Sénégal : La candidature présidentielle de trop

Arrivé au pouvoir en 2000 dans une liesse populaire et porteur de profonds espoirs de changements et de ruptures au Sénégal, Abdoulaye Wade a vu en douze ans son pouvoir sombrer dans les dérives les plus ubuesques. Le troisième mandat pour lequel il s’est présenté au suffrage universel le 26 février est un énième coup de force qui, quel s’en soit l’issue, reste la candidature de trop.

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J A

A 86 ans, officiellement, sans tenir compte des incertitudes entourant son véritable état civil, et en dépit de ce qu’il faut bien appeler une crise de confiance qui s’est installée entre lui et le peuple sénégalais, Abdoulaye Wade s’est, une fois de plus, livré à l’un de ses exercices de prédilection : utiliser la ruse comme règle de conduite politique et instrumentaliser la Constitution pour son maintien au pouvoir. Après avoir tenté, en vain – il y renoncera sous la pression populaire – d’imposer en juin 2011 son projet de scrutin présidentiel à un tour assorti de la seule condition pour le candidat arrivé en tête de réunir 25 % des suffrages exprimés, et organisé sous la forme d’un ticket à deux, président et vice-président, le voilà qu’il récidive en faisant sauter le verrou constitutionnel limitant à deux le nombre de mandats présidentiels. En faisant valider sa candidature par le Conseil constitutionnel, composé de cinq membres, nommés par lui, Abdoulaye Wade a décidé non seulement de passer outre la Constitution de 2001 mais il a renié son engagement, publiquement pris au lendemain de l’élection présidentielle de 2007, de respecter la règle constitutionnelle des deux mandats et de ne pas se présenter en 2012.

LE COUP DE FORCE CONSTITUTIONNEL D’ABDOULAYE WADE POUR BRIGUER UN TROISIÈME MANDAT

Le passage en force d’Abdoulaye Wade n’est pas sans rappeler les justifications parfois burlesques (à l’image du président camerounais Paul Biya qui disait avoir répondu à l’appel du peuple) et toujours anticonstitutionnelles, utilisées par certains de ses pairs africains pour assurer leur longévité au pouvoir. Jusqu’à une époque récente, le chef de l’Etat sénégalais ne manquait jamais de les pourfendre et de leur rappeler, en donneur de leçons de démocratie et selon une posture qu’il aime se donner, son élection par les voies les plus démocratiques. Or, si le tour de passe-passe juridique qui a permis au président sénégalais de faire valider sa candidature à la prochaine élection présidentielle n’emprunte pas les mêmes voies formelles que celles qui ont eu cours sur le continent, il procède du même esprit : se maintenir au pouvoir coûte que coûte, et cela au prix d’une manipulation de la Constitution, sans même que le Conseil constitutionnel se donne la peine de motiver la décision.

A défaut d’avoir procédé dans la précipitation à une révision de la Constitution pour abroger la disposition limitant le nombre de mandats présidentiels, comme cela a été le cas ailleurs en Afrique, Abdoulaye Wade s’est retranché derrière une interprétation tendancieuse du droit donnée par le Conseil constitutionnel, lui-même encouragé dans sa démarche par des avis d’experts étrangers, notamment français, dont la mission de vingt-quatre heures à Dakar en service commandé avait l’allure d’une expédition qui fleurait bon le « temps des colonies ».

Il reste que, au-delà des arguments juridiques, voire des controverses que soulève cette interprétation des dispositions de la Constitution, le peu de cas qu’Abdoulaye Wade a fait de l’avis de la quasi-totalité des constitutionnalistes sénégalais et le mépris qu’il a toujours affiché à l’égard de ses adversaires politiques renvoient aux multiples dérives constatées, au cours des dernières années, dans sa conduite du Sénégal. Son mode d’exercice personnel du pouvoir, frisant le narcissisme, les choix erratiques qu’il est constamment amené à faire au niveau le plus élevé de l’Etat témoignent d’une volonté de privilégier avant tout des intérêts particuliers, notamment ceux de ses proches et de sa propre famille, plutôt que de prendre en compte l’intérêt supérieur de la Nation.

