Toutes les preuves indiquent une origine et une destinée commune de l’humanité. Plutôt que l’histoire soit le théâtre de la lutte des classes, c’est une histoire de globalisation et une quête d’unité. L’Afrique, le berceau de l’humanité, doit prendre la tête dans la promotion de l’unité et non de la fragmentation. Cette unité ne peut être basée seulement sur des systèmes transitoires comme l’économie et les politiques, mais doit inclure des valeurs plus profondes et des normes enracinées dans l’ontologie, l’anthropologie et des systèmes de croyance.
L’Afrique reste une énigme conceptuelle et un trou noir épistémologique. Qu’est –ce que ça veut dire lorsque on dit «que l’Afrique s’élève» ? Qu’est-ce que «l’Afrique au sud du Sahara «implique ? Dans la perspective du développement, il y a aussi une Banque africaine du développement (Bad) et la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (Cenua). Si il n’y a rien de tel que «l’Afrique», pourquoi faire usage de ces acronymes recherchés comme l’Ua, Bad, et Cenua ? Parce que l’objet principal de cet article est de tenter de construire une philosophie africaine sur la base de l’unité africaine et il est important de se demander pourquoi l’Afrique a été surnommée «le continent noir».en dépit de l’abondance de preuves archéologiques quant à l’existence de civilisations anciennes, d’anciens documents écrits, d’architecture, de travaux artistiques et d’idées abstraites comme Dieu, l’humanité et le monde
Ces questions qui peuvent superficiellement sembler abstraites et largement philosophiques sont en fait au cœur des défis auxquels est confrontée l’Afrique. Il n’y a pas d’unité dans une philosophie de l’histoire unifiée enracinée dans l’ontologie, l’anthropologie, l’archéologie et l’économie politique. Il n’y a pas de développement africain ni de paix durable en dehors d’une Afrique unie. La vision de 2063 doit être enracinée dans une authentique et cohérente philosophie africaine, prenant en considération la réalité africaine dès le début de la première civilisation africaine connue.
Pourquoi creuser profondément dans l’histoire africaine plutôt que de se concentrer sur les problèmes du 21ème siècle de globalisation accrue et de technologie de l’information et de la communication ? Certaines de ces raisons sont contenues dans le paragraphe précédent qui fait quelques propositions et affirmations. Mais surtout, l’histoire et la civilisation de l’Afrique sont grandement contestées comme nous l’allons démontrer. Depuis le début de la colonisation, des intellectuels occidentaux ont systématiquement tenté de nier tout système cohérent de pensées et d’idées à l’Afrique, permettant ainsi leur projet colonial de mission civilisatrice. Même longtemps après que la colonisation ait formellement pris fin, il subsiste des résidus de pensées qui trahissent la «mission civilisatrice».sous divers déguisements. Par exemple, une illustration évidente est le maintien des frontières coloniales pour définir le statut des Etats africains. Même au niveau crucial des politiques économiques, l’Afrique a été soumises à des prescriptions de politiques élaborées par l’extérieur comme les célèbres politiques d’ajustements structurels imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi) qui ont dominé dans les années 1980 et 90. Ce n’est qu’en 2016 que l’Afrique commence a sérieusement considéré à transformer les économies africaines structurellement et à élaborer des cadres qui l’aideront à réaliser la Vision 2063. [1]
Le cadre philosophique de cet article concerne clairement l’intégration régionale et le panafricanisme. Compte tenu du petit marché interne parmi les pays africains, en raison de revenus faibles, il a été suggéré que la solution réside dans l’intégration régionale : «Par conséquent l’intégration régional est l’option logique, en particulier parce que l’Afrique a une excellente opportunité de profiter de la dividende démographique d’une force de travail jeune et croissante».[2] Une force de travail jeune n’est bien sûr pas la panacée : cette jeune force de travail doit avoir les compétences et le savoir nécessaires, particulièrement depuis que nous vivons dans une économie basée sur le savoir. Il est gratifiant de noter que les politiques macroéconomiques et les transformations structurelles de l’économie africaine ont pris en compte un cadre philosophique de l’économie connue sous le nom «approche».par capacité et élaboré par Amartya Sen. Sen a identifié les libertés individuelles comme incluant 5 dimensions : la liberté politique, les facilités économique, les opportunités sociales, des garanties de transparence et de sécurité protectrice. [3] Avec cette approche englobante du développement, le débat de savoir qu’est-ce qui vient en premier, la démocratie ou le développement ? est clos
Pourquoi s’engager à poser les fondations philosophiques pour l’intégration régionale et le panafricanisme ? L’Afrique a été en quête d’intégration depuis 1963, à la naissance de l’Oua, mais une unité africaine totale et complète reste un rêve à réaliser. Pendant que les efforts actuels effectués par le biais de groupe subrégionaux comme la Comesa, la Cea, l’Igad, la Sadc, la Cedeao doivent être célébrés, ils n’ont pas été assez loin dans leurs entreprises et certains d’entre eux sont inconsistants et requièrent une harmonisation. Il y a un soupçon fondé que le continent africain est toujours disjoint et fragmenté dans le cadre des anciennes colonies et dans des lignes raciales comme l’Afrique francophone, l’Afrique anglophone et le Maghreb. C’est cette fragmentation que la philosophie africaine de l’histoire tente d’aborder.
La philosophie africaine de l’histoire se situera dans l’ontologie, l’anthropologie, l’archéologie africaines, ainsi que dans la philosophie proverbiale des sages, dans le but d’établir une unité culturelle et philosophique de l’Afrique. Mais cette philosophie africaine de l’histoire aura un contexte plus large, celui de la globalisation. Une brève présentation de l’intégration de l’économie politique régionale sera présentée parce que l’intégration régionale est considérée comme un pas vers la globalisation, tout en évitant l’hégémonie de celle-ci. Les actuelles innovations dans le domaine des technologies de l’information et des réseaux sociaux, dans le contexte de la globalisation, seront également présentées comme une immense opportunité pour intensifier l’intégration africaine, démontrant que ces technologies ramèneront l’humanité à son berceau : l’Afrique.
Pourquoi une philosophie africaine de l’histoire comme point de départ ?
Il y a eu des affirmations plutôt perturbantes concernant l’Afrique, faites il y a longtemps par de respectables philosophe occidentaux. Compte tenu de ce que celles-ci ont été faites aux environs du début de la ruée sur l’Afrique, dans un projet plus général de colonisation dont l’impact à long terme se fait toujours sentir aujourd’hui dans toute l’Afrique, on ne peut que soupçonner qu’elles ont fait partie du cadre philosophique qui a pavé le chemin pour le colonialisme et la conquête impériale de l’Afrique.
