Quand la danse du « fou » interroge les maux du corps
On ne peut lire et analyser les transformations sociales et politiques au Sénégal et ailleurs en Afrique postcoloniale sans rendre compte de la manière dont le corps, dans toutes ses formes, est gouverné, constatent Amy Niang et Aboubakr Tandia.
Selon une socialisation traditionnelle assez ancrée, le corps de la femme était modelé, dans beaucoup de sociétés africaines, en tant qu’objet de jouissance esthétique et sexuelle pour l’homme. Les technologies du corps proprement mobilisées à cet effet faisaient du corps de l’homme un outil de travail manuel, mais aussi intellectuel et moral. En d’autres termes cette division sexuelle du travail s’accompagnait d’une distribution des positions de pouvoir dans la société.
La femme était ainsi restreinte dans l’intimité de la sphère privée familiale alors que dans la totalité de l’espace publique s’exerçait la domination masculine. Cette situation a prévalu jusqu'à récemment dans beaucoup de pays africains, avant que les processus de démocratisation et du système-monde ne prennent le dessus sur les apories des Etats postcoloniaux. De nouveaux imaginaires sociopolitiques et économiques prévalent aujourd’hui dans la désignation et les usages du corps. Plus particulièrement la « révolution du genre » a projeté les sociétés contemporaines, y compris africaines, devant une irruption-exhibition de la femme dans l’espace public, laquelle s’accompagne irrémédiablement d’une remise en cause des institutions et des structures sociales de l’hégémonie sexiste masculine, notamment la sexualité, l’Etat, l’économie, l’usage du corps.
Selon les cas, le corps de la femme évoque, de plus en plus, un certain nombre de rapports symboliques qui marquent les contradictions, mais aussi les fissures de sociétés qui accompagnent l’entrée de la femme dans l’espace public. Dès lors, on pourrait se trouver en face d’une dramatisation quelque peu subversive des rôles traditionnellement distincts. D’une part, le corps de l’homme est conçu pour les joutes aussi bien physiques, telles que le lamb (lutte traditionnelle), que politiques et économiques, et celui de la femme comme appendice paré, mais aussi comme un instrument stratégique dans ces luttes.
Le corps de la femme est ainsi le creuset sur lequel sont projetées les dimensions personnelle, psychologique et collective de la compétition politique. C’est aussi le baromètre de la quête collective de ressources et de sens, de prestige et d’extase, dans un contexte d’économie de marché où la réalisation sociale est incarnée, plus que tout autre symbole, par la présence de la femme ornée des atours de la réussite de son bienfaiteur. Dans notre analyse le corps est perçu comme l’iconographie d’une nouvelle sexualité, celle de la crise, de la déviance (1) dans laquelle le langage, le chant, la danse et toute expression corporelle, ou médiatisée par le corps, véhicule des désirs et des projets fantasmés de pouvoir et de signification sociale et politique.
GOUVERNEMENTALITE DU CORPS ENTRE PUBLIC ET PRIVE
L’argument principal est qu’on ne peut lire et analyser les transformations sociales et politiques au Sénégal et ailleurs en Afrique postcoloniale sans rendre compte de la manière dont le corps, dans toutes ses formes, est gouverné. Les gouvernementalités du corps ne se résument pas cependant aux modes d’intervention du politique sur celui-ci, mais évoquent également, dans un contexte de la « privatisation de l’Etat » (2) et des relations politiques, les gouvernementalités privées. Celles-ci renvoient aux modes de « gouvernement privé indirect » par lesquels l’individu, seul ou dans des groupuscules d’allégeance infra-sociétale, exerce une capacité à peser sur le cours des choses en commençant par les ressources les plus accessibles telles que le corps.
Le gouvernement privé du corps admet ce que Foucault a appelé les « technologies du soi », c’est-à-dire que dans l’appropriation privée des technologies du corps, les individus sont souverains dans la détermination « par leurs propres initiatives, ou par la médiation des autres, d’un certain nombre d’opérations sur leurs propres corps et leurs ames, leurs idées, leur conduite, et une manière d’etre, de sorte à se transformer en vu d’accéder à un certain niveau de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. » (3) Cependant, il convient de le noter, les initiatives privées sur le corps tendent paradoxalement à accentuer le caractère redondant de l’instrumentation de l’action publique sur celui-ci.
