AFRICOM, l’Etat kleptocrate et le militantisme des petites gens

La ‘’guerre contre le terrorisme’’ a fourni au commandement des Etats-Unis/OTAN, à Bruxelles et à Stuttgart, la justification pour sécuriser les ‘’dangereux’’ pays musulmans de l’Afrique de l’Ouest, note Caroline Ifeka. Mais en compétition avec la Chine pour le contrôle stratégique des ressources souterraines comme le pétrole et l’eau dans le pourtour du Sahara et du Sahel, ils manoeuvrent dans la discrétion. Leur objectif demeure l’obtention de baux de location afin d’exploiter les ressources vitales pour l’accumulation du capital aux Etats-Unis et en Europe. La cause principale du militantisme de la jeunesse centré sur l’ethnie et la réforme de l’islam, souligne Ifeka, provient de l’absence de partage, par les classes dirigeantes, des revenus tirés des ressources appartenant traditionnellement à la communauté.

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US Army

L’objectif n’est plus de transformer le monde, mais (comme le préconisaient les hérésies à leurs heures de gloire) de radicaliser le monde par le sacrifice. Cependant que le système s’efforce de réaliser la transformation par la force. (Baudrillard 2002 :10)

Introduction

Au cours des années 1990, l’Afrique de l’Ouest était d’un intérêt secondaire pour les intérêts militaires et économiques de Etats-Unis, comparé à l’Afrique du Nord (Libye) et à la Corne de l’Afrique. Les difficultés continues au Moyen-Orient en matière de ravitaillement pétrolier a encouragé les Etats-Unis à se fournir en pétrole ailleurs : dans le Caucase, l’Atlantique Sud et en Afrique de l’Ouest, précisément dans les pays du Golfe de Guinée riches en pétrole, en particulier le Nigeria. Il y a vingt ans, la Chine commençait à peine à prospecter pour des opportunités commerciales et pour des contrats de construction et n’était , par conséquent, pas considérée comme étant une prétendante sérieuse à l’accès et au contrôle des importantes ressources en pétrole et en gaz de l’Afrique. (Obi 2008). Aujourd’hui, quelque 750 000 Chinois résident en Afrique , il est possible qu’il soit prévu que quelque 300 millions émigrent sur le continent (Michel et Beuret 2009 :4-5).

Les attaques terroristes sur le World Trade Centre du 11 septembre 2001 a ouvert les yeux des Américains sur les avantages stratégiques des pays relativement plus sûrs de l’Afrique de l’Ouest et du centre Ouest, en particulier le Nigeria dont le cru de grande qualité est rapidement transportable de l’autre côté de l’Atlantique vers les raffineries des grandes villes populeuses sur la côte Est industrielle. Cette réorientation majeure des Etats-Unis à l’égard de l’Afrique a eu lieu au moment où la vente d’armement par les principaux exportateurs d’armes – les Etats-Unis, la Russie et l’Allemagne- a crû de 22% entre 2005 et 2010 (Norton-Taylor 2010)

Depuis 2001, de nouvelles émeutes religieuses, des allégations d’attaques ‘’terroristes’ dans le Sahara et le Sahel et le nord du Nigeria, ainsi que le militantisme menaçant l’exportation du pétrole africain, ont amené les Etats Unis a établir le US Special Command (AFRICOM) en collaboration avec les forces spéciales de l’OTAN (Keenan 2009). Depuis 2006, les Etats-Unis ont procédé à des exercices militaires et navals dans des Etats africains choisis, y compris les îles du Cap-Vert situés à proximité des producteurs au large du Sénégal et destinés à servir aux multinationales américaines (MNCs). AFRICOM est entièrement opérationnel depuis 2008 (AFRICOM 2009 ; AFROL 2009a)

Le Pentagone semble accélérer ses projets en 2010, établissant des partenariats avec des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, le Cap Vert, le Ghana, le Cameroun, Sao Tomé et Principe, le Mali, le Niger ) pour des exercices militaires, des programmes d’entraînement et la vente à prix réduit d’avions de combats modernes, d’armes automatiques et si possible d’appareils aériens robotisés (US AFRICOM 2010). L’AFRICOM a des vues sur certaines localités situées au nord du Nigeria (par exemple : Kano, Bornu, Bauchi, Yobe, Jos, les Etats de Kaduna). Elle en a aussi dans le sud, principalement dans les Etats producteurs de pétrole (Bayelsa, Rivers, Delta) et dans le delta du Niger, le cœur de la production pétrolière, ainsi qu’à Lagos, l’immense capitale commerciale du pays, avec une population estimée à 15 millions. Lagos qui est le quartier général de la multinationale pétrolière MNC, les banques et les principales compagnies nigérianes comme Dangote LTD et les nouvelles industries légères montées en partenariat avec des compagnies chinoises.