La nomination de son fils Karim à la tête de quatre portefeuilles ministériels, coiffant les domaines les plus sensibles de l’action gouvernementale et absorbant à eux seuls plus du tiers des recettes publiques du pays, en est une illustration. La responsabilité confiée à sa fille d’organiser la plus importante manifestation culturelle, le FESMAN, mobilisant des moyens financiers considérables, a fini par convaincre définitivement une grande majorité de Sénégalais que leur président dirigeait le pays au seul profit d’une minorité agglutinée autour du clan familial. Cette accusation a incontestablement atteint son point culminant lors de la tentative avortée, en juin 2011, de modifier le mode d’élection du président de la République, perçue par une très large frange de l’opinion comme une façon de préparer le terrain à une succession dynastique du pouvoir au profit de son fils.

La gestion familiale de l’Etat procède aussi, et le président Wade ne s’en est jamais caché, du jugement négatif qu’il porte sur les compétences de la classe politique sénégalaise. Bardé de diplômes, il s’estime être le seul capable de diriger le pays. Dans un contexte économique et social très tendu, marqué ces deux dernières années par de violentes manifestations spontanées contre des coupures récurrentes d’électricité et des
inondations dans Dakar et sa grande banlieue en période de pluies, et d’une façon plus générale par une dégradation des conditions de vie des Sénégalais, en particulier ceux qui peuplent les villes dortoirs entourant la capitale, le projet de succession familiale voulu par Abdoulaye Wade a été perçu comme le « coup de trop ».

Le nouveau passage en force pour faire valider sa candidature, malgré l’interdiction qui lui en est faite par la Constitution, après celui avorté, en juin 2011, pour modifier les règles du jeu électoral et pérenniser ainsi le pouvoir de Wade, père et fils, a alors servi de catalyseur à l’explosion populaire. Si les slogans rassembleurs ont été placés ces dernières semaines, comme en juin 2011, sous la bannière du rejet d’un coup d’Etat constitutionnel et électoral, ils traduisent surtout, et de plus en plus, l’exaspération de tout un peuple face aux pratiques, parfois ubuesques, du pouvoir et illustrent le divorce politique entre Abdoulaye Wade et les Sénégalais, notamment les couches populaires qui ont longtemps constitué le socle électoral et ont cru dans les promesses de changement qui leur étaient faites.

LA RÉVOLTE DU 23 JUIN 2011 OU LE DÉSAMOUR ENTRE ABDOULAYE WADE ET LES SÉNÉGALAIS

La journée du 23 juin 2011 et les violences qui l’ont jalonnée à Dakar, comme dans la plupart des grandes villes du pays, ont incontestablement constitué un tournant dans la vie politique sénégalaise et scellé la rupture entre le président Wade et une frange importante de la population sénégalaise, la jeunesse en particulier. Ce jour-là, les manifestations ont rapidement tourné en émeutes populaires, dirigées contre les personnes et les biens symbolisant l’appareil d’Etat et, d’une manière plus générale, le système mis en place depuis 2000. Par leur ampleur inédite dans l’histoire politique du pays, la mobilisation et la détermination des manifestants ont pris les traits d’une révolte dirigée contre la politique menée par le président Wade et, au-delà, contre sa propre personne.

Là où naguère, il y a quelques années seulement, le président parvenait, par le verbe et les effets d’annonce toujours plus surprenants les uns que les autres, à galvaniser les foules, les Sénégalais découvrent subitement un homme surpris par la réaction populaire et la violence qui l’accompagnait. Les propos qui lui étaient prêtés, ce jour-là, témoignaient davantage d’un désarroi devant le cours des événements que d’une capacité de retournement de l’opinion en sa faveur. Pire encore, les débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de révision de la Constitution déposé par le gouvernement ont mis en évidence la distance prise par un certain nombre de députés du parti au pouvoir à l’égard d’un texte considéré comme un moyen d’installer tôt ou tard Karim Wade à la tête de l’Etat.