Ainsi, l’importance du corps en tant que lieu de reconnaissance des passions collectives, mais aussi des tensions et des contradictions sociales, relève de sa capacité à représenter, à exprimer et à mettre en scène et en sens le malaise, la quête d’extase collective sur un mode convulsif qui confère un caractère incertain au progrès social. L’imagination des formes et des possibilités d’usage du corps humain devient alors le cadre mental qui subsume les catégories du pouvoir, de l’accomplissement et de la réussite, ainsi que de la santé matérielle et morale du groupe, le corps social. Les métaphores du corps deviennent autant d’éléments de la sphère privée transposés dans la sphère publique sans que cela implique nécessairement une quelconque médiation.
Plus fondamentalement, les usages du corps comme modalités d’expression politique et de présence dans l’espace public rendent compte de la transformation des relations entre l’Etat et la société, et au sein de la cité, des imbrications complexes et des rapports conflictuels entre le public et le privé, le collectif et l’individuel. Le corps est alors conceptualisé, institutionnalisé, circonscrit, déplacé, déconstruit, élaboré, équipé non pas explicitement par l’état, mais à travers des modèles de réalisation sociale, des modèles d’être et de faire qui impulsent une mise en convergence des différents corps les uns avec les autres.
Le corps est tout ce qui reste comme bien dans un contexte de rareté économique et de désenchantement social et politique post-alternances. On comprend pourquoi il peut représenter un support, un canal privilégié, un capital personnalisable pouvant être investi dans l’ajustement, l’accommodement et la mise en sens par les individus de la conjoncture et des dynamiques structurelles sociopolitiques sous-jacentes. Cela est d’autant plus frappant que le corps devient également la cible privilégiée des stratégies de résistance et de survie face à une institution politique qui souffre d’un déficit de légitimité et d’autorité. Les événements du 23 juin 2011 (Ndlr : violentes manifestations populaires au Sénégal, pour empêcher une réforme de la Constitution engagée par le président Wade) démontrent que la résistance des corps comme recours de la contestation peut décréter la mort métaphorique de l’autorité qui fait s’effondrer le fondement de l’ordre et de l’obéissance.
Puisqu’il demeure le seul recours ou la seule arme pour des citoyens désenchantés se débattant dans la débrouille sociale et les luttes politiques, donc une menace pour l’autorité publique en faillite, le corps doit être contre carré.
Certes le corps constitue une modalité d’expression et/ou de participation politique, laquelle peut prendre une forme conventionnelle ou transgressive, pacifique ou violente, chez les jeunes comme chez les adultes, et il importe de le noter, de plus en plus chez les femmes. Mais l’usage du corps semble obéir à certains profils ou catégories précises. Autrement dit, les imaginaires mobilisés, les stratégies dégagées dans ces usages forment ce qu’on peut voir comme une figuration, c’est-à-dire des manières de figurer, de (se) représenter et leurs effets. Eu égard à l’ubiquité des figures qu’elles peuvent impliquer, il nous parait utile de souligner qu’en réalité les figures d’acteurs et les usages du corps et des modes d’expression politique auxquels elles renvoient à la fois subissent et rendent comptent des transformations sociales qui ont marqué le Sénégal depuis trois décennies au moins.
LE « YOUZA » : QUAND LE « FOU » DANSE CONTRE LA REPUBLIQUE
Le youza (Ndlr : une danse en vogue au Sénégal) s’inspire beaucoup du champ sémantique de l’utilisation du corps, du grotesque, de l’érotique, du vulgaire, du provocateur. C’est une danse qui se caractérise par un frottement nerveux des parties du corps ; elle se prolonge par une contorsion forcenée du corps entier comme si ce dernier devait être débarrassé de tics insupportables à force d’être secoué. L’habileté du danseur est jugée par sa capacité à se frotter le pubis, les aisselles, les seins et à se moucher de la manière la plus vulgaire.
