Un ballon qui ne tourne pas rond

Très attendue, le Championnat d’Europe de football masculin générera des revenus considérables. D’autres événements sportifs d’envergure organisés ces dernières années ont mis en évidence leur soumission aux intérêts d’une frange déterminée de la population. Procédons à un voyage édifiant aux quatre coins de la planète.

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L’Euro jouit d’une large popularité. Il s’installe à la troisième marche du podium des événements sportifs les plus médiatisés, après la Coupe du monde de football masculin et les Jeux Olympiques d’été. Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde) [1], environ 2,5 millions de visiteurs assisteront aux différentes rencontres programmées dans les principales villes françaises, pays hôte de la compétition. En outre, des centaines de millions de personnes suivront les rencontres sur leur téléviseur.

L’organisation d’un événement de telle ampleur implique des dépenses majeures. À titre d’exemple, les stades qui accueilleront les matchs ont bénéficié d’un investissement de près de deux milliards d’euros. Celui-ci a été financé conjointement par l’État français, l’Union européenne des associations de football (Uefa – organisatrice de l’Euro), les clubs et villes hôtes. Selon l’Ocde, la valeur ajoutée de l’événement se chiffre à 1,2 milliard d’euros et permettrait de créer plus de 16 000 emplois. Par le passé, d’autres grands événements sportifs ont mobilisé des moyens considérables. Pour autant, les bénéfices engendrés ont-ils profité à toutes les tranches de la population ?

Dans un ouvrage récent intitulé Sport et mondialisation, le Centre Tricontinental (Cetri) livre une analyse de l’évolution du sport à grande échelle. Comme le résume Laurent Delcourt, sociologue et historien, chargé d’étude au Cetri, le sport s’est progressivement transformé en « spectacle global, en culture et en objet de consommation de masse ». Il est devenu un marché d’envergure générant de colossaux revenus pour certains acteurs privilégiés. Et ne peut être envisagé sans mettre en lumière son insertion au sein du système capitaliste, dont il serait à la fois objet et vecteur de production de richesses.

Plusieurs analyses réalisées sur des « méga-événements » – Jeux olympiques de Rio 2016, Coupe du monde de football en Afrique du Sud et au Qatar, Jeux olympiques et asiatiques en Chine… – ont par contre dévoilé les impacts négatifs à long terme sur les populations locales.

Des méga-événements, par qui et pour qui ?

L’opinion publique se montre résolument favorable à l’organisation d’événements sportifs de grande envergure. Comme l’analysent Jay Coakley, professeur de sociologie à l’Université de Colorado, et Doralice Lange de Souza, professeure au département d’Éducation physique de l’Université fédérale du Paraná (Brésil), cette adhésion est motivée par la croyance dans « le grand mythe du sport, selon laquelle l’activité sportive est par essence ’pure’ et ’bonne’ » ainsi que par la conviction selon laquelle la majorité de la population jouira des bénéfices engendrés. Dans leur configuration actuelle, les méga-événements profitent pourtant à certains acteurs bien déterminés : « entreprises de construction, grands groupes médiatiques , entreprises de communication, etc. »

Selon les deux chercheurs, des pistes de solutions pour renverser cette tendance existent : définition d’objectifs à long terme pour la ville ou le pays hôte, adéquation avec les réalités socio-culturelles locales, implication des populations dans le processus de planification. Ainsi tourné vers la recherche du bien commun, le développement lié à ces méga-événements profiterait à l’ensemble des citoyens du pays.

À quelques jours du coup d’envoi de l’Euro, la vigilance est de mise. Michel Platini, désormais ex-président de l’Uefa, a été condamné à une suspension de quatre ans pour son implication dans un système de corruption liant l’UEFA et la Fédération internationale de football association (Fifa). Une affaire qui fait couler beaucoup d’encre, et soulève de nombreuses questions quant au mode de fonctionnement des instances dirigeantes du ballon rond, y compris dans la mise en place de ses événements phares. Par-delà le spectacle proposé à l’Euro, peut-être assistera-t-on aux prémices d’un changement dans l’organisation de ces grandes rencontres sportives…

Rio : Dans l’intérêt des multinationales

Deux ans après l’organisation de la Coupe du monde de football, le Brésil accueille en 2016 les Jeux olympiques d’été. Le choix de la ville de Rio a été rendu possible grâce aux efforts et investissements fournis par différents acteurs brésiliens et internationaux : l’État du Brésil, des organisations sportives – le Comité international olympique (Cio) et le Comité olympique du Brésil (Cob) – et de grandes entreprises brésiliennes et multinationales. Opportunément, ces entreprises, ainsi que d’autres en lien avec des membres du gouvernement et des organisations sportives, se partagent les contrats pour l’organisation des Jo. Le stade mythique du Maracanã en offre un exemple éloquent. Rénové en grande partie sur base de fonds publics, ses revenus rempliront les bourses d’un consortium d’entreprises privées chargées de son administration.