Quelles étaient ces affirmations ? La première affirmation est celle de David Hume (1711-1776), un philosophe empiriste anglais qui a déclaré que «… les nègres et en général toutes les autres espèces d’humains… sont naturellement inférieurs aux Blancs et jamais il n’y eut de civilisation complexe excepté celle des Blancs». [4] Le second est Emmanuel Kant (1724-1804), qui a élaboré des vues essentialistes de la race pour dire que «…si fondamentales apparaissent les différences entre les races humaines, il semble qu’elles soient aussi importantes en ce qui concerne les capacités mentales que de la couleur de la peau». [5] Et finalement Hegel qui était encore plus abrupt en affirmant que «l’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a pas de mouvement ou de développement à montrer et les mouvements historiques qu’elle a produit- dans sa partie nord- appartiennent au monde européen et asiatique». [6] L’affirmation de Hegel est pour nous très importante parce que, clairement, elle ampute le continent d’ une partie de l’Afrique du Nord, comme l’Egypte,
Les affirmations ci-dessus ont ouvert un discours de savoir s’il existe une philosophie africaine. Depuis la publication du célèbre livre de Placide Tempels, Bantu philosophy, de nombreux intellectuels africains et non africains se sont engagés à prouver, si oui ou non il existe une philosophie africaine. Le résultat de ce débat animé est un grand nombre de livres savants sur la philosophie africaine, qui sont maintenant en usage dans de nombreuses universités dans le monde entier. Mais il reste de nombreux sceptiques. Le débat tourne toujours autour de la méthode et du contenu de la philosophie africaine : peut-il y avoir une philosophie non écrite ? Les contes et légendes, les proverbes, les mythes et l’art peuvent-ils être considérés comme de la philosophie ? Richard H. Bell, qui est un philosophe occidental, argumente que les différentes créations artistiques sont de la philosophie : «Une tradition picturale est plus qu’une collection d’objets, d’histoires, de symboles et de rituels formalisés. C’est d’abord le reflet de l’expression humaine et en tant que tel de la nature philosophique…"[7]
Malgré des siècles d’influences étrangères et de forces de modernisation, les traditions africaines se sont révélées résilientes. Raison pour laquelle, la plupart des philosophes africains défendent que les traditions et cultures africaines sont le fondement de la philosophie africaine. Sur ce sujet, William Midzi est péremptoire : «Les traditions et cultures africaines sont les éléments primordiaux de la philosophie africaine… le discours philosophique en Afrique est construit sur l’évaluation critique des traditions et cultures vivantes… Parce que les traditions et cultures africaines sont l’incarnation des éléments concrets des modèles de pensées africains, ils ne peuvent être séparés du discours philosophique africain». [8] Cette approche de la philosophie africaine, qui prend très au sérieux les cultures et traditions, a donné naissance à deux écoles de philosophie africaine connues sous le nom de sage et d’ethnophilosophie
La philosophie africaine de l’histoire dans le contexte de la globalisation
En raison d’une globalisation croissante, il n’y pas d’histoire isolée, qu’elle soit nationale ou continentale. En fait, certains observateurs attentifs de la globalisation avancent que celle-ci n’est pas nouvelle. Prenez par exemple Peter Singer, qui retrace les principales étapes de la globalisation au cours des principaux siècles d’un point de vue scientifique et politique : «Les 15ème et 16ème siècles ont été célébrés pour avoir été ceux des voyages de découvertes qui prouvaient que la Terre est ronde. Le 18ème siècle a vu la première proclamation des droits humains universels. Au 20ème siècle, la conquête de l’espace a permis aux humains de regarder notre planète d’un point extérieur, et ainsi de la voir littéralement comme un seul monde. Maintenant le 21ème siècle est confronté à la tâche de développer une forme de gouvernement adéquate pour ce monde unique». [9]
Ces forces, qui ont poussé la globalisation comme nous la connaissons aujourd’hui, sont déjà perceptibles dans les siècles précédents dans les anciennes civilisations d’Egypte, de la Mésopotamie, de la Grèce et de Rome. Par exemple, des objets sumériens et des motifs artistiques, des couteaux ont été identifiés dans l’Egypte prédynastique et la métallurgie a influencé l’ancien Moyen-Orient après 1200 av. J-C. [10] Confirmant la thèse qui veut que la globalisation est un processus d’influence mutuelle, nous pouvons citer l’exemple de l’ancienne Egypte, qui, suite à la fin du Nouvel Empire (autour de 1069 av. J-C), était gouvernée par des puissances étrangères : libyenne, assyrienne, perse, grec et romaine [11]. L’énorme influence de la civilisation égyptienne sur d’autres peuples est ainsi bien résumée : «… Il n’y a pas de doute que c’est l’art et l’architecture égyptienne, sa science et sa médecine et sa religion qui ont profondément influencé les peuples avec lesquelles elle a été en contact et même en conflit, des peuples incluant les Hébreux, les Perses et les Grecs, tout au long de son histoire indépendante.» [12]
Toute l’histoire de sociétés ayant existé semble être une histoire de globalisation. Les anciennes civilisations, dès l’ancienne Egypte des pharaons, ont été en interaction constante et se sont influencées mutuellement. L’Egypte a influencé la Mésopotamie. L’Egypte a influencé la Grèce ; laquelle a influencé Rome et la Grèce et Rome a influencé le reste de l’Europe. Et avec le colonialisme et la traite des esclaves, l’Europe et l’Amérique du Nord ont influencé l’Afrique.
Pour Karl Marx (1818-1883), l’histoire est construite par la croissance des forces productives et il a articulé cette idée ainsi : «Le moulin manuel vous donne une société avec un seigneur féodal ; le moulin à vapeur une société avec un industriel capitaliste». [13] Commentant cette observation de Karl Marx dans le contexte de l’actuelle globalisation, Peter Singer a dit la chose suivante : «Le jet, le téléphone et Internet vous donnent une société globale avec des corporations transnationales et le Forum économique mondial». [14] Pour les périodes anciennes, les forces productives qui ont fait l’histoire incluent la fonte du fer, les pyramides et les écritures anciennes (les hiéroglyphes égyptiens et le cunéiforme sumérien, des arts et des artisanats). Comme la globalisation actuelle est menée par les médias, l’interconnexion croissante (politique, économique et culturelle), l’augmentation des voyages aériens et des formes nouvelles de technologies de l’information et de la communication. [15] La globalisation ancienne était menée par l’invention des outils en fer, du commerce de l’ivoire et des épices et la transmission des idées par des écrits, des drames et de l’art. [16]. Tout bien considéré, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Mais nous devons faire une critique de l’interprétation matérialiste de l’histoire de Marx. L’histoire est aussi composée de valeurs éthiques, de croyances métaphysiques comme l’immortalité qui a conduit les anciens Egyptiens à construire les pyramides pour les pharaons décédés. En bref, la philosophie mène l’histoire et c’est la raison pour laquelle Marx a développé sa philosophie matérialiste de l’histoire et a même articulé la célèbre phrase : «L’histoire de toute les sociétés qui ont existé jusqu’à maintenant est une histoire de lutte des classes». [17] Marx rétorquerait que même la philosophie est le produit de forces matérielles : «Qu’est-ce que l’histoire des idées prouve sinon que la production intellectuelle change de caractère dans la proportion du changement de la production matériel ? Les idées dominantes de chaque époque ne sont rien d’autres que les idées de la classe dirigeante». [18] Cependant, l’histoire abonde d’exemples d’idées radicales qui ont renversé le statu quo. La vérité est quelque part entre les deux. On trouvera une brève présentation des principaux éléments de la philosophie de l’histoire dans la prochaine section, sous philosophie globale de l’histoire, compte tenu du fait que cette pensée a eu une grande influence en Afrique post-coloniale, comme l’illustre des personnalités tels Nkrumah, Senghor et Nyerere.
La philosophie africaine de l’histoire et la philosophie globale de l’histoire
On peut se poser la question de savoir pourquoi lier l’histoire de l’Egypte ancienne à la philosophie africaine de l’histoire. En dépit de preuves savantes et archéologiques indéniables qui démontrent que l’Egypte ancienne est culturellement et anthropologiquement liée à l’Afrique subsaharienne, il y a toujours de nombreux érudits qui remettent en question cette affirmation. Confronté à ce défi, Cheikh Anta Diop a fait une déclaration audacieuse : «L’ancienne Egypte est une civilisation nègre. L’histoire de l’Afrique noire restera suspendue dans les airs et ne peut être écrite correctement jusqu’à ce que les historiens africains osent la connecter à l’histoire de l’Egypte». [19] Diop va plus loin, affirmant que les systèmes philosophique grecs comme les mathématiques de Pythagore, la théorie des quatre éléments (l’air, le feu, l’eau et la terre), Thalès, Epicure, Platon et sa théorie des formes sont fondés sur la cosmogonie égyptienne. [20] Cette affirmation sera utile plus tard, lorsque nous discuterons les éléments clés de l’ontologie africaine comme base de son unité. Exclure l’Egypte ancienne de l’histoire africaine c’est comme exclure les anciens Grecs et Romains de l’histoire de l’Europe.
Une philosophie africaine de l’histoire, comme partie de la philosophie globale de l’histoire tente de théoriser la nature, la signification, la valeur et la destinée des activités humaines et des évènements. Elle explique la logique sous-jacente et les hypothèses sur les raisons pour lesquelles les choses se produisent comme elles se produisent. Elle répond à la question fondamentale de savoir pourquoi et comment l’humanité se relie à l’Etre Suprême (Dieu) et à l’univers (cosmos ou monde). La vision du monde africaine qui informe la philosophie africaine de l’histoire est résumée dans les concepts de «dynamisme, de force vitale et de Muntu - l’humanité comprenant les défunts, les vivants et ceux à naître». [21] Cette vision du monde a été encore élaborée plus avant par Placide Tempels dans son livre Bantu philosophy qui est devenu un référence dans la philosophie africaine.