La militarisation a lieu dans des pays choisis de l’Afrique de l’Ouest. Ceux dont l’économie préindustrielle est toujours orientée- comme à l’époque coloniale- vers l’exportation des matières premières avec peu de valeur ajoutée, ce qui profite aux économies industrialisées occidentales et asiatiques. Par exemple, la modernisation partielle du Nigeria reflète le statut d’Etat rentier qui repose sur les revenus pétroliers (Karl 1997). Son émergence tardive, au cours des années 1970, comme puissance industrielle potentielle de l’Afrique de l’Ouest, a été tuée dans l’œuf par le régime militaire du milieu des années 1980. Ceci, suite aux pressions des institutions financières et de commerce internationales (Fond Monétaire Internationale, Organisation Mondiale du Commerce) qui voulaient l’abolition des tarifs douaniers sur les biens de consommation et les produits de l’industrie légère. Une classe ouvrière émergente nigériane a ainsi largement perdu sa base économique dans les usines produisant des vêtements, des chaussures, des allumettes, des produits en fer et en acier, des bus et des camions, etc., qui forgeaient leur identité de classe sociale et leurs actions.

La modernisation économique avortée au Nigeria et dans les pays sahéliens francophones, comme le Niger et le Mali, semblent avoir permis la survivance de la tradition, c'est-à-dire les valeurs communautaires et identitaires. Jusqu’à récemment, l’élément mobilisateur des protestations de subalternes a été généralement l’ethnie et la religion plutôt qu’une manifestation de la classe sociale (C.f. Laclau 1977 : 155ff). De nombreux mouvements de dissidence de la jeunesse sont basés sur l’identité coutumière, ethnique ou religieuse qui est bien ancrée dans les communautés rurales. Elles revendiquent la récupération de la terre, de l’eau, de la gestion des ressources, des revenus provenant des locations et veulent purifier la gouvernance en faveur d’une réforme agraire équitable et de la distribution des ressources (Parker & Rathbone 2007 :91fff).

Pourtant, les groupes militants peuvent aussi se trouver affubler de surnoms globaux qui suggèrent que les communautés ont connaissance des luttes qui ont cours ailleurs. Par exemple, les communautés du nord du Nigeria ont surnommé les fondamentalistes musulmans les ‘’Talibans’’ ou ‘’Al Qaeda’’ ; ce qui indique qu’ils ont entendu parler de la guerre contre le terrorisme des Etats-Unis. De même, il y a des histoires qui circulent de jeunes hommes instruits qui vont s’entraîner dans les camps d’Al Qaeda bien que l’entraînement du kamikaze nigérian du 25 décembre (Detroit) semble plutôt inadéquat.

Lorsqu’ils résistent à la répression, les jeunes se coalisent sur la base des liens familiaux, de l’appartenance ethnique et religieuse et des clans, centrés sur deux pôles principaux : « nous les petites gens » (les clients) et « eux les hommes forts » (les patrons, les parrains). (Ifeka 2001b 2006 ; Smith 2007) Le pouvoir populaire d’opposition tire ses ressources de tout un répertoire de représentations coutumières et de pratiques (par exemple des rituels d’initiation, des dieux de la guerre, des amulettes qui protègent des balles, de la médecine juju, du langage, des textes religieux, des lieux de dévotion) qui autorisent les organisations militantes subalternes. Plus récemment, depuis le retour à la démocratie en 1999, la croissance de la pauvreté et la souffrance partagée, ainsi que la violence politique continuelle entre dirigeants et administrés, contribuent à la résurgescence des représentations et de la prise de conscience de l’identité de classe sociale tels que les ouvriers d’un certain âge, les paysans, les commerçants, les enseignants et les petits fonctionnaires l’ont connues dans les années 1970.

Adoptant une approche de politique économique, je désagrège le concept néolibéral éculé qui divise ‘’le peuple’’ en classe sociale. C'est-à-dire des groupes qui se distinguent par leur relation inégale aux moyens de production (capital) et par le pouvoir des possédants/travailleurs, mais qui expriment encore et toujours leur monde socioéconomique au travers d’institutions patrons/clients. Par exemple, les subalternes et les dirigeants constituent une formation sociale basée sur des relations inégales qui s’expriment dans des relations entre client (subalterne) et patron (dominant). Presque chacun est le client ou le subalterne de quelqu’un d’autre.

Les relations de clientélisme traversent mais n’effacent pas les divisions de classes économiques. A un certain niveau, des ministres et des fonctionnaires supérieurs sont aux commandes de l’Etat et de ses revenus et sont les super patrons ou des hommes au méga pouvoir ; ceux qui n’ont pas de tels accès sont leurs clients. Mais à un autre niveau, des fonctionnaires de rang intermédiaire, des administrateurs de compagnies, des officiers subalternes sont eux-mêmes les patrons de gens au rang inférieur. Ainsi, les relations de pouvoir entre patrons et clients définis en termes de flux ascendants et descendants informels et illicites d’argent/service constituent la ‘’vraie’’ économie politique (Joseph 1987 ; Ifeka 2001a, 2006, 2009 : c.f. Laclau 1977).

Les mouvements fondamentalistes religieux ou nationalistes ethniques peuvent puiser dans une mixture de symboles culturels ‘’traditionnels’’, aussi bien que dans les inégalités économiques (petite gens/homme fort), pour exprimer leurs frustrations de classe subalterne et un désir puissant, appuyé par la force, pour une gouvernance plus propre, plus juste avec de meilleures dividendes de la démocratie pour les masses.

* Caroline Ifeka est chercheur honoraire dans le département d’anthropologie de l’University College de Londres. - Cet article a d’abord paru dans “ACAS bulletin 85” : “Us militarization of the Sahara-Sahel: Security, space and imperialism”. Il a été traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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