L’opposition politique, quant à elle, affichait une unité revigorée par les conclusions des Assises nationales qui regroupaient la quasi-totalité des partis politiques, hormis le Parti
démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade, ainsi que les représentants des principales organisations de la société civile.

Le rapport adopté à l’issue des travaux des Assises nationales qui ont duré près d’un an (de juin 2008 à fin mai 2009) a pris la forme d’une plateforme programmatique qui, aux yeux de l’opinion, constituait le véritable socle à l’alternative au régime d’Abdoulaye Wade. Cette perspective politique s’avérait d’autant plus fondée que les formations d’opposition qui, aux élections locales de 2009, s’étaient présentées unies sous le sigle de « Benno Siggil Senegaal », une émanation des Assises nationales, ont infligé un sérieux revers aux candidats du pouvoir dans les principales villes du pays, comme Dakar et sa périphérie, Saint-Louis et Kaolack, pour ne citer qu’elles. La victoire des partis politiques d’opposition prenait un sens encore plus fort avec la défaite sans appel de Karim Wade qui jusque-là affichait l’ambition de conquérir la mairie de Dakar, ce qui aurait constitué, selon lui et sa propre famille, un tremplin pour son éventuelle accession au sommet de l’Etat.

Les manifestations du 23 juin 2011 contre un coup d’Etat électoral en vue d’instaurer une dévolution dynastique du pouvoir, ainsi que celles qui ont suivi la validation, par le Conseil constitutionnel, de la candidature d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle, ont cristallisé l’hostilité d’une grande partie de l’opinion sénégalaise à l’égard de son président. La colère populaire n’a fait qu’amplifier le mécontentement qui s’est manifesté au cours des cinq dernières années contre le mode d’exercice du pouvoir qui n’a cessé d’obéir aux humeurs et aux caprices d’Abdoulaye Wade, quitte à bafouer la Constitution et les institutions de la République. En témoigne la facilité, pour ne pas dire la légèreté, avec laquelle Abdoulaye Wade se défaisait de ses ministres et crucifiait sans ménagement ceux de ses compagnons qui l’avaient accompagné pendant sa traversée du désert.

Tout cela témoigne de ce que, aux yeux du président Wade, la gestion de l’Etat n’a de signification que si elle se plie à ses volontés et se confond totalement avec la vision qu’il peut en avoir. C’est d’ailleurs à partir de sa singulière conception des règles de fonctionnement d’un Etat et de la séparation des pouvoirs que procèdent les nombreuses révisions de la Constitution (une quinzaine) (1) et les réformes institutionnelles affectant tant l’Assemblée nationale que le Sénat ou le Conseil économique et social, avec à la clé des changements concernant l’intérim en cas de vacance de la présidence de la République. Quant à l’instabilité ministérielle, elle est à la mesure du nombre de ministères, d’Etat ou autres, dont on a du mal à délimiter les compétences, tant leurs titulaires sont soumis au jeu permanent des « chaises musicales ». Il est arrivé, plus d’une fois, qu’un ministre soit nommé le matin pour être limogé le midi et réintégré le soir, tout cela se faisant en fonction des affinités avec le président de la République et des pressions dont ce dernier pouvait être l’objet de la part de certains membres de son entourage.

Abdoulaye Wade paie donc aujourd’hui au prix fort les nombreuses fautes qu’il a commises au cours de la dernière décennie. Trois d’entre elles au moins se détachent. La première, c’est d’avoir cru – et ses multiples actes en ont par la suite largement témoigné – que l’alternance de 2000 équivalait à un blanc-seing accordé par les Sénégalais, oubliant au passage que les électeurs ont, à cette occasion, davantage exprimé un vote sanction à l’égard du candidat socialiste qu’ils n’ont émis un vote d’adhésion à la personnalité d’Abdoulaye Wade. C’est ce malentendu originel, aggravé par une évolution narcissique du mode de gouvernement, qui a conduit à un exercice solitaire du pouvoir, cela d’autant que son titulaire a toujours été convaincu d’avoir raison sur tous les autres. Les dérives de sa politique, tant intérieure qu’internationale, ont souvent résulté de sa perception d’une mission quasi divine qui l’autorise à agir, sans tenir compte des avis des autres acteurs politiques, sommés de le suivre.