Une interprétation philosophique de la base de l’unité africaine a été bien développée par des intellectuels ougandais étudiant à Londres dans les années 1960. Dans la notion de Ntu-ism, «attitude commune à l’égard de la vie, de la culture, de l’héritage. En choisissant le mot Ntu, nous voulons représenter la philosophie qui court à travers toute l’Afrique… La plupart des idées qui reflètent le mode de vie africain sont incarnées dans la philosophie de Ntu…» [22] Il est important de comprendre comment cette philosophie est apparue sous un nouveau nom, celui d’Ubuntu. Ceci est une philosophie universaliste qui explique toutes les réalités aussi loin que la raison humaine peut aller. Les philosophes ougandais s’efforçaient aussi de remettre en cause les catégorisations des Africains par les Européens qui ont étiqueté les groupes comme étant des Nègres, des Bantous, des Hamites et des Nilotiques. Malheureusement ces catégorisations ont été inscrites dans les livres d’anthropologie et d’histoire dont il est difficile de les effacer. Longtemps après le colonialisme, certains arrangements politiques sont dessinés le long de lignes ethniques (par exemple le fédéralisme ethnique) qui démontrent comment les concepts coloniaux déterminent toujours la conscience de soi des Africains.
C’est cette quête de personnalités africaines ou de conscience de soi qui a donné naissance aux tendances de philosophie africaine des célèbres dirigeants panafricanistes/nationalistes comme Julius Nyerere et son socialisme africain, Kwame Nkrumah et sa prise de conscience, l’humanisme de Kaunda et la négritude de Léopold Senghor. John Mbiti, un des principaux philosophes africains, a résumé la vision africaine du monde ainsi : «Je suis parce que nous sommes, donc je suis».[23] Au centre de l’identité africaine, il y a interconnexion des membres de la communauté, basée sur des croyances, des valeurs, des rituels et des attentes partagées. Formulé simplement, être c’est être avec et pour les autres. A noter qu’il y a un équilibre délicat entre l’identité de l’individu et celle de la communauté. L’histoire devient donc un processus où les individus partagent la vie de la communauté, la forment et sont formés à leur tour. Il y a progrès lorsque l’interaction entre les individus et la communauté est harmonieuse et décline lorsque les intérêts et les valeurs de l’individu sont en conflit avec ceux de la communauté.
Cette philosophie est aussi exprimée dans un autre concept, de celui d’Ubuntu qui se résume ainsi : «Une personne est une personne seulement avec d’autres personnes. Seule elle est un animal».[24] Selon la philosophie Ubuntu, le progrès de l’humanité consiste à affirmer son humanité en reconnaissant l’humanité de l’autre ce faisant «…établir des relations humaines avec eux».[25] De la philosophie Ubuntu sont dérivés toute une série de valeurs éthiques qui constituent un univers moral : l’ouverture et la disponibilité aux autres, l’affirmation de l’autre, l’empathie, le respect, le soin mutuel et le partage, la coopération et la communication [26] tolérance, patience, générosité, hospitalité, intégrité, dignité, profondeur spirituel, la communion avec la vie toute entière et le cosmos. Il est facile de comprendre comment une telle philosophie de vie et de l’histoire peut être facilement manipulée et exploitée si elle entre en contact avec une vision du monde soupçonneuse, sceptique, calculatrice, compétitive, possessive et individualiste. La philosophie Ubuntu présuppose une bonté fondamentale de l’humain et est essentiellement un regard optimiste sur la nature humaine.
Comparez cette vision du monde avec le principal rationaliste occidental de René Descartes (1596- 1650) qui a ainsi résumé sa philosophie : «cogito ergo sum soit, je pense donc je suis». [27] Pour lui, être c’est penser. Une vision du monde individualiste n’est pas difficile à reconnaître ici. Un autre grand philosophe occidental qui a eu une immense influence sur les théories politiques et l’école réaliste des relations internationales est Thomas Hobbes (1588-1679). Il considère les humains comme étant dans un état d’attente de la guerre «comme si c’était chaque homme contre chaque homme», et décrit cet état de nature avant le gouvernement de l’Etat. «La peur permanente et le danger de mort violente ; et la vie de l’homme, solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte». [28] C’est cet état de guerre perpétuelle qui nécessite la formation de gouvernement avec un pouvoir absolu, selon Hobbes.
Un autre maître de la suspicion est Karl Marx auquel nous avons déjà fait référence. Il voit le monde et l’histoire comme le théâtre de la lute des classes, dans laquelle l’opprimé et l’oppresseur sont dans une confrontation mortelle. Il critique également des philosophes et en appelle à une transformation sociétale : «Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, La question pourtant est de savoir comment le changer». Pour Marx, être c’est changer l’histoire en travaillant en faveur d’une société sans strate ni classe. Ces principales idées peuvent être résumées en cinq points :
- 1. la primauté de l’économie ou des bases matérielles ;
- 2. l’histoire se transforme par la lutte de classes ;
- 3. la logique du capitalisme est de faire du profit en exploitant les travailleurs ;
- 4. l’histoire progresse par un processus dialectique qui est aussi déterministe ;
- 5 le capitalisme contient en lui-même les graines de sa propre destruction et il sera un jour remplacé par le communisme.
Marx a basé sa philosophie de l’histoire sur Hegel, qui voyait l’histoire comme se mouvant dans des moments dialectiques de thèse, antithèse et synthèse. Essentiellement les deux hommes s’accordaient pour dire que l’histoire a un but déterminé par des forces au-delà du contrôle des humains, bien que les humains puissent être les catalyseurs de mouvement de l’histoire.
Emmanuel Kant a aussi de grandes théories de l’histoire qu’il résume ainsi : «Ainsi cela est le résultat d’une tentative philosophique d’exprimer l’histoire primordiale de l’homme : contentement de la Providence et avec le cours des affaires humaines en général, qui ne progresse pas du bien vers le mal mais se développe graduellement du pire vers le mieux ; et dans ce processus la nature a donné à chacun une part à jouer qui aussi bien la sienne que dans son pouvoir».[29]
Ce qui nous intéresse particulièrement chez Kant c’est son idée de l’histoire universelle avec un intention cosmopolite qu’il a développée en 1784. Ceci est la première tentative par un philosophe de conceptualiser un gouvernement mondial par-dessus et au-delà des relations internationales. Ce point de vue est déclaré dans huit thèses et spécifiquement la 8ème thèse : «On peut considérer de façon générale l’histoire de l’espèce humaine comme la réalité d’un plan caché de la nature qui doit apporter à l’interne, mais pour cet objectif aussi à l’externe, une constitution nationale parfaite, comme le seul état dans lequel toutes les capacités naturelles de l’humanité peuvent être développées». [30] Parmi ces capacités à développer il y la liberté et le commerce entre les nations. Puis il imagine un possible organe politique mondial pour lequel les nations se préparent indirectement : «Et ainsi ils préparent indirectement le chemin pour le grand organe politique du futur, un corps politique pour lequel l’Antiquité n’a pas d’exemple. Bien que ce corps politique n’existe aujourd’hui qu’à l’état d’esquisse, il semble néanmoins qu’un début d’intérêt se manifeste déjà au sein de tous ses membres, qui ont un intérêt à préserver le tout, et ceci donne naissance à l’espoir que, finalement, après de nombreuses révolutions, réformes, l’objectif suprême de la nature - un Etat cosmopolite, la matrice dans laquelle toutes les capacités originales du genre humain se développeront - deviendra enfin réalité». [31]
On échoue à comprendre la vision excessivement optimiste de Kant de l’histoire du monde et de la nature humaine. Clairement, il pense aussi que la nature travaille en faveur d’une histoire universelle ou cosmopolite du monde. Ceci est un point philosophique sur lequel le panafricanisme doit construire pour faire progresser son agenda de l’Unité africaine, comme une grande partie de l’humanité unifiée.
