Sierra Leone: Une expérience pilote de lutte contre la corruption

Début février, le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, félicitait la Sierra Leone, soulignant que «les pas réalisés par la Commission anti-corruption sont fondamentaux». Forte de 125 personnes, celle-ci est dirigée depuis deux ans par Abdul Tejan-Cole, un juriste récompensé en 2001 par Human ¬Rights Watch (…) L’expérience de la Sierra Leone intéresse ceux qui suivent la lutte anti-corruption en Afrique. En effet, après une floraison de commissions ad hoc dans les années 1990, le mouvement a subi plusieurs coups d’arrêt, en particulier au Kenya avec le départ forcé de John Githongo, au Nigeria avec celui de Nuhu Ribadu, et en Afrique du Sud. Melissa Khemani, de l’Université de Georgetown, a étudié le fonctionnement de plusieurs de ces commissions et recommande une approche globale, précisément celle qu’a choisie la Sierra Leone.

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Amalthya

La stratégie de lutte anti-corruption en Sierra Leone a été révisée en 2008. Quel est le principal changement ?

Abdul Tejan-Cole : La nouvelle loi donne à la commission, pour la première fois, le pouvoir de poursuivre directement le délit de corruption. De quatre condamnations par an en moyenne, on est passé à 17 l’an dernier. Cela dit, la qualité des cas compte plus que la quantité. Parmi les personnes condamnées figurent un ministre de la Santé, un ancien ombudsman, deux juges, etc.

Un pouvoir de dissuasion?

La commission délivre un message de tolérance zéro: les petits poissons ne seront pas les seuls à être attrapés. Mais la répression ne suffit pas, car si on se contente d’enquêter et de faire condamner, le problème ressurgira ailleurs. Il faut une stratégie globale. La nôtre repose largement sur la prévention et l’éducation. La commission a suscité la création de 27 «clubs d’intégrité» dans des écoles secondaires, publie des lettres d’information, des posters, des autocollants; elle a signé un accord-cadre avec les médias. Il faut expliquer sans relâche que la corruption nuit à l’économie du pays. Il est essentiel aussi que notre action respecte les droits de l’homme, dont la présomption d’innocence.

Pouvez-vous donner des exemples de cette approche?

Les trois quarts des cas de corruption étant liés aux achats publics, nous avons décortiqué
les procédures des ministères de la Santé et de l’Education et fait des recommandations. Un de ces ministères utilisait 50 comptes bancaires différents, ce qui en soi est un facteur de risque. Nous n’arrivons pas en brandissant un bâton. Un bon moyen
est d’informer la population sur ses droits. Ainsi, face au problème récurrent des faux passeports, la commission a édicté et diffusé partout des règles claires: un passeport doit être établi dans les quatre jours, au coût X. Si ce n’est pas le cas, l’administré peut appeler la hotline du service d’immigration – et si cela ne suffit pas, celle de la commission. Nous avons enregistré plus de 1000 plaintes en 2009, dont 60% par ce canal.

Les fonctionnaires acceptent-ils ce regard inquisiteur ?

La commission a mandat de collecter et examiner une déclaration de leurs biens pour tous les employés du service public. Nous en avons déjà reçu 17 000 et sommes satisfaits des progrès réalisés. Le but n’est pas de généraliser le soupçon, mais de créer une base de données à partir de laquelle nous cernerons mieux les profils à risques.

Réduit-on le niveau de corruption en payant plus les fonctionnaires?

Je suis favorable à des salaires décents, permettant de faire vivre une famille, mais il y a des limites à cela. On observe aussi que le degré de corruption augmente dans les institutions où les salaires ont le plus progressé. Le problème de fond de notre service public est que le sommet de la pyramide est très restreint, le milieu quasi inexistant, et la base démesurément enflée. Vous avez par exemple dix chauffeurs pour conduire deux véhicules. En licencier une partie avec une indemnité de départ ne suffit pas. Nous mettons sur pied des programmes pour les aider à retrouver un emploi en créant leur propre société de taxi, ou de nettoyage.

Dans plusieurs pays, la lutte anti-corruption a subi des revers. Quelles leçons en tirez-vous?

Une condition essentielle de succès est de bénéficier d’un fort soutien au sommet de l’Etat, du président en tout cas. Jusqu’ici, c’est le cas en Sierra Leone. Il est aussi arrivé que des responsables chargés de lutter contre la corruption prennent plus de place que l’institution elle-même. Cette personnalisation engendre un risque, c’est pourquoi nous accordons tant d’importance aux codes de conduite, aux procédures, à une approche intégrée.

Quel est votre salaire?

Je gagne 3000 dollars par mois, trois fois moins que ce que j’avais en Afrique du Sud. Mais le travail de la commission est reconnu par le public, et c’est une satisfaction.

* Cette interview a été publiée dans le journal Suisse Le Temps, du 3 mars 2010

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