La deuxième série de fautes, qui est indissociable de la première, se rapporte à l’attitude
de mépris que le président sénégalais a toujours affichée publiquement à l’égard de son opposition et de la classe politique en général, y compris à l’intérieur de son propre parti. Qui n’a gardé en mémoire la terrible phrase qu’il a prononcée en 2004 : « j’ai beau cherché dans le camp de l’opposition, comme dans mon propre camp, je ne trouve personne qui soit susceptible de me succéder » ? Se jouant des mots, de manière parfois blessante, il n’a eu de cesse de pourfendre l’incapacité des dirigeants de l’opposition, ainsi que des principales figures de la société civile, d’offrir la moindre alternative politique.

La troisième et dernière série de fautes renvoie à la dérive familiale du pouvoir. La mise en avant sur la scène politique de la fille et du fils, à l’occasion de grands événements culturels et politiques (comme le Sommet de l’Organisation de la Conférence islamique), et les importantes responsabilités qui leur ont été confiées ont largement contribué à asseoir le socle de l’impopularité d’Abdoulaye Wade. Les images de la poignée de main furtive de Karim Wade à Barack Obama lors du Sommet de Deauville de 2011 et le voyage à « Canossa » qu’a été le séjour de quelques heures à Benghazi n’ont fait qu’ajouter à la défiance des Sénégalais à l’égard d’une association aussi étroite de la famille à la conduite des affaires du pays.

Arrivé au pouvoir en 2000, dans un climat euphorique, Abdoulaye Wade est aujourd’hui confronté à une situation politique inextricable, résultant d’une impopularité jamais égalée au Sénégal, surtout à Dakar et dans les grandes villes du pays. Cette impopularité est née des nombreuses dérives observées dans l’exercice du pouvoir et dans les promesses de changement non tenues. La fuite en avant que constitue la validation en force de sa candidature ne lui épargne pas des difficultés à venir, tant l’opinion aussi bien intérieure qu’internationale paraît aujourd’hui largement convaincue que le troisième mandat qu’il brigue, désormais de sept ans depuis une énième révision de la Constitution intervenue en 2009, est le mandat de trop, lourd de dangers pour l’unité nationale.

La défiance à l’égard d’Abdoulaye Wade est aujourd’hui d’autant plus avérée que l’opposition politique regroupant les grands partis traditionnels, comme ceux plus récents créés par d’anciens Premiers ministres du président sortant, ainsi que les nombreuses organisations et personnalités de la société civile, est désormais cimentée autour du M23 (Mouvement du 23 juin), en référence aux manifestations du 23 juin 2011. Le M23 s’est ainsi chargé depuis plusieurs mois d’assurer la mobilisation intérieure et de sensibiliser l’opinion internationale et les partenaires extérieurs du Sénégal sur les risques que fait peser une éventuelle candidature d’Abdoulaye Wade.

Même si la multiplicité de candidatures de chefs de partis et de personnalités au titre du
M23 et de la coalition « Benno Siggil Senegaal » peut a priori favoriser le président Wade, il n’est pas pour autant certain qu’elle remette en question la ferme détermination des opposants à faire obstacle à la candidature du président sortant et à le contraindre à ne pas se présenter au scrutin présidentiel du 26 février 2012. Autant dire que si des incertitudes demeurent sur la tenue de l’élection, en revanche il est désormais acquis qu’une candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat, expirant en 2019, à 92 ans officiellement, est porteuse de tous les dangers pour la stabilité du Sénégal.

NOTE
1) Cf. Ismaïla Madior Fall, Les révisions constitutionnelles au Sénégal. Révisions consolidantes et révisions déconsolidantes de la démocratie sénégalaise, Dakar, Editions CREDILA, 2011.

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* Albert Bourgi est Professeur des Universités, agrégé en droit public - Note n° 117 - Fondation Jean-Jaurès - 20 février 2012 - www.jean-jaures.org


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