Un commentaire sur la civilisation. Si l’histoire a une certaine logique et rationalité, c’est parce que les humains qui font l’histoire sont guidés par une certaine logique et rationalité avec des variantes de ces facultés. S’il y avait une communauté humaine qui manquait de logique et de rationalité, elle vivrait dans le chaos et une société anarchique, même si Thomas Hobbes - que nous avons mentionné précédemment, suggérait une expérience de la pensée à cet effet. En fait d’autres penseurs politiques comme Rousseau et Locke ont porté un regard plus optimiste sur le genre humain dans l’état nature. Kant aussi argumente que la nature et la Providence ont créé les gens de sorte qu’ils désirent vivre une vie ordonnée qui progresse vers une plus grande perfection. Voilà en quoi consiste la civilisation.
Toutefois il reste la question de savoir vers quoi mène la civilisation. Arnold Toynbee, un théoricien principal de l’histoire, observe que les civilisations ont «une formule récurrente dans le processus de crises, de déclin et de chute». [32] Toynbee écrivait après la Deuxième Guerre mondiale et exprimait sa crainte quant au devenir de la civilisation occidentale au sein de la Guerre Froide. De savoir si l’Occident prendra le chemin d’autres civilisations et sera moribonde ou mourra, il argumentait que l’histoire n’a pas à se répéter elle-même puisque les humains sont libres. : «C’est à nous, par nos efforts de donner à l’histoire, en l’occurrence la nôtre, une tournure nouvelle et sans précédent». [33] On peut objecter que même les anciennes civilisations ont eu des personnes libres mais qui ont usé de leur liberté de sorte qu’elle a conduit à la chute de leur civilisation. Donc, probablement les humains ont une formule qui lui fait répéter les mêmes erreurs.
Toynbee fait quelques excellentes suggestions sur ce qu’il y a lieu de faire si l’Occident doit être sauvé du destin qu’ont connu d’autres civilisations. Il suggère trois stratégies dans le des domaines de l’économie, de la politique et de la religion : «En politique, établir un système coopératif constitutionnel de gouvernement du monde. En économie trouver des compromis de travail (divers selon les requis pratiques des différents endroits et de l’époque) entre l’entreprise libre et le socialisme. Dans le domaine de l’esprit remettre les superstructures séculières sur des fondations religieuses».[34] C’est cette même pensée qui a inspiré la création de l’Union africaine et le système des Nations Unies, avec quelques modifications. Toynbee ajoute que le maintien de la religion est crucial dans la préservation des civilisations.
Marx qui a taxé la religion «d’opium du peuple» se serait bien sûr opposé à toute allocation de rôle à la religion dans la vie publique globale. Il est aussi instructif de noter que Toynbee - et je pense qu’il a raison- suggère que la civilisation est avant tout un processus spirituel- non pas religieux- d’amélioration. : «Dans chacune de ces civilisations, le genre humain s’efforce de s’élever au-dessus de sa condition humaine, au-dessus de l’humanité primitive, c'est-à-dire vers un genre de vie spirituellement plus élevé». [35]. Ce point de vue est proche de la compréhension de l’évolution mais avec une dimension spirituelle que Teilhard de Chardin a ajouté : la conscience de la complexité. Ainsi les civilisations ne sont pas juste l’accumulation d’innovations technologiques meilleures et plus sophistiquées.
Le côté tragique de cette histoire des civilisations est qu’aucune société humaine n’a jamais atteint cet état supérieur de vie spirituelle, à l’exception de quelques rares individus dont on dit qu’ils sont des saints ou des sages ou des philosophes. [36] Et Toynbee de conclure sur une note plutôt optimiste et sobre : «Aucune civilisation connue n’a, à ce jour, atteint le but de la civilisation. Il n’y a jamais eu de communion des saints sur la Terre». [37] Tout ce que nous savons c’est qu’au cours de l’histoire il y a eu de rares femmes et hommes comme le Gautama Bouddha, Confucius, Martin Luther King Jr, la Bienheureuse Mère Thérésa de Calcutta (qui sera canonisée le 4 septembre 2016), Nelson Mandela, Gandhi, St Augustin, St Thomas d’Aquin, Socrate, etc., qui ont excellé dans la sagesse et la vertu et ont vécu une vie qui est cause de célébration pour la postérité. A cela nous pouvons ajouter de nombreux autres sages africains inconnus qui ont laissé des proverbes, des énigmes, des mythes et des légendes. Ce qu’ils ont en commun est une vision globale de la réalité qui transcende leur contexte culturel, social et économique immédiat. Nous pouvons les appeler «citoyens globaux». Ce sont ces individus, connus ou inconnus, qui sont l’incarnation de la philosophie de l’histoire globale
Les fondations anthropologiques et archéologiques : des cavernes et pyramides aux ordinateurs
Grâce aux données massives provenant de découvertes archéologiques et d’études ethnographiques, les faits de base concernant l’origine et les mouvements de l’humanité sont bien connus et peu disputés. Dans cette section, je vais tenter de démontrer, en fonction de preuves empiriques documentées jusque là, qu’il y a une unité fondamentale, anthropologique et culturelle de l’Afrique et donc l’appel pour une Afrique unie n’est pas une tentative pour contraindre des peuples qui n’ont rien en commun. En chemin, certaines idéologies et erreurs qui ont perturbé la vue d’une Afrique unie seront soumis à la critique, du point de vue des sciences sociales, philosophique, politique et théologique.
Le premier fait crucial à retenir est que l’évolution de l’humanité commence en Afrique subsaharienne et l’homo sapiens (il y a 40 000 ans) a migré vers le nord et le nord-est.[38] L’époque du paléolithique est estimée s’être terminé autour de 10 000 av J-C. Mais on se demande ce qu’il s’est passé entre 40 000 et 10 000 av. J-C. Et pourquoi les historiens continuent de désigner cette période sous le terme «préhistoire» ?
Les peintures rupestres de cette période, découvertes dans différentes parties du monde, montrent des similarités remarquables et si elles ont servi à des rituels [39] et à des buts symboliques, alors elles constituent une civilisation et incarnent un point de vue philosophique qui leur est propre. J’aime particulièrement la manière dont Basil Davidson place l’Afrique au centre de l’histoire du monde : «Rien de grand ou d’important dans l’histoire du genre humain ne peut être complètement compris sans le côté africain de l’histoire… Essentiellement le monde est un. Tous ses peuples appartiennent au même ensemble». [40] Alors que nous recherchons une base philosophique pour l’unité africaine, nous devons nous souvenir que l’Afrique appartient à une réalité plus grande connue sous le nom de «monde» ou humanité
H.G.Wells, écrivant en 1922 son petit livre A short history of the world, tente d’esquisser une histoire du monde depuis les plus anciennes traces connues de l’humanité. A cette époque, Wells a retrouvé les plus anciennes traces d’humanité en Europe occidentale, en France et en Espagne. (des découvertes archéologiques récentes démontrent autre chose). [41] Des preuves archéologiques tel des ossements, des armes, des peintures rupestres, des fragments d’os gravés, montrent qu’il y a environ 30 000 ans des humains habitaient en Europe occidentale. Wells était prudent et mettait en garde que cette connaissance archéologique était partielle puisque d’autres parties du monde, comme l’Asie et l’Afrique n’avaient pas encore été explorées par des archéologues. La culture des populations qui vivaient il y a 40 000 ans est ainsi décrite par Wells : «Ils perçaient des coquillages pour en faire des colliers, se sont enduits le corps de peinture, ont sculpté des ossements et des pierres, ont esquissé des images sur la roche et les os et ont peint des esquisses primitives mais souvent d’une main compétente sur les murs lisses des cavernes et sur des rochers qui s’y prêtaient». [42]
Ces humains vivaient dans l’Est, en Afrique du Nord et dans le sud équatorial. Quelle était l’économie politique de ces premiers humains ? Ils vivaient de la chasse, faisant usage d’outils rudimentaires (lances et des pierres), des abris non construits, faisaient usage de l’argile mais ne connaissaient pas la poterie, pas d’agriculture et donc ils se nourrissaient de racines, de fruits, de poissons et de gibier. Cette époque est connue sous le nom de «paléolithique» ou Age de pierre. Cette période fût suivie du néolithique ou Nouvel Age de pierre au cours duquel les humains ont appris à polir des outils de pierre. [43] Ce qui nous intéresse particulièrement est le processus de pensés de ces premiers humains. A quoi pensaient-ils, en quoi croyaient-ils ? En l’absence de documents écrits, hormis les peintures rupestres, on ne peut que spéculer. Après tout, une grande partie de la philosophie est de la spéculation induite par la logique. La spéculation est un exercice intellectuel parfaitement légitime dans toutes les disciplines académiques.