Par son intensité et son répertoire sordide, le youza évoque une forme paroxystique de démence (collective) qui peut aussi se lire comme l’expression d’une imagination qui cherche malgré tout à évacuer des impulsions pressantes. La popularité de la danse est d’autant plus grande qu’elle suscite un débat des plus soutenus sur sa paternité, (4) une controverse qui reflète l’agitation émotionnelle, psychédélique d’une société qui vit de spectacle, c’est-à-dire d’une série d’exhibitions théâtralisées visant primordialement à divertir. Le fait est que dans le registre du « sujet fantomatique » ce spectacle est un champ de fantasme pour les individus en figuration qui y déploient ce qu’Achille Mbembe a appelé les « expériences spéculaires ». Il s’agit « pour l’essentiel, poursuit Mbembe de formes de l’existence [qui] naissent d’expériences singulières […] de « formes extrêmes du vivre humain » où les mondes de l’envers et les mondes de l’endroit ne font qu’un, la frontière qui les sépare s’étant évanouie » . (5) De façon plus significative « dans notre contexte africain, note Mbembe, ces formes extrêmes du vivre humain passent aussi bien par la corruption des sens et la jouissance du corps que par l’horreur qui accompagne les grandes flambées de terreur ». Le youza n’est pas un rite qui évacue entièrement, et naïvement, les maux du corps, c’est une caricature qui interroge, au-delà de sa fonction divertissante, avec une relative violence, le malaise de l’inconscient dans chaque corps possédé par cette forme de démence partielle.
Le « youza » révèle une société en extase mystique devant sa propre capacité à mettre en scène sa déliquescence. En même temps qu’on répugne de s’y adonner, il y a comme une force irrésistible qui pousse à l’indocilité, voire la transgression, cette dernière étant entièrement simulée par des tortillements toujours plus déments, et la possibilité infinie d’improviser et d’apporter, chacun à son tour et à sa manière, une touche toujours plus « créative » à ce ndeupp (7) d’un genre moderne qui aurait perdu sa fonction thérapeutique et cathartique.
Sous un mode populaire, la floraison de styles, la création artistique – si tant est qu’on peut appeler cela création – est provoquée par un désarroi suscité par la désintégration irrésistible, la sclérose de toute une société dont la majorité jeune ou très jeune reste désœuvrée, sans alternative. Une société déroutée où « les moindres hochets procurent autant de distractions». (8) Ainsi, le corps virevolte, il tourne autour de lui-même sans pour autant arriver à raccorder les membres disjoints et épars, et à reconstituer l’unité défaite du corps désagrégé. En ce sens qu’elle n’aboutit souvent qu’à une libération immédiate et momentanée, voire illusoire, l’usage privé du corps n’arrive donc pas toujours à opérer une (re)mise en cause convaincante de la puissance publique qui promeut le spectacle comme filière peu couteuse d’allocation de valeurs et de légitimation politique.
Le problème avec le « youza » n’est pas tant dans sa popularité (ravageuse) — car un effet de mode s’évanouit avec le temps — que dans sa capacité transformative et signifiante, en ce qu’il devient un système de valeurs qui gouverne les membres d’un corps qu’on arrive plus à maîtriser, et au-delà, une citoyenneté vide qui ne demande qu’à être imprégnée de contenu, une fébrilité sexuelle qui s’extirpe d’une intimité condamnée, et enfin une pratique politique qui s’absout de toute retenue éthique. Dans ce sens également, le « youza » est une expression de résistance, contre tout ce qui émeut, et contre toute contrainte morale. C’est une célébration, une représentation de la libération du corps de ses angoisses multiformes, à défaut d’une liberté morale et d’une dignité sociale.
Hommage est donc fait à la libération, en outre seul objet de cette parodie, une libération du corps qui est aussi une métaphore de la liberté politique, économique et sociale des défavorisés et des désenchantés de manière générale. Voila pourquoi elle peut impliquer une certaine violence, celle du fantasme, du miroir ou de l’effet miroir que produit le spectacle, dans laquelle le rêve est pris pour réel, le désir devient irrépressible et urgent mais il n’est plus cramponné aux impératifs du phallus déjà consumé d’épectase. Au contraire, le mode libre et sans retenue du registre de contorsions admises dans le « youza » renvoie à une «invagination du sens », (9) autrement dit un retour à la féminitude après l’échec de la posture phallique. Même si la danse du fou a été vulgarisée pour la plupart du temps par les hommes, dans le répertoire du « mbalax » (Ndlr : genre musical sénégalais), les mouvements du « youza « renvoient à l’origine à une danse « féminine ».