D’après Wagner Barbosa Matias et Fernando Mascarenhas, tous deux professeurs à l’Université de Brasilia, les classes populaires pourraient s’avérer les grandes perdantes des Jeux : « violation des droits humains, privatisation des équipements et terrains publics, menaces et criminalisation de la pauvreté, gaspillage des ressources publiques »… Aux abords du Parc olympique, des centaines de riverains ont été expropriés. Pour certains mouvements sociaux brésiliens, la raison se trouve dans les intérêts spéculatifs : le déplacement forcé des populations permettra au secteur privé d’exploiter ces terrains, dont la valeur immobilière a considérablement augmenté.

Qatar : esclavage moderne

Petit émirat du Moyen-Orient, le Qatar compte environ 2,4 millions d’habitants, dont 1,8 millions de travailleurs migrants. Il accueillera la Coupe du monde de football en 2022. Un choix qui a suscité une vive polémique dans le milieu du sport. Des accusations de corruption pèsent sur la manière dont le Qatar a été élu. En outre, les températures caniculaires qui y règnent durant l’été obligeront les équipes à évoluer dans la fournaise. La Fifa a ainsi proposé de déplacer l’événement en hiver. Ce qui a suscité une levée de boucliers de la part des principaux championnats nationaux européens. Cette modification de calendrier leur étant préjudiciable, notamment en termes de contrats de retransmission.

Le Qatar ne dispose pas, à l’heure actuelle, des infrastructures nécessaires. L’État du Golfe a donc engagé de vastes projets de construction : stades, hôtels, aéroport, routes… Des dépenses colossales pour la riche monarchie. Qui bénéficieront principalement à des sociétés de construction européennes et américaines ayant noué des partenariats avec des entreprises qataries. La Confédération syndicale internationale (Csi) s’alarme du lourd tribut payé par les ouvriers employés sur ces chantiers pharaoniques en cours. Attirés par des promesses mensongères, les travailleurs migrants (qui fournissent l’écrasante majorité des forces vives) se retrouvent soumis au système de la kafala qatarie : passeports confisqués, interdiction de quitter le pays, pas de liberté syndicale, ni même le droit de changer d’employeur. Obligés de travailler de longues heures sous un soleil de plomb, au mépris des conditions les plus élémentaires de sécurité, les ouvriers logent dans des campements vétustes et insalubres. Depuis 2010, deux mille d’entre eux auraient succombé à la tâche, rien que parmi les Indiens et les Népalais .

L’Organisation internationale du travail (Oit) et d’autres organisations, dont un syndicat de joueurs de football professionnels, enjoignent les entreprises multinationales présentes au Qatar à faire respecter les droits des ouvriers. Sous la pression internationale, le Qatar remplacera fin 2016 la kafala par un autre système de contrat de travail accordant plus de droits aux travailleurs. Les partenaires indiens et népalais de l’Ong Solidarité Mondiale jugent ces avancées insuffisantes, et doutent de leur application effective. Au Qatar, le travail forcé semble avoir de beaux jours devant lui.

Chine : fabrique d’une nation

La Chine s’était vue confier l’organisation de trois événements majeurs dans les années 2000 : les Jeux olympiques de Pékin (2008), Jeux asiatiques d’été de Guangzhou (2010) et, dans un autre genre, l’Exposition universelle de Shanghai (2010). Selon Hyun Bang Shin, maître de conférence à la London School of Economics and Political Sciences, l’objectif poursuivi par le Parti communiste chinois était double : « accumuler des capitaux et instaurer la stabilité sociopolitique nécessaire à cette accumulation ». En ce sens, les méga-événements auraient une fonction de tremplin pour le développement économique futur des villes hôtes. En témoigneraient les investissements en infrastructures et en réaménagement urbain, bien plus importants que ceux consentis pour les événements-mêmes.

Hyun Bang Shin l’indique : l’Empire du Milieu connaît une aggravation des inégalités entre et à l’intérieur de ses différentes régions. Et ce, d’après lui, depuis sa transition vers une économie de marché. Par ailleurs, peuplé par cinquante-six ethnies différentes, le pays est en proie à des troubles liés à des mouvements séparatistes (Xinjang et Tibet). Les méga-événements donneraient au pouvoir en place l’opportunité de restaurer une stabilité sociopolitique, de promulguer une identité commune autour de la Nation. En atteste le slogan des Jeux olympiques : « Un monde, un rêve ». Néanmoins, des actes de résistance collective, opposés aux « États locaux et aux intérêts commerciaux », ont été observés. Résistances qui pourraient se prolonger, compte tenu de la fracture sociale que connait la Chine.

NOTES

1] Les événements sportifs internationaux et le développement local : la France face à l’Euro 2016". À lire sur www.oecd.org/fr/cfe/leed/

 

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** Laurent Delcourt est sociologue et historien, chargé d’étude au Cetri.

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