Wells, de façon assez méprisante, compare la pensée des premiers humains à celle d’un enfant. «L’homme primitif pensait probablement comme un enfant, c'est-à-dire, en une série d’image imaginatives. Il conjurait des images ou des images se sont manifestées dans son esprit et il agissait en accord avec les émotions qu’elles suscitaient. Comme le font aujourd’hui les enfants ou les gens peu instruits». [44] Il exclut la possibilité d’une pensée systématique jusqu’aux derniers 3 000 ans. Donc comment ces gens organisaient-ils leur vie sociale ? Wells suggère avec raison qu’ils faisaient usage de tabous, de la crainte de l’autorité parentale, du respect de la mère, de la solidarité avec son groupe d’âge, fdu respect de forces surnaturelles (dieux) et des ancêtres défunts, de l’usage de fétiche, de charmes, d’incantation et d’augures pour déterminer des causes. [45]
Il y a des problèmes sérieux avec les spéculations de Wells. Premièrement, il y a l’hypothèse que les premiers groupes humains avaient tous les mêmes facultés intellectuelles et les mêmes aptitudes. A aucun moment dans l’histoire humaine, il n’y a eu des groupes de personnes douées des mêmes capacités intellectuelles et ayant les mêmes intérêts. Au sein d’une même société les uns sont connus pour leurs compétences pratiques comme le travail sur bois, le tissage, la culture de la terre alors que d’autres sont connus pour de la pensée spéculative, comme conteurs, diseurs de proverbes, pour résoudre les disputes de la communauté comme des juges qui ont recours aux normes et coutumes. L’existence même des peintures rupestres, des peintures corporelles, des rituels et l’usage de fétiches et de charmes, les figurines d’argile suggèrent qu’en plus de la chasse, la fabrication d’outils, certains étaient engagés dans la signification plus profonde la vie et l’ont traduit sous forme d’art et de performances ritualisées. C’est ainsi que ces populations ont réussi à surmonter les épreuves de la vie : la maladie, la mort, l’idée du Bien et du Mal, les conflits dans la communauté et le maintien de l’ordre.
Deuxièmement, ce point de vue est toujours vivace dans la plus grande partie du monde et constitue la philosophie du peuple. La famille est toujours l’unité de base de la société et les membres sont gouvernés par les valeurs fondamentales du respect de ses parents et pour les vieillards. Chrétiens ou non chrétiens, des myriades de croyants croient toujours au pouvoir des incantations, des prières et des sacrifices propitiatoires. Et les gens porteront des charmes protecteurs. Derrière ces croyances, il y a une pensée dynamique qui s’est poursuivie pendant des millénaires et est souvent captée dans les proverbes, les mythes et légendes qui sont maintenant considérés comme faisant partie de l’ethnophilosophie. Cette philosophie des cavernes est toujours pratiquée et vécue dans la plupart des pays africains. Il est certain que les philosophies bantoues et Ubuntu, auxquelles nous faisions référence précédemment, contiennent ces éléments. L’usage des fétiches et des charmes, des incantations et la représentation d’animaux en art, font partie de la philosophie animiste qui propose que toutes les créatures et les mots possèdent une force vitale, ce qui est un autre concept de l’Etre. [46]
Troisièmement, dans la pensée et le savoir africains, le raisonnement abstrait n’est pas séparé des émotions et de l’imaginaire. Raison pour laquelle, la musique, la danse, les rituels, les drames et les contes sont incorporés à la pédagogie des jeunes au cours des cérémonies initiatiques. Chose intéressante, Nkafu Nkemnkia utilise le concept de force vitale pour nous orienter dans la philosophie africaine : «Il résulte que tous les aspects de la pensée ou de l’imagination se trouvent, se sont peut être trouvés ou sont déjà trouvés dans l’être. Avec ce principe de la force vitale de l’esprit, nous pouvons dire que l’Afrique ne peut se passer d’un contexte historique concret du passé. La philosophie africaine doit être recherchée dans les traditions et coutumes de nos ancêtres et les travaux des écrivains africains de tous les temps».[47]. Nous pouvons ajouter que la philosophie africaine doit être recherchée dans les cavernes et les pyramides dans toute l’Afrique, celles connues et celles qui restent à découvrir. Mais l’on doit apprendre l’art et la science de l’interprétation des codes secrets que les anciens utilisaient pour exprimer leurs pensées et leurs sentiments. Ils étaient beaucoup plus raffinés que ce que nous pensons.
Juste pour illustrer ce point, nous pouvons considérer quelques proverbes africains qui captent les éléments philosophiques mentionnés plus haut. A noter qu’il est difficile de dater les proverbes africains. Certains ne donnent aucune indication sur leur origine puisqu’ils ne mentionnent aucune invention matérielle humaine. D’autres sont moins mystérieux. Ils sont généralement brefs pour faciliter la mémorisation ce qui leur permet de subsister dans leur forme exacte durant des millénaires. Dans leur brièveté, on peut les comparer aux messages des texto ou Twitter d’aujourd’hui, sauf qu’ils ont une signification plus profonde et ont une valeur durable pendant très longtemps.