A partir du moment où le sens se désagrège devant un horizon et un univers politiques inaccessibles, qu’on ait du mal à faire du sens tout court, l’insensé et le loufoque s’introduisent par une logique tragiquement banale, et s’imposent comme éléments acceptables, et acceptés, d’un répertoire comportemental totalement déstructuré. C’est un phénomène d’autant plus puissant qu’il s’enrichit de faits quotidiens, de courants populaires, et d’effets novateurs, et elle s’approprie la soif collective d’espaces nouveaux d’expérimentation des possibilités d’escapade, qu’importe leur violence sous un mode spéculaire et le risque de s’enfermer dans une bulle, celle que constitue le corps ainsi réduit à de fidèles gesticulations des fantasmes et des désirs avortés. « L’espace ainsi créé par le chant, la danse et le tambour est donc celui du spectacle généralisé » (10) dans lequel l’intrusion démagogique de l’Etat dépouille ce dernier de son aura et de son autorité.
La nouvelle gouvernementalité du corps, au delà « des analyses qui se déclinent en termes de pathologie, de dysfonctionnement ou d’écart par rapport à une norme universelle ou de spécificité radicale » , (11) désigne un processus de renégociation, sous le mode de la continuité non permanente ou atemporelle, des imaginaires et des procédures de légitimation et de régulation des sociétés africaines. C’est en ce sens que, reprenant Achille Mbembe, nous dirons que les figurations, appropriations des techniques et des possibilités du corps dans l’espace public, constituent « des manières de vivre, c’est-à-dire de se raconter son être-au-monde qui, soit se situent au-delà du politique en tant que langue vernaculaire du lien social, soit en déplacant les frontières au point de reléguer le politique à une zone des confins ; ou encore, l’ignorant tout simplement, finissent par en dévoiler l’extraordinaire vulnérabilité et à en affaiblir l’autorité et la centralité ». (12) Cette gouvernementalité de l’écartèlement, du conflit en réalité, entre publicisation opportuniste ou autoritaire et privatisation catastrophiste, s’installe de façon violente dès lors qu’elle implique une agression aussi bien de l’Etat que de la société et ses composantes. A l’image du youza, sa violence réside aussi dans son caractère clinique, fantasmatique, voire instable et convulsif.
* Amy Niang est chercheuse en Science Politiques basée à Edimbourg
* Aboubakr Tandia (doctorant en Sciences Politiques à l’UCAD, Dakar)
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1) Cette sexualité conçoit le corps comme un site de contestation sociale, politique, économique et envisage les rapports entre le sexuel et le pouvoir.
2) Luc Rouban (1998). « Les États occidentaux d’une gouvernementalité à l’autre », Critique internationale n°1, p. 131-149 (p. 133).
3) Michel Foucault (2000). Ethics, Subjectivity and Truth (Essential Works of Michel Foucault 1954-1984). Vol 1, Penguin Books, p. 227).
4) Le youza porte le nom d’un malade mental, le « fou » dans l’imaginaire social, qui l’aurait créé et qui danse pour distraire son monde, soutirer des pièces et d’autres faveurs à ses sympathisants, ou défier ses contempteurs par moment.
5) Achille Mbembe, « Politique de la Vie et Violence Spéculaire dans la Fiction d’Amos Tutuola », Cahiers d'Etudes Africaines. 2003/4 - n° 172, p. 791 à 826 (p.791).
6) A. Mbembe, « «Politique de la Vie » 2003 : 791.
7) Le ndeupp (lire /ndëp/) est une cérémonie rituelle traditionnelle chez les lébous du Sénégal et qui est destinée à soigner un malade ou une personne possédée ou à qui un sort ou une malédiction est jetée. Ici on peut lui attribuer le sens d’un purgatoire. Le ndeupp repose sur le postulat de la possession du corps par un corps étranger, autrement dit l’occupation de l’espace du corps et l’effacement de la subjectivité de l’individu et de la collectivité. Son traitement rituel implique dès lors la manipulation du corps des corps sacrifiés ainsi celui de la personne possédée afin de chasser les éléments maléfiques du monde matériel et spirituel, rétablir l’intégrité du corps et l’équilibre social.
8) Georges Bataille, « Lieux de pèlerinage, Hollywood », Documents, 1929, n° 5, p. 280
9) Michel Maffesoli, Matrimonium. Petit Traité D’Ecosophie. Paris, CNRS, 2010.
10) A. Mbembe, « Politique de la Vie » 2003: 808.
11)M. Diouf, « «Privatisation des Economies » 1999: 18.
12)A. Mbembe, « Politique de la Vie » 2003: 791.