Sénégal : Etat de droit balkanisé, justice sinistrée, République en danger !
La crise politique que connaît le Sénégal découle d’un ensemble de dysfonctionnements liés au dévoiement des principes de l’Etat de droit qui requièrent la séparation et l’indépendance des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, le respect de la souveraineté du peuple, etc. Dix ans d’alternance ont été une succession d’actes ayant conduit à une patrimonialisation du pouvoir qui, pour Abooubacry Mbodji, «constitue un sérieux danger pour la République». C’est tout le sens du mouvement populaire de contestation qui agite ce pays.
ANALYSE CONTEXTUELLE
Le Sénégal est une République laïque, démocratique et sociale. Ces trois attributs lui confèrent le statut d’un Etat moderne, qui fonctionne selon le jeu loyal et équilibré entre une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose de manière démocratique. Cependant, un Etat n’est véritablement crédible que dans la mesure où il est doté d’un système judiciaire qui inspire confiance aux justiciables, d’institutions légales qui garantissent le respect des droits et des libertés fondamentales, des règles et procédures de consultation transparentes et démocratiques qui fonctionnent à la satisfaction générale de ses citoyens.
C’est une telle idée qui inspire à révéler les graves manquements constatés depuis l’alternance intervenue le 19 mars 2000 au Sénégal dans le fonctionnement de l’Etat de droit, à savoir la séparation, l’indépendance et l’équilibre des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) conçus et exercés à travers des procédures transparentes et démocratiques garantissant :
- le respect des droits et libertés fondamentales des citoyens comme base de la société sénégalaise ;
- le respect et la consolidation de l’Etat de droit dans lequel les gouvernants et les gouvernés sont soumis aux mêmes normes juridiques sous le contrôle d’une justice indépendante et impartiale ;
- l’accès de tous les citoyens, sans discrimination, aux instances de décision dans le cadre de l’exercice du pouvoir à tous les niveaux ;
- l’égal accès de tous les citoyens aux services publics ;
- le rejet et l’élimination, sous toutes leurs formes de l’injustice, des inégalités et des discriminations.
Partant de ces considérations, on peut aujourd’hui affirmer, sans risque de se tromper, que la patrimonialisation excessive du pouvoir, ainsi que la politisation à outrance des procédures de gestion des affaires publiques fragilisent les fondements de l’Etat de droit, décrédibilisent
l’indépendance de la justice et affectent de manière significative le respect des droits et libertés fondamentales.
C’est cette situation peu reluisante qui est aussi à l’origine des graves manquements constatés dans le mode de gouvernance qui, de plus en plus, devient anti-démocratique et anticonstitutionnelle pour ne pas dire despotique. Sinon, comment expliquer les multiples péripéties qui ont conduit le président de la République, ainsi que son parti et ses alliés, à destituer un président de l’Assemblée nationale élu et dont le seul tort est d’avoir voulu auditer le fils du président dans le cadre du financement du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique à Dakar ? De même, comment pourrait-on qualifier les multiples décisions unilatérales dont le récent découpage administratif, avec des délégations spéciales, privant ainsi les élus locaux d’achever leur mandat conformément à la loi, ainsi que les modifications de la Constitution du 22 janvier 2001 par le président de la République au gré de ses propres caprices et de ses intérêts personnels ?
C’est à cet épineux problème que se trouve actuellement confronté le Sénégal, qui subit les affres d’une profonde crise du point de vue tant institutionnel, juridictionnel que politique. La seizième décision unilatérale de modifier la Constitution, relative au projet de loi instituant l’élection simultanée d’un président et d’un vice-président, avec seulement 25% des suffrages exprimés (supprimant ainsi le quart bloquant pour les prochaines électorales de février 2011), n’est que la goutte qui a fait déborder le vase. En dépit de certaines dispositions de la Constitution (cf. art. 27 et 104 énonçant l’anticonstitutionnalité de la candidature de l’actuel président sortant pour un troisième mandat), force est encore de constater le refus de celui-ci, de son parti ainsi que de ses alliés à veiller au respect des principes de la primauté du droit.