Ndem ma fiah, Ndem ma logh, Ndem ma kong (Nweh des Bangwa du Cameroun) se traduit comme suit : «Dieu a donné, Dieu a repris, c’est la volonté de Dieu». Ceci est une philosophie de Dieu ou théiste qui explique les évènements comme la mort ou une perte majeure comme un acte de Dieu. Ceci aide les gens à ne pas se plaindre lorsque l’infortune les frappe. On peut voir le parallèle avec Job qui dit : «Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, béni soit le nom du Seigneur» après qu’il ait perdu ses enfants et ses propriétés. Les Kiga du sud de l’Ouganda ont un dicton qui dit Akaguhangire niko karagwate et se traduit ainsi : celui qui a fabriqué la tête sera celui qui la casse. Tuer est un privilège de Dieu qui est à l’origine de la vie. «La dentition d’un petit singe ne sera pas complète aussi longtemps que sa mère ne sera pas dans le piège du chasseur». Clairement un tel proverbe appartient à l’époque des chasseurs. Le proverbe montre la douleur de grandir et de la maturité. Voici un proverbe similaire : «Le fils succède au père sur son trône dans les larmes». D’abord il faut que le père meure avant que le fils lui succède. «Dieu lui-même a mâché la nourriture des poules parce qu’elles n’ont pas de dents». L’accent ici est mis sur la divine Providence. L’idée du respect et du soutien aux parents âgés est démontrée dans ce proverbe Kiga : Orume kurukura rwonka abaana barwo qui se traduit en «lorsque le lapin devient vieux, ses enfants l’allaitent». Dans le livre, Things fall apart de Chinua Achebe, on trouve un proverbe qui dit : «Un jeune homme qui respecte les anciens pave le chemin vers sa propre grandeur». A la mort, les Kiga ont le proverbe suivant : Sheka norya, rufu teragaana, ce qui signifie «ris pendant que tu manges, la mort ne donne pas de préavis». Le proverbe souligne l’inévitabilité de la mort avec pour corollaire qu’il faut profiter de la vie. Un proverbe guinéen parle du dur labeur et de l’autonomie : «Celui qui ne cultive pas son champs mourra de faim». Sur le savoir et la nécessité de le cultiver : «Le savoir est comme un jardin. S’il n’est pas cultivé, il ne peut y avoir de récoltes». (Guinée) Sur la coopération : «Un seul doigt ne peut pas tuer même un pou». (Kenya)
Qu’en est-il de l’Egypte et de son lien avec l’Afrique subsaharienne ? L’histoire de l’Egypte remonte à 10 000 av. J-C et le début de l’agriculture dans le delta du Nil est estimé à environ 6500 av. J-C. [48] On se demande une fois de plus ce qui s’est passé au cours des 3 500 ans intermédiaires. L’influence de l’Egypte, comme noté précédemment, s’est répandue en Asie, d’autres parties de l’Afrique du Nord et en Europe. La Nubie, au nord du Soudan, a aussi grandement été influencée par l’Egypte et en fait a été colonisé par l’Egypte. Mais plus tard, après que la terre de Kush de Nubie ait développé sa propre civilisation, les rois kushites ont conquis l’Egypte vers 750 av. J-C et l’ont dominée pendant environ 100 ans. Les Kushites ont construit leur capitale à Méroé qui est devenu un centre de civilisation et un centre commercial avec les Romains, les Arabes, les Indiens et le reste de l’Afrique. On pense que la métallurgie s’est répandue dans toute l’Afrique depuis Méroé. L’autre ancienne civilisation africaine était à Axum, où le commerce était florissant aux alentours de 500 av J-C. Les premiers Ethiopiens avaient leur propre écriture. Axum a aussi été influencée par l’Arabie et vice-versa. La possible connexion entre Axum et Méroé et l’Afrique tropicale est suggérée par Davidson. : «Il semble possible que les populations d’Axum et Méroé se soient déplacées vers le sud vers la partie au nord du Congo, de l’Ouganda et du Kenya».[49]
Quelle philosophie se cache donc dans les anciennes peintures rupestres et les pyramides d’Egypte et de Nubie ? Nous pouvons encore invoquer Karl Marx, le grand philosophe de l’histoire, qui affirmait que l’économie dirige tout : «C’est pourquoi les changements dans la société et la philosophie sont le résultat des changements de technologie sous-jacents et du système économique. Du Moyen Age, avec son économie rurale, il résulte un groupe d’idées et un système politique» ; [50 ] En suivant ce raisonnement, qui est valide dans une large mesure, nous pouvons déduire les premières formes de production économiques et de technologie rudimentaire de l’homo sapiens en Egypte, à Axum, en Nubie, au Grand Zimbabwe, les royaumes de la région des Grands Lacs, les civilisations et philosophies qui se sont développées.
L’architecte en chef de ces philosophies, avant que des politiques organisées émergent, étaient «les experts faiseurs de fétiches, les hommes médecine, le premier prêtre. Ils exhortaient, interprétaient les rêves, mettaient en garde, performaient des cérémonies propitiatoires compliqués …les premiers prêtres dictaient ce qui en effet était une pratique arbitraire primitive de la science». [51] Ils ont aussi créé les mythes et les ont interprétés. Les pyramides et les peintures rupestres sont comme d’anciennes encyclopédies qui illustrent, sous forme mythique et artistique, les profondes réalités métaphysiques et cosmologiques auxquelles les humains ont cru et selon lesquelles ils ont vécu pendant des millénaires. Les peintures animalières dans les cavernes montrent la relation intime entre les humains et le reste de la création. Les peintures des humains dans les cavernes sont une tentative de dépeindre l’immortalité. Mais il y aussi dans les pyramides des textes qui sont des maximes morales qui doivent guider la postérité dans tous les aspects de la vie. Par exemple celles de Visier Ptahhotep qui instruit un prince : « Ne fait pas de distinction entre le fils d’un noble et un homme d’origine humble. Prends les à ton service selon leur capacité». «N’opprime pas la veuve, ne dépouille pas un homme de la propriété de son père». [52] Les attributs de Dieu, communs à toute l’Afrique, sont bien articulés : Dieu connaît les pensées humaines, Dieu récompense et punit, Dieu crée les humains à partir de l’argile.
Vers une synthèse philosophique et anthropologique
Maintenant je vais faire une synthèse entre les idées philosophiques de base de l’Egypte ancienne et du reste de l’Afrique, démontrant leurs origines communes, la cohérence de leur cadre conceptuel et de leur utilité. Mais avant de procéder à une synthèse, il est important de trouver une compréhension générale sur ce qu’est la philosophie. Il n’y a pas de définition universellement acceptée. Mais généralement, les philosophes sont d’accords avec la définition de Pythagore qui est «l’amour de la sagesse». Ce qui constitue un bon point de départ. [53] Ainsi la philosophie est la quête de la vérité sous ses diverses manifestations : économique, politique, légale, éthique, scientifique, sociale, religieuse, etc. Odera Oruka a ajouté que la philosophie est une affaire intellectuelle pour le savoir et la discussion de «…principes fondamentaux qui gouvernent la nature et la vie humaine». [54]
Une synthèse philosophique doit être basée sur une synthèse historique, faute de quoi elle est pure spéculation privée de vérité empirique. D’un point de vue anthropologique, l’Egypte ancienne était un creuset de races, une véritable civilisation globale. Au début du néolithique (~ 5000 av. J-C) les tribus du haut paléolithique circulaient «…en Afrique du nord-est, traversant le Nil dans les deux directions et s’enseignant réciproquement diverses compétences», pour finalement s’installer dans la vallée du Nil. [55] C’est à cette époque que la culture du blé, de l’avoine et du lin a commencé, ainsi que la construction de maisons faites de boue et l’élevage d’animaux. [56]. Qui était ces gens qui convergeaient vers la vallée du Nil en Egypte ? Les preuves archéologiques de cette période, à Tasa en Moyenne Egypte, la nécropole de El Badari en Moyenne Egypte, Erment et Siut et Nekhem en Haute Egypte, suggèrent des outils de cuivre, des tombeaux en argile, de l’ivoire, des vases de pierre et des statuettes et un mélange de population méditerranéenne, négroïde, de cro-magnon et des types brachycéphales. [57]
Une question cruciale pour la philosophie du panafricanisme est les quatre catégories de races humaines trouvées dans le tombes du Nouvel Empire (1550-1080). (la tombe de Seti I : Remtu, égyptiens, Amu, asiatiques, Nehesu Egypte du Sud, qui avaient toutes les caractéristiques des personnes à peau noire, un visage plat et une chevelure laineuse), Timihu (sud ouest de l’Egypte) [58]
Le prochain problème à résoudre est la question de savoir si l’Egypte a influencé les autres anciennes civilisations et réciproquement. L’influence égyptienne est notée dans le pays de Punt (jusqu’à la mer Rouge). De nombreux migrants sont aussi venus de toutes les directions pour converger vers l’Egypte au cours de l’ancienne dynastie (2686-2181 av J-C). Certains rois kushites étaient des alliés de l’Egypte et ses politiques expansionnistes ont conquis la Nubie. Il y eut aussi de nombreuses expéditions vers le pays de Punt au cours de la XVIII ème dynastie, dont l’une durant le règne de la reine Hatshepsout. [59] Les échanges commerciaux florissants entre l’Egypte et le pays de Punt comprenaient des arbres à encens, de l’encens secs, de l’ébène, des parfums et des peaux de panthères. Des traces de la civilisation matérielle de la région des Grands Lacs peuvent être identifiés dans la civilisation égyptienne : de la bière (de blé) et la fabrication de vins (de fruits), des cordes en papyrus, des objets et des outils en cuivre, le travail du métal utilisant des soufflets et de la poterie. Il est probable qu’en ces temps anciens, les gens mettaient des années pour voyager le long du Nil dans les deux directions, faisant du commerce et acquérant des compétences.
