes élaborés par les mouvements unifiés de résistance à l’occupation nazie en Europe. Les intrigues et complots allèrent jusqu’aux assassinats dont furent victimes nombre de combattants et militants nationalistes ainsi que des militants et cadres communistes de valeur, sur qui s’abattait par surcroît la malfaisance des préjugés et manigances anticommunistes.
Ces pratiques porteront un lourd préjudice à la conduite de la guerre et seront suivies de graves conséquences sur la nature du régime politique après l’indépendance. Les intérêts étroits d’argent et de pouvoir ont accentué cette partie négative de l’héritage des maquis et des réseaux clandestins. Les dirigeants en place après l’indépendance se sont auto proclamés « famille révolutionnaire », une famille multi-clanique confondant « thawra » (révolution) et accaparement du pouvoir par les armes, sous la façade du parti et de la pensée uniques. Ils y ajoutèrent la connotation d’un « socialisme spécifique », en concession à l’idéal et à la revendication de justice sociale, mais avec l’objectif réel déjà avoué en temps de guerre de maintenir le mouvement démocratique social (caporalisation syndicale par le biais de l’UGTA-CISL) et communiste dans un « cocon de chrysalide ».
A l’indépendance, l’interdiction du PCA dès novembre 1962, l’élimination et la marginalisation de nombreux militants et responsables du FLN et de l’ALN étoufferont les efforts d’éducation politique et de mobilisation des bases populaires et laborieuses. Le PCA et ses militants pour leur part n’avaient pas épargné en temps de guerre les efforts souhaitables dans ce sens. Ils ont prêché par l’exemple, s’efforçant d’accompagner chacune de leurs actions armées par des explications sur leur signification, dont les déclarations, les comportements et les témoignages des Maillot, Iveton, Ahmed Inal, Mustapha Saadoun, Nouredine Rebah, Abdelhamid Boudiaf, pour ne citer qu’eux, ont été parmi les plus édifiants. Ils ont déployé des actions à côté de la lutte armée pour compléter et appuyer cette dernière en mobilisant dans tous les domaines la majorité du peuple non directement combattant. Ils ont déployé une constante activité de propagande dans leurs publications diffusées abondamment et de façon continue sur le sol national et à l’étranger. Ils ont appelé et travaillé à initier et faire fructifier la solidarité des pays socialistes, laissée à l’abandon ou même évitée durant toute la première moitié de la guerre par illusion envers le bloc atlantique.
Consulter ces documents permet de juger à un demi-siècle de distance la pertinence des orientations pratiquées et préconisées. Parmi elles, la déclaration du 2 novembre 1954, les lettres adressées à la direction du FLN consignant les résultats des accords FLN-PCA du printemps 1956, les lettres adressées au GPRA en 1958-1959, la brochure « Notre Peuple vaincra » à la veille des manifestations de décembre 1960, le Programme du PCA (avril 1962) ainsi que « l’Essai sur les perspectives de la démocratie dans l’Algérie indépendante » (mai 1962).
Il suffit de consulter l’article de Larbi Bouhali, premier secrétaire du PCA rédigé dans la dernière année de guerre dans la revue « Kommunist » du PC de l’Union Soviétique, pour mesurer si l’appréciation qu’il portait sur les perspectives algériennes après l’indépendance a été ou non confirmée par les faits. Cette évaluation lui avait valu les imprécations virulentes de thuriféraires inconditionnels des orientations et pratiques FLN, camouflant leurs fallacieuses sentences derrière l’épopée du douloureux et fervent combat armé algérien. C’est toute la différence entre une sérieuse analyse de classe des réalités sociales et politiques et le verbiage démagogique, opportuniste et pseudo-socialiste. Comme Frantz Fanon inquiet et lucide pour l’avenir des peuples du Tiers Monde, Bouhali appelait à la vigilance et la lutte résolue pour protéger le contenu des indépendances contre le risque de confiscation.
Faute de traitement politique judicieux et démocratique suffisamment à temps, la cause nationale et sociale algérienne a sombré lors de la décennie 90 dans de nouveaux affrontements armés, fratricides cette fois et ravageurs pour la nation.
Au Politique de reprendre la main démocratiquement aujourd’hui, pour conjurer le troisième embrasement antipopulaire dont l’impérialisme néocolonial et les courants réactionnaires menacent l’Algérie et toute sa région moyen-orientale et africaine.
CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS
* Sadek Hadjerès est un communiste algérien, combattant de la guerre pour l’indépendance. Cet article publié dans un numéro hors série de l’“Humanité”, daté mars 2012, intitulé : “Algérie, 50 ans d’indépendance”, en vente en kiosque et accompagné d’un DVD : film de René Vautier “ Peuple en marche”.
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NOTES
[1] Pour l’action politique et armée PCA-CDL et FLN-ALN consulter :http://www.socialgerie.net/spip.php?breve435
[2] CDL : Combattants de la Libération, regroupant les combattants communistes ou sympathisants. Organisation armée créée par le PCA à partir de février 1955. La décision a été prise trois mois après le déclenchement de l’insurrection, suite à l’absence de réponse des dirigeants FLN à nos demandes répétées de contacts en vue de définir des modalités d’intégration des communistes à l’ALN. Ces rencontres au plus haut niveau n’auront lieu qu’au printemps de l’année suivante.