C’est ce refus qui a conduit à la révolte populaire du 23 juin 2011, qui a connu un succès éclatant au niveau tant national (dans les villes et les campagnes) qu’international (dans la diaspora américaine et européenne). Cette éclatante victoire d’un peuple souverain restera à jamais gravée dans la mémoire individuelle et collective des Sénégalais et des Sénégalaises de la génération actuelle ainsi que dans celle des générations futures. Telle est, en effet, la leçon fondamentale qu’il faudra tirer des manifestations du Mouvement des Forces Vives de la Nation du 23 juin (M23) avec comme slogan « Ne Touche pas à ma Constitution ! », qui traduisent l’engagement solennel de tout un peuple décidé à en découdre avec toute forme de tyrannie ou de mode de dévolution dynastique du pouvoir.
ETAT DE DROIT BALKANISE
La récurrence de l’immixtion du pouvoir exécutif dans la gestion des affaires relevant des pouvoirs législatif et judiciaire témoigne du profond malaise ressenti par la majorité des citoyens sénégalais. La manipulation à outrance des institutions de la République (présidence de la République, parlement, gouvernement, cours et tribunaux), des services de sécurité (armée, gendarmerie, police), constitue l’une des plus sérieuses menaces contre la République, qui entravent le bon fonctionnement de l’Etat de droit ainsi que l’application effective des principes relatifs à l’indépendance de la justice et au respect des droits et libertés fondamentales énoncés dans les instruments juridiques majeurs, adoptés au niveau des instances sous-régionales, régionales et internationales.
De ce profond malaise résulte un certain nombre d’attitudes et de comportements de la part de certains citoyens tendant à fragiliser les fondements de l’Etat de droit, discréditer les principes d’indépendance de la justice et à compromettre le respect des droits et libertés fondamentales qui restent largement tributaires de la qualité de l’appareil et des procédures judiciaires.
Et pourtant, dans le préambule de la Constitution du 22 janvier 2001, l’Etat du Sénégal déclare solennellement son adhésion à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 et réaffirme son engagement ferme à veiller au respect des instruments juridiques internationaux et régionaux relatifs aux droits humains, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979, la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 et la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 27 juin 1981.
En intégrant ces quatre instruments juridiques de portée internationale et régionale dans le préambule de sa Constitution, l’Etat du Sénégal affirme son engagement ferme à reconnaître la valeur constitutionnelle desdits instruments, car ce préambule revêt la même forme de valeur que le texte constitutionnel lui-même. Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les quatre instruments juridiques intégrés dans le préambule de la Constitution font partie du « bloc de constitutionnalité », c’est-à-dire qu’ils peuvent servir de fondement à un recours devant le Conseil constitutionnel contre une loi.
Outre les quatre instruments juridiques ci-dessus évoqués, l’Etat du Sénégal a également ratifié de nombreux traités internationaux et régionaux relatifs aux droits humains parmi lesquels on peut citer, entre autres :
- la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ;
- la Convention relative à la répression de l’exploitation des êtres humains et de la prostitution de 1950 ;
- la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciales de 1968 ;
- la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 ;
- la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 ;
- la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 ;
- la Convention de Rome portant création de la Cour pénale internationale de 1998 ;
- la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles de 2003 ;
- la Convention de Genève et son Protocole additionnel relatifs au statut du Réfugié de 1951 et de 1967 ;
- la Convention de l’OUA sur les aspects propres au statut du Réfugié en Afrique de 1969 ;
- le Protocole à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples relatif aux droits de la femme en Afrique de 2003 ;
- le Protocole à la Charte africaine sur les Statuts de la Cour africaine de Justice et des Droits de l’Homme et des Peuples du 7 avril 2009 ;
- le Protocole à la Charte africaine portant création de la Cour africaine de Justice et de la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1998 ;
- la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, ainsi que le Protocole y afférent.
Au niveau sous-régional, l’Etat du Sénégal a également ratifié un certain nombre de traités adoptés au niveau des instances de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dont on peut citer, entre autres :
- le Protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement de la CEDEAO de 1979 ;
- le Protocole additionnel modifiant et complétant le dispositif de l’article 7 du Protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement de 1984 ;
- le Protocole relatif au Code de citoyenneté de la CEDEAO de 1982 ;
- le Traité révisé de l’UEMOA de 1994 ;
- le Protocole additionnel portant Code de conduite pour l’application du Protocole de la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement de 1985 ;
- le Protocole additionnel relatif à l’exécution de la deuxième étape (droit de résidence) du Protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement de 1986 ;
- le Protocole additionnel relatif à l’exécution de la troisième étape (droit d’établissement) du Protocole sur la libre circulation des personnes et des biens de 1990 ;
- le Traité de la CEDEAO, adopté à Lagos en 1975 (articles 2 et 27), etc.
En dépit de l’existence de cet impressionnant arsenal juridique, force est de constater que l’Etat du Sénégal a souvent failli à ses obligations vis-à-vis de la communauté régionale et internationale, notamment en ce qui concerne la soumission des rapports périodiques destinés aux organes de contrôle de certains traités régionaux et internationaux relatifs aux droits humains. Il en est ainsi le cas pour :
- la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, ratifiée en 1982 par l’Etat du Sénégal qui accuse un retard de quatre (4) rapports périodiques (notamment les 8e, 9e, 10e et 11e rapports) devant être soumis à la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) ;
- les deux Pactes internationaux de décembre 1966 dont l’un relatif aux droits civils et politiques, et l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels pour lesquels l’Etat du Sénégal doit combler un retard de trois (3) rapports périodiques (notamment les 3e, 4e et 5e rapports) qui devaient être soumis respectivement le 30 juin 2003 et le 30 juin 2008, mais qui n’ont jamais pu l’être jusqu’à présent ; les deux derniers rapports doivent également rendre compte des mesures concrètes qui ont été prises en considération des Observations finales (cf. Code ECP R/C/79/Add. 82 et sous Code 24/09/2001. E/C. 12/1/Add. 62) formulées respectivement par le Comité sur les droits civils et politiques et le Comité sur les droits économiques sociaux et culturels, après le dépôt des deux rapports ci-dessus évoqués ;
- la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 dont le rapport a été élaboré mais n’a pas encore été soumis à l’organe de contrôle de ladite Convention.
De l’avis de certains observateurs (1), plusieurs raisons justifient ces manquements dont la première est liée à « la structuration du Ministère des Affaires étrangères au sein duquel il n’existait jusqu’à une période récente ni de direction, ni de service principalement chargé de procéder au suivi de l’application des traités internationaux et régionaux relatifs aux droits humain et de veiller à ce que les rapports périodiques obligatoires sont préparés et soumis à temps aux organes de contrôle desdits traités »;
- La deuxième est liée au fait que « les agents administratifs qui auraient dû s’occuper de ces rapports ont en charge d’autres responsabilités au sein du ministère des Affaires étrangères, et considèrent ces responsabilités comme prioritaires par rapport à la fourniture des rapports périodiques qui ne finiraient que dans les archives des organisations et conférences internationales ».
Pour combler les lacunes constatées au niveau du ministère des Affaires étrangères, le président de la République, sur proposition du Premier ministre, a pris en août 2010 le décret n° 2010-1026 (2) nommant une ministre déléguée auprès du ministre de la Justice, chargée des Droits humains dont les attributions étaient de :
- « Promouvoir et protéger les droits humains à l’échelle nationale et veiller au suivi des relations entre le Sénégal et les organisations nationales et internationales des droits humains ;
- Etablir, en relation avec les structures concernées, les rapports périodiques du Gouvernement du Sénégal, ainsi que les réponses destinées aux organismes internationaux ;
- Favoriser l’application, au niveau national, des conventions internationales et régionales en matière de droits humains et participer à toutes les réunions ou assemblées statuant sur les questions relatives aux droits humains ;
- Recevoir et introduire les réclamations émanant de personnes physiques ou morales et organisations œuvrant pour la promotion et la protection des Droits humains et du Droit international humanitaire ;
- Présider le Conseil consultatif national des Droits de l’Homme.
Dans l’exercice de ses attribution, la ministère déléguée chargée des Droits humains dispose notamment, en tant que de besoin, de la Direction de l’Education surveillée et de la Protection sociale ainsi que de la Direction de l’Administration pénitentiaire ».
La création de ce nouveau Département a été bien accueillie par l’ensemble des organisations de la société civile sénégalaise et des partenaires de l’Etat du Sénégal, notamment les Aambassades accréditées au Sénégal, la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) de l’Union africaine, les Agences des Nations Unies telles que le Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies aux de l’Homme en Afrique de l’Ouest, le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, ainsi que le Conseil des Nations Unies aux Droits de l’Homme basés à Genève (Suisse), pour ne citer que ceux-ci.
En dépit de l’excellent travail réalisé par le cabinet de la ministre déléguée chargée des Droits humains à travers la redynamisation du Conseil consultatif national des Droits de l’Homme, hérité de l’ancien Haut Commissariat aux Droits de l’Homme et à la Paix (HCDHP), la rédaction des rapports initiaux et périodiques devant être soumis aux organes de contrôle des traités internationaux et régionaux pour résorber les retards tantôt évoqués, ledit cabinet a été purement et simplement supprimé en mai 2011 (après un mandat de dix mois) et remplacé par une simple Direction rattachée au ministère de la Justice. Ce qui constitue un recul sans précédent du point vue du respect des engagements internationaux et régionaux de l’Etat du Sénégal depuis l’avènement de l’alternance intervenue le 19 mars 2000.
Un autre aspect non moins important lié à ces graves manquements concerne le triste sort réservé au Comité sénégalais des Droits de l’Homme (CSDH), qui est l’organe approprié s’occupant de la préparation et de la validation des rapports périodiques adoptés par le Conseil consultatif national des Droits de l’Homme, constitué de représentants de ministères concernés par les droits humains et d’organisations de la société civile du Sénégal. La création du Comité sénégalais des Droits de l’Homme, qui est une institution nationale indépendante, découle des recommandations de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui ont abouti à l’adoption de la loi du 10 mars 1997 instituant ledit Comité.
La loi instituant le CSDH prévoit, en effet, que ce dernier « coopère avec tous les organes des Nations Unies ou toute institution régionale ayant une compétence dans le domaine de la promotion et la protection des droits humains » et qu’il « donne son avis sur tout rapport ou document destiné aux organes de contrôle des traités internationaux et régionaux en veillant au respect par l’Etat du Sénégal de ses obligations qui l’incombent en vertu des conventions internationales ou régionales auxquelles il est partie ».
Outre les maigres moyens matériels, humains et financiers dont il dispose, il n’existe pas de mécanisme de collaboration entre le CSDH et le ministère des Affaires étrangères et les autres Départements ministériels intervenant dans le domaine des droits humains. Néanmoins, il convient de préciser que même si le personnel des ministères de la Justice et des Affaires étrangères chargé de préparer la rédaction des rapports périodiques n’est pas en mesure de le faire, le CSDH ne détient sur eux aucun pouvoir coercitif pour y remédier. Son mandat se limite seulement à attirer leur attention sur le retard accusé dans la rédaction et la soumission de ces rapports après leur l’adoption par le Conseil consultatif national des Droits de l’Homme et validation par ledit Comité.
C’est la raison pour laquelle, il s’avère urgent de doter le CSDH de moyens matériels, humains et financiers adéquats afin de lui permettre de s’occuper de la préparation et de la validation des rapports initiaux et périodiques de l’Etat du Sénégal devant être soumis aux organes de contrôle des traités internationaux et régionaux relatifs au droits humains. Il s’agira également de créer des mécanismes institutionnels de coordination pour donner plus de poids au CSDH dans son rôle de coordination des activités du personnel des ministères de la Justice et des Affaires étrangères dans la rédaction de ces rapports.
JUSTICE SINISTREE
Selon les articles 7, 10 et 11 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, tout être humain a droit à « l’égalité devant la loi », à la « présomption d’innocence » ainsi qu’à un « procès public et équitable », c’est-à-dire celui « d’être entendu par une juridiction compétente, indépendante et impartiale établie la loi ». Ces droits et libertés sont également énoncés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. De manière plus précise, l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 dispose du droit reconnu à toute personne « d’être jugée dans des délais raisonnables ».
Conformément aux dispositions des principaux instruments juridiques internationaux adoptés au niveau des instances internationales et régionales, on note une étroite corrélation entre le respect des droits humains et la garantie d’un système judiciaire légitime, équitable et opérationnel. Ainsi que l’affirme Dr. Jan Willem A. Bakker dans la préface de l’ouvrage du Pr. Salif Yonaba (1997) (3) : « L’existence d’organe judiciaire compétent, indépendant et impartial constitue la condition sine qua non de tout système juridique équitable et effectif. La pertinence d’un organe judiciaire tout à la fois indépendant, impartial, compétent, légitime et opérationnel, ne saurait cependant être limitée à la protection des seuls droits mentionnés ci-dessus ».
L’existence d’un appareil judiciaire est aussi nécessaire pour la protection de tous les autres droits de l’être humain, « dans la mesure où le pouvoir judiciaire reste le rempart ultime pour les victimes des violations des droits humains en quête de réparation des préjudices subis, dès l’instant où les autres voies de recours se sont révélées infructueuses ». Cet aspect fondamental transparaît à travers l’article 8 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 et l’article 2 (al. 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.
Il en résulte que l’ensemble de ces facteurs qui influencent le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire affectent de manière significative les fondements de l’Etat de droit, ainsi que les principes de respect des droits et libertés fondamentales dans un pays donné. Le Sénégal n’échappe pas à cette règle. Bien que l’existence d’un organe judiciaire indépendant, impartial et compétent soit indispensable pour tout système juridique fonctionnel, le rôle des gouvernants ainsi que celui d’un certain nombre d’acteurs (parlementaires, sénateurs, élus locaux, avocats, magistrats, personnel de l’administration, etc.) n’en contribuent pas moins à la consolidation de l’Etat de droit et à la qualité du système judiciaire.
Néanmoins, l’importance du rôle que doivent jouer ces différents acteurs a été mise à rude épreuve par le caractère informel du mode de gestion de l’appareil étatique et des institutions de la République au point de vider celles-ci de toute leur substance. Ce qui remet en cause les principes fondamentaux garantissant le respect des normes de fonctionnement de l’Etat de droit et d’indépendance de la magistrature adoptés lors du neuvième Congrès de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur « la prévention du crime et le traitement des coupables », tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990.
Par ailleurs, conformément à ses engagements internationaux et régionaux de promotion et de protection des droits humains, de contrôle du respect des normes dans les domaines de la démocratie et de la bonne gouvernance, l’Etat du Sénégal a failli à ses obligations, notamment en ce qui concerne de la Résolution n°45/121 du 14 décembre 1990, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU qui a fait siens les instruments adoptés lors de son neuvième Congrès invitant les Etats parties à s’inspirer de celle-ci dans l’élaboration des législations et la formulation des politiques publiques. A cet effet, l’Etat du Sénégal devra s’efforcer davantage à mettre en œuvre les principes qui y sont énoncés, en tenant compte de la situation économique, sociale, juridique, culturelle et politique du pays.
De même, la non ratification par l’Etat du Sénégal d’un certain nombre d’instruments juridiques internationaux et régionaux constitue aussi un important vide à combler. Parmi ces instruments on peut citer, entre autres :
- Le Protocole se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 2008 par l’Assemblée générale des Nations Unies ;
- La Charte africaine sur la Démocratie, les Elections et la Gouvernance de janvier 2007 ;
- La Convention sur la protection des droits des Personnes déplacées en Afrique, adoptée en 2009 à de Kampala par la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union africaine, etc.
Dans le même ordre d’idées, l’Etat du Sénégal se doit de veiller à l’application de la Résolution n° 45/166 de décembre 1990, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU qui a repris spécialement à son compte les « principes fondamentaux » invitant les Etats parties à « respecter et à en tenir compte dans le cadre de l’élaboration de leurs législations et pratiques nationales des lesdits principes fondamentaux ». Un autre instrument majeur ayant trait tout à la fois au rôle des juges et des avocats est le « Projet de Déclaration relatif à l’indépendance de la magistrature », connu sous le nom de la « Déclaration de Singhvi ».
A travers sa décision n° 1980/124, le Conseil économique et social (ECOSOC) des Nations Unies a autorisé la Sous Commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités à confier au Dr. L.M. Singhvi de l’Inde la préparation d’un rapport sur « L’indépendance et l’impartialité de la magistrature, des jurés et accesseurs ainsi que l’indépendance des avocats ». Avec la Résolution n°1989/32, la Commission des Nations Unies sur les Droits de l’Homme invite les Etats parties à tenir compte des principes énoncés à travers la mouture finale du « Projet de Déclaration » du Dr. L.M. Singhvi pour la mise en œuvre des principes fondamentaux des Nations Unies sur « l’indépendance de la magistrature ».
Lors de sa quarante huitième Session et de sa quarante neuvième Session ordinaires, tenues respectivement en novembre et mai 2011 à Banjul (Gambie), la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) (4) a invité les Etats parties à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 27 juin 1981 à tenir compte des instruments juridiques sous-régionaux, régionaux et internationaux relatifs aux droits humains, à la démocratie et à la bonne gouvernance dans le cadre de l’élaboration de leurs législations et pratiques, conformément à l’article 45 de la Charte africaine.
A cet égard, la CADHP a également exprimé sa vive préoccupation à propos des récents événements qui ont conduit à l’échec du processus de transition démocratique dans plusieurs pays africains. La CADHP a aussi exprimé son inquiétude par rapport à la détérioration de la situation des droits humains dans certains pays africains avant, pendant et après les périodes électorales, surtout à propos de la situation humanitaire, eu égard à l’aggravation de la violence politique et des déplacements internes des populations et de leurs conséquences négatives sur les élections.
D’où l’importance de la ratification par l’Etat du Sénégal, à l’instar des autres Etats africains, de la « Charte africaine sur la Démocratie, les Elections et la Gouvernance de janvier 2007 », ainsi que l’adhésion à la « Déclaration de l’Union africaine sur les Principes régissant les Elections démocratiques en Afrique de 2002 » et aux autres Principes directeurs dans le domaine des élections.
En tenant compte de tout ce qui précède, il est aisé de constater que le Sénégal a souvent failli à ses obligations en la matière, surtout en ce qui concerne le respect des principes de l’Etat de droit qui requièrent la séparation et l’indépendance des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, l’égalité de tous les citoyens devant la loi, le respect de la souveraineté du peuple, etc. Pourtant, dans le préambule de la Constitution du 22 janvier 2001, il y est affirmé que « la souveraineté nationale appartient au peuple sénégalais par ses représentants ou par la voie référendaire » (art. 3, al. 1). « Aucune section du Peuple, ni aucun individu, ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté » (art. 3, al. 2).
De ce fait, le respect de la souveraineté du peuple sénégalais devient une exigence non négociable, parce qu’inaliénable qui requière des procédures de consultation transparentes et démocratiques comme précédemment évoqué. Le non respect de telles procédures constitue un sérieux danger pour la République, en ce sens qu’il affecte négativement le rôle prépondérant que doivent jouer les institutions de la République (présidence de la République, parlement, gouvernement, Cours et Tribunaux) ainsi que celui des organes de régulation ou d’appui à la démocratie tels que :
- la Commission électorale nationale autonome (CENA) ;
- le Comité Sénégalais des Droits de l’Homme (CSDH) ;
- le Conseil national de régulation de l’Audio-visuel (CNRA) ;
- le Conseil consultatif national des Droits de l’Homme (CCNDH), etc.
La récurrence de l’immixtion à outrance du pouvoir exécutif dans la gestion des affaires relevant de l’appareil judiciaire tantôt évoquée en est la parfaite illustration. L’aggravation de la violence (physique, verbale voire morale) dans l’arène politique sénégalaise au cours ces dix dernières années révèle une situation symptomatique, encouragée par l’impunité dont jouissent certains membres du gouvernement, du parti au pouvoir et de ses alliés.
En outre, tout laisse aujourd’hui à croire qu’il existe au Sénégal une « justice à deux vitesse », orientée vers des considérations crypto personnelles et non guidée par les principes de la primauté du droit, de « l’égalité de tous les citoyens devant la loi », du rejet et de l’élimination, sous toutes leurs formes de l’injustice, des inégalités et des discriminations » tels stipulés dans la Constitution du 22 janvier 2001. En plus de ces graves manquements, force est encore de constater que de tels principes ne sont pas respectés pour plusieurs raisons dont :
- la décision unilatérale du président de la République de procéder au seizième amendement de la Constitution pour faire adopter par l’Assemblée nationale le projet de loi instituant l’élection simultanée d’un Président et d’un Vice Président avec seulement 25% des suffrages exprimés (supprimant ainsi le quart bloquant et lui permettant de briguer un troisième mandat), ce qui constitue une violation flagrante des dispositions de la Constitution (cf. art. 27 et 104) ;
- le non respect des normes républicaines et des principes de l’Etat de droit qui fonctionne selon le jeu loyal et équilibré entre une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose de manière démocratique ;
- le non respect des droits et libertés fondamentales énoncés dans les principaux instruments juridiques de portée régionale et internationale, ainsi que dans les législations nationales (Constitution, Codes, Lois et Règlements) ;
- la remise en cause du suffrage universel exprimé lors des élections municipales et locales avec l’adoption des décrets pour un nouveau découpage administratif instituant des délégations spéciales ;
- l’amalgame souvent entretenu entre le mode de gestion des affaires publiques et celui du patrimoine familial par le président de la République, sans occulter le « cas tristement célèbre » de son fils qui détient l’essentiel des charges et fonctions les plus importantes au sein de l’actuel attelage gouvernemental ;
- L’exploitation anarchique et le pillage des ressources naturelles (énergétiques, hydriques, foncières, forestières, minières, etc.) dont dispose le Sénégal au profit des membres du gouvernement, du parti au pouvoir et de ses alliés, ainsi que le manque criard de transparence dans la gestion des affaires publiques occasionnant de nombreux scandales au niveau tant national, régional qu’international ;
- L’absence d’une politique claire et cohérente de lutte contre la corruption, la concussion, la non transparence, l’enrichissement illicite et le détournement de deniers publics, sans oublier les procédures mafieuses de transferts massifs de capitaux par des délinquants au col blanc vers l’étranger ;
- Le manque de motivation de milliers d’agents et de fonctionnaires de l’Administration publique pourtant honnêtes et compétents, à cause du népotisme et de la ségrégation souvent entretenus dans le cadre de l’accès équitable de tous les citoyens et segments de la société à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé, ainsi qu’aux médias publics, en particulier à la Radio Télévision nationale ;
- Le non respect de nombreuses promesses en ce qui concerne la prise en charge de la demande sociale (éducation, emploi, logent, assainissement, eau potable, santé, etc.) à cause des dépenses de prestiges qui accentuent l’élévation du coût de la vie et provoquent des risques d’instabilité et d’insécurité au niveau national ;
- La non prise en charge avec efficacité et sans délai des urgences sociales : fourniture de l’électricité, accès aux soins de santé, à l’éducation, à la sécurité alimentaire, ainsi que l’absence de perspectives claires pour la résolution définitive des problèmes d’inondations à Dakar et dans la plupart des villes du Sénégal.
REPUBLIQUE EN DANGER
En outre, il est de l’intérêt de tout Etat qui se réclame légal et fortiori démocratique de veiller au respect des principes de séparation et d’indépendance des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), qui garantissent le respect des droits et libertés fondamentales consacrés par la Constitution du Sénégal du 22 janvier 2001 et par les principaux instruments juridiques de portée régionale et internationale.
D’une manière générale, l’un des plus sérieux dangers qui guette actuellement le Sénégal est la politisation à outrance ainsi que la manipulation excessive des institutions de la République à des fins purement personnelles, ce qui a pour conséquences :
- L’instabilité au plan à la fois institutionnel et juridictionnel, due essentiellement à une mauvaise gouvernance politique et administrative avec les remaniements intempestifs dans l’attelage gouvernemental, la prolifération de nouvelle structures politiques et entités administratives (Ministères délégués, Directions, Divisions, Bureaux, Agences, etc.) dont la configuration et les domaines de compétence restent flous ; cette situation a aussi pour conséquences l’enchevêtrement et/ou le chevauchement des missions, source de goulots d’étranglement de l’Administration publique sénégalaise ;
- L’absence d’une politique gouvernementale claire, cohérente, équilibrée et opérationnelle, due à un déficit de culture des institutions qui doit accompagner le processus de démocratisation et de décentralisation du pouvoir et des compétences en matière de gouvernance ;
- Le déficit d’une conscience citoyenne et d’une culture démocratique au plus haut sommet de l’Etat, ainsi que le manque d’information et de formation des différents acteurs du processus électoral (personnel du ministère de l’Intérieur, de la Direction générale des Elections, de la Commission électorale nationale autonome et du ministère de la Justice, membres des partis politiques et de la société civile, etc.) ;
- L’absence de consensus sincère sur le format et le traitement des opérations de révision du Code électoral pour l’organisation d’élections libres, démocratiques et transparentes.
Au-delà de ces constats, la préparation des prochaines échéances électorales de février 2012 soulève déjà de sérieux contentieux notamment avec :
- La décision du président de la République de briguer un troisième mandat), ce qui est contraire aux dispositions de la Constitution du 22 janvier 2001 (cf. art. 27 et 104) ;
- La nomination d’un ministre chargé de l’organisation des prochaines élections présidentielles, jugé très proche de l’actuel ministre de l’Intérieur dont la nomination marque une profonde rupture par rapport au consensus obtenu en 2000 entre le Front pour la Régularité et la Transparence des Elections (FRTE) et le président de la République sortant à l’époque ;
- Le refus catégorique du président de la République d’observer la stricte neutralité dans la nomination d’un ministre impartial à la tête du ministère de la Justice pour redonner à ce ministère et à l’appareil judiciaire leur indépendance, leur crédibilité et leur légitimité ;
- La levée des obstacles liés à la confection et au retrait des cartes nationales d’identité, à l’inscription des jeunes en âge de voter qui le désirent sur les listes électorales ;
- la prolongation des délais d’inscription sur les listes électorales jusqu’à la fin de l’année 2011, afin de permettre à tous ceux et à toutes celles qui ont l’âge de voter et qui le désirent de disposer de leurs cartes d’électeurs.
Sans prétendre à l’exhaustivité, le refus d’admettre l’existence de tels manquements et de leur apporter des solutions idoines, conduira inéluctablement le Sénégal vers le chaos dont il se relèvera très difficilement (à bon entendeur, salut !). La pertinence d’un tel constat réside dans le fait que les manifestations du 23 juin 2011 traduisent un véritable éveil de conscience citoyenne qui a contraint le Président de la République, les parlementaires issus de son parti et leurs alliés à se réajuster par rapport à la volonté populaire.
Si l’on considère le rôle prépondérant que doivent jouer les parlementaires et les magistrats dans l’expression de cette volonté populaire, au regard de l’importance toute particulière de la mission qui leur est dévolue, quoi de plus normal qu’à la manière des gouvernants investis de la mission de la gestion de la cité, que le député comme le juge éprouve parfois le besoin de se mettre à l’écoute de son peuple ou de sa société dont il gère quotidiennement les conflits et les contradictions en statuant sur les cas qui lui sont soumis, pour s’enquérir des réactions que suscite l’exercice de sa mission sacrée.
C’est du reste à cette délicate mission que les parlementaires comme les magistrats sénégalais doivent se livrer à la suite des enseignements tirés des manifestations du Mouvement des Forces Vives de la Nation du 23 juin 2011 (M23), afin de faire face aux nombreuses sollicitations de citoyens épris de paix et de justice, conscients de leurs droits et de leurs obligations, bref d’être à l’écoute de l’opinion publique de plus en plus exigeante en termes de justice et de liberté, conformément aux principes fondamentaux de l’Etat de droit et de la démocratie fonctionnant à la satisfaction générale du peuple. Cet acte de courage doit être apprécié à sa juste valeur, parce qu’il est de nature à consolider l’Etat de droit et la démocratie, crédibiliser les institutions de la République en les mettant à l’abri du danger qui les guette actuellement.
CONCLUSION
Pour relever les défis liés à la balkanisation de l’Etat de droit, au sinistre que traverse actuellement la justice sénégalaise, ainsi qu’au bradage des droits et libertés fondamentales au Sénégal, il faut d’abord se départir de toute idée et de tout comportement tendant à minimiser les graves manquements constatés dans le fonctionnement de l’Etat de droit, le respect des principes d’indépendance de la justice et des droits et libertés fondamentales consacrés par la Constitution et les instruments juridiques internationaux et régionaux y afférents.
Avec la crise multiforme qui secoue actuellement le pays, on a l’impression que ceux qui nous gouvernent ignorent totalement l’importance de doter le Sénégal d’institutions crédibles garantissant la consolidation de l’Etat de droit, les principes d’indépendance de la justice et de respect des droits et libertés fondamentales. Mais avant de faire valoir ces droits et libertés, encore faut-il les connaître. Or cela semble loin d’être évident, surtout dans le contexte d’un régime politique ayant opté pour un régime libéral à outrance et tout azimut tendant à considérer les citoyens comme de simples « subordonnés ».
1) Cf. Rapport de l’étude d’AfriMAP et d’Open Society Initiative for West Africa (OSIWA), intitulé « Sénégal : secteur de la justice et Etat de droit », publié en 2008 à Dakar.
2) Cf. Décret n° 2010-1026 d’août 2010 du Président de la République nommant une Ministre déléguée auprès du Ministre de la Justice, chargée des Droits humains
3) Cf. Préface de l’ouvrage du Pr. Salif Yonaba, intitulé « Indépendance de la justice et droits de l’homme : Le cas du Burkina Faso », publié en 1997.
4) Cf. Editorial du Bulletin de la Coalition pour une Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples couvrant la période allant de janvier à mars 2009.
* Aboubacry Mbodj est membre fondateur de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO).
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