La synthèse philosophique qui réunit les Egyptiens, les Grecs et le reste du système de pensée africain, trouve son origine chez Pythagore (~ 582 -507 av. J-C) qui a été formé à la vision égyptienne du monde : «Pythagore a visité l’Egypte et a acquis beaucoup de sa sagesse là-bas…». [60] a affirmé Bertrand Russell. Son système mathématique, qui inclut le fameux théorème de Pythagore, fait usage du raisonnement déductif. C’est lui qui a grandement influencé Platon. Les principaux éléments de la philosophie de Platon contiennent de la philosophie pythagoricienne qui elle-même provient d’Egypte : immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, deux mondes, le visible et l’invisible et une vie de contemplation, essentielle pour un philosophe. [61] Mais avant Pythagore il y a eu Thalès, qui est considéré comme le fondateur de la philosophie occidentale pour avoir développer une philosophie cohérente de la nature et des sciences théoriques ou de la cosmologie. On met à son crédit la prédiction d’une éclipse solaire en 585 av. J-C. [62] Il a aussi voyagé en Egypte d’où il a rapporté la géométrie. Il est célèbre pour avoir estimé la hauteur des pyramides en fonction de l’ombre projetée.
Bien plus tard, il y a eu Origène (185-254 après J-C) qui a vécu et travaillé à Alexandrie et s’est efforcé de faire une synthèse entre la philosophie grecque et les Ecritures des Hébreux et s’intéressé à la question de l’âme, la nature humaine du Christ, la résurrection et le salut. Plotin (207-270 après J-C)[63], un néoplatonicien d’Alexandrie, a développé tout un système philosophique et théologique, intégrant le système de Platon au système du christianisme : l’immortalité de l’âme, la trinité et le Christ comme le logos. St Augustin de Hippo (354-430 après J-C), à Carthage, a aussi développé un système philosophique et théologique monumental qui a intégré la pensée platonicienne à la théologie chrétienne. Il a abordé des thèmes comme l’histoire, la politique, l’âme, le salut et la résurrection. [64] On se demande pourquoi, bien que les systèmes philosophiques de ces penseurs de l’Afrique du Nord aient tiré leur inspiration du système égyptien, la philosophie est toujours associée à la Grèce dont les racines se trouvent aussi en Egypte.
Une question cruciale surgit : alors que les preuves s’accumulent que l’Egypte a grandement influencé la pensée grecque, pourquoi la plupart des philosophes revendiquent-ils la Grèce ancienne et Thalès de Milet comme étant à l’origine ? Est-ce de la négligence ou bien de la malhonnêteté intellectuelle ? Je ne vais citer qu’un seul philosophe occidental célèbre, Frederick Copleston, qui, dans sa monumentale histoire de la philosophie, nie clairement que l’Egypte a eu une influence sur le plan philosophique : «Il n’a jamais été démontré que les Egyptiens avaient une philosophie à transmettre… Il suffit de souligner que les mathématiques égyptiennes se résumaient à des méthodes pratiques pour délimiter des champs après la crue du Nil». [65]
Il est inconcevable que les pyramides aient été construites sans une science systématique et des mathématiques complexes. Il est également inconcevable que l’organisation sociale complexe des croyances religieuses des dynasties pharaoniques, n’a pas eu une philosophie pour les guider. L’affirmation selon laquelle ce qui est pratique ne peut être philosophique ne reconnaît pas le fait que certaines branches de la philosophie s’occupent de normes pratiques comme l’éthique, la philosophie politique, la philosophie légale et économique. Surtout, la technologie est la science appliquée.
L’outil clé de l’herméneutique, pour comprendre la philosophie égyptienne et sa relation au reste de la philosophie africaine, est le phénomène des mythes. Les mythes ne sont pas des mensonges comme le croient certaines personnes. Ils sont une façon d’expliquer des réalités complexes et intemporelles comme l’origine de la Terre, la mort, la destinée et la cause du Mal. Ils sont une forme primordiale de philosophie. La dimension cosmologique du mythe est bien captée dans la description suivante : les mythes racontent une histoire sacrée, qui remonte à la nuit des temps, le temps fabuleux du commencement. En d’autres termes, les mythes disent comment, au travers des actions d’un être surnaturel, une réalité a vu le jour…[66] Mais les mythes ont aussi une fonction éthique ou morale en relatant les croyances qu’il faut avoir, quel système social mettre en place. Sauvegarder et renforcer la morale, contient de la sagesse morale et offre des règles pratiques pour la vie quotidienne. [67].
Quelques mythes suffiront pour illustrer les affirmations et définitions ci-dessus.[68] Par exemple, les Abaluya du Kenya croient que Dieu a créé les hommes et le monde afin que le soleil puisse donner sa lumière à quelqu’un. Pour les Lozi de Zambie, Dieu a créé le monde qu’il a ensuite peuplé d’humains à commencer par les Lozi, avant de créer d’autres tribus. Les coutumes, langages, cultures ont été créées par Dieu. Les Shilluk du Sud Soudan expliquent la différence des races par un mythe qui veut que Dieu a créé différentes populations en utilisant de l’argile de différentes couleurs. Les Egyptiens croient que les humains proviennent du ciel d’où leur désir profond d’y retourner. Ces mythes établissent un aspect primordial de la philosophie en établissant que c’est un Etre Suprême, Dieu, qui est responsable pour avoir créé le monde et les humains et que ce dieu a pris des dispositions pour la survie de l’homme. D’autres éléments de rituels, sacrifice et êtres surnaturels de moindre importance sont tous dérivés de cette doctrine fondamentale qu’on retrouve dans toute l’Afrique.
Cosmos, l’humanité et Dieu
Un examen attentif de la métaphysique égyptienne montre le grand degré de similitude avec la vision du monde du reste de l’Afrique. Henri Frankfort a fait une excellente étude des divinités égyptiennes, de l’Etat, du mode de vie et de l’espoir [69] mais comme la plupart des érudits non africains, il fait une différence entre la philosophie et la religion. Néanmoins Frankfort fait un effort pour discerner les éléments philosophiques dans les doctrines égyptiennes et leur vue statique de l’univers est ce qui a formé leur théologie, leur morale et philosophie politique. [70] La religion égyptienne, à l’instar des religions africaines traditionnelles, n’a pas de livre sacré ou un dogme central. A la place il y a de nombreuses divinités, symboles, objets sacrés, mythes, totem/animaux sacré et des croyances qui ne sont pas fondées sur une seule théorie cohérente. [71] Les éléments cosmiques comme le soleil la Terre, le ciel, l’air et l’eau sont considérés comme les sources de toute vie et sont adorés comme des dieux.
L’Etat égyptien est aussi guidé par une philosophie politique similaire à celle de la plupart des autres royaumes africains dans lesquels le roi a des droits divins et l’Etat considéré comme faisant partie de l’ordre naturel des choses voulu par Dieu. Les royaumes en Ouganda comme les Buganda, Tooro, Bunyoro et Busoga perpétuent ces croyances bien qu’ils soient intégrés dans un Etat démocratique moderne. Les rois étaient considérés comme étant divins et certains même étaient des dieux. La vision de la réalité, organique et cohérente est le mieux résumée ainsi : «L’ordre social faisait partie de l’ordre cosmique. Toutes les écoles théologiques étaient d’accord que la royauté, le pivot de la société, appartenait à un ordre basique de l’existence et a été introduit au temps de la création».[72] La question se pose dès lors de savoir quels mécanismes étaient en place pour empêcher le roi de devenir un despote, compte tenu qu’il avait un pouvoir absolu. Aussi bien les dieux que les pharaons étaient guidés par Maat, une sorte de système éthique qui incarne l’ordre, la vérité, la justice. [73] C’est un peu comme la loi naturelle. Mais cela peut aussi correspondre à la philosophie Ubuntu dont nous parlions précédemment. Les structures et les objectifs de l’enseignement moral égyptien par les sages sont similaires à des proverbes. Ce sont des guides séculiers pour une bonne vie. Ils font usage d’images frappantes et sont très brefs afin d’aider la mémorisation. Considérez par exemple le conseil à une personne de haute responsabilité : «Si toi qui dirige les affaires des multitudes, t’efforce à l’excellence jusqu’à ce qu’il n’y ait plus faute dans ta nature. Ma’at est bon et sa valeur durable…celui qui transgresse son ordonnance est puni…il est vrai que le Mal peut acquérir de la richesse mais la force de la vérité est ce qui dure ; un homme peut dire : ‘c’était la propriété de mon père’». [74] La vertu peut être enseignée selon cette vison du monde et ses anciens et les gens d’expérience peuvent enseigner aux jeunes. Prenez l’exemple du roi Merikare et l’enseignement de son père : «copie tes pères qui t’ont précédé… Fais attention, leurs propos sont conservés par écrit. Ouvre, lis et copie celui qui sait. Ainsi celui qui est apte devient celui qui instruit». [75]
Enfin, la croyance en une vie après la mort, ou l’immortalité est centrale à la philosophie anthropologique de l’Egypte et de l’Afrique subsaharienne. Les croyances en un au-delà sont illustrés par des pratiques comme l’offrande de sacrifices aux défunts, la consultation des morts (des spécialistes comme des devins et des prophètes accomplissent ces tâches compliquées), demandant à l’ancêtre défunt d’intervenir dans une dispute familiale et surtout les cérémonies funéraires. [76]. Chose intéressante, les Egyptiens ont aussi le mot Kâ, l’équivalent de la force vitale, vers laquelle les humains retournent après la mort. L’ontologie africaine a une expérience profonde et vécue dans les questions de la mort et de l’au-delà : Dieu, la source de vie vers laquelle nous retournons après la mort. Les esprits des ancêtres défunts sont invoqués et apaisés. [77]. Les vivants comme ceux à naître, les animaux, les plantes (utilisées pour des sacrifices), des objets inertes (utilisés comme fétiches mais aussi comme logis, outils etc.) [78]
Nous concluons cette section dans un style poétique en disant que l’Homo Sapiens parcourt toujours cette Terre en quête du sens ultime. A la différence du passé lointain, le cyber homo sapiens ne vit pas dans une caverne mais se trouve dans un cybercafé entrain de surfer ou de Twitter sur son téléphone mobile. La quête est toujours la même : survivre, trouver de la nourriture dans les petites arcades commerciales, partager des idées, migrer vers des endroits qui semblent offrir de meilleures opportunités. Homo Sapiens n’est plus armé de caillou et d’outils de fer, mais d’Androïd et de téléphones Apple, les peintures ne se font plus sur le mur des cavernes mais sur les écrans des ordinateurs et des téléphones. Si ceci mène à une vie meilleure et une civilisation plus élevée, seul l’avenir le dira. Mais il est certain que ceux qui viendront après nous, dans quelques milliers d’années, seront aussi surpris par le rudimentaire de nos technologies que nous le sommes à propos de ceux de l’Age de la Pierre.
Depuis l’Age de la Pierre jusqu’à l’âge de la cybernétique, nous sommes tous en quête de sens, bien que nous utilisions des outils différents, mais l’âme et l’intellect sont les mêmes que nous avons hérité de l’ancien Homo Sapiens. En ce qui concerne l’éthique, les normes et les croyances en des êtres surnaturels, nous ne semblons pas différé substantiellement des anciens : c’est juste un changement de concept mais non d’essence
Une synthèse philosophique ne peut que conduire à un appel à l’unité. En rassemblant tous les fils, la conclusion est que l’humanité a une même origine et destinée. Au lieu d’être le théâtre de la lutte des classes, c’est une histoire de globalisation et une quête pour l’unité originelle. Les technologies de communication et d’information résument le mieux cette lutte. L’information poussée par la technologie amène une meilleure interconnexion de l’espèce humaine. C’est là que l’Afrique, étant le berceau de l’humanité, n’a pas le choix sauf que de prendre la tête de la promotion de l’unité plutôt que de sa fragmentation. L’unité de l’humanité, un continent à la fois. Cette unité ne peut être basée seulement sur des systèmes transitoires comme l’économie ou la politique, mais doit intégrer des valeurs plus profondes et des normes ancrées dans l’ontologie, l’anthropologie et les systèmes de croyances.
Conclusion : L’Afrique doit s’unir. C’est un impératif ontologique et anthropologique
Après avoir posé les bases ontologique, cosmologique et anthropologique de l’unité africaine, il est important de conclure la discussion en faisant des suggestions concrètes et spécifiques sur la manière dont l’Afrique du 21ème siècle peut réaliser l’aspiration pérenne pour l’unité, de l’humanité, à commencer au niveau continental. A chaque étape de la civilisation humaine, le commerce a toujours joué un rôle de pivot. Le commerce intracontinental africain est toujours faible. Le commerce intra africain est limité par les cieux bouchés de l’Afrique. Lorsqu’il est question d’aviation c’est comme si le continent craignait les cieux. Il y a des millénaires, les populations parcouraient le continent et n’étaient limitées que par les forêts et les animaux sauvages mais non par d’autres humains. Déjà en 1994, 44 pays africains ont promis d’abolir les restrictions pour les voyages aériens entre pays africains (la décision de Yamoussokro) créant ainsi un système de transport aérien unique pour l’Afrique. Ceci devait être réalisé en 2002. A ce jour ceci ne s’est pas produit et par conséquent le voyage aérien africain est l’un des plus cher au monde. Comment l’Afrique peut-elle s’unir si elle n’ouvre pas son espace aérien ?
Du point de vue des investissements intra africains, l’exemple du plus riche, Aliko Dangote, est instructif. Il donne un modèle d’intégration partant de la base et par des investissements stratégiques. Il a réparti des investissement substantiels dans toute l’Afrique : Nigeria, l’Afrique du Sud, le Bénin, le Cameroun, le Ghana, le Togo, la Tanzanie, la Zambie, l’Ethiopie (une cimenterie qui produit annuellement 2,5 millions de tonnes) et le Kenya. Noter comment les investissements sont géographiquement répartis : l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique australe et l’Afrique de l’Est. Si seulement l’Afrique avait dix Dangote, la pauvreté serait de l’histoire ancienne. Probablement que l’Afrique a besoin de sa propre variété de capitalisme qui combine la libre entreprise et de communalisme soutenu par du capital social.
La philosophie Ubuntu et l’éthique du Maat demandent une plus grande hospitalité entre pays africains. Ceci fournirait une motivation pour la libre circulation des personnes sur tout le continent ce qui aurait des répercussions sur le commerce, augmenterait le flux des idées et des compétences et améliorerait la compréhension entre Africains.
Au début de cet article nous avions mentionné un nouvel appel pour des politiques industrielles et la restructuration macroéconomique de l’Afrique. Mais la clé de tout cela réside dans l’investissement dans les technologies de l’information et de la communication et la libéralisation des canaux de transmission et de la télécommunication. Dans les temps anciens le moteur de la civilisation était la métallurgie, aujourd’hui ce sont les techniques de communications et toutes les innovations qui en découlent. Nous pouvons même parler d’intégration cybernétique poussée par Facebook, Twitter et Internet. Mais pour que ces technologies favorisent le progrès l’accès à Internet doit s’améliorer. L’Afrique a même commencé à investir dans des systèmes intelligents comme par exemple l’Institute for Intelligent Systems du prof. Twala , en Afrique du Sud à l’Université de Johannesburg. Des problèmes complexes requièrent des solutions complexes. Découlant de ces technologies de l’information et de la communication, on trouve les études à distance qui deviennent populaires parce qu’elles économisent en infrastructure et frais de voyage. Des connaissances qu’on acquérait en plusieurs années sont maintenant disponibles en un clic. Aujourd’hui, les gens ne se ruent pas tant sur des terres que sur les informations et les idées parce que nous vivons dans un monde qui se développe grâce au savoir. Ce dont nous avons besoin c’est d’érudits sans frontières.
Marx appelait tous les ouvriers du monde à s’unir, nous avons besoin d’appeler tous les Africains à s’unir. Mais parce que nous vivons dans un monde globalisé, et non dans l’isolement, il y a aussi une unité plus générale de la race humaine. Mais nous devons commencer par un continent à la fois.
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** Dr Odomaro Mubangizi est le doyen de l’Institut de philosophie et de théologie à Addis Ababa où il enseigne la philosophie et la théologie. Il est aussi l’éditeur de Justice, Peace and Environment Bulletin. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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**** Les opinions exprimées dans les textes reflètent les points de vue des auteurs et ne sont pas nécessairement celles de la rédaction de Pambazuka News
NOTES
[1] See United Economic Commission for Africa, Transforming Industrial Policy for Africa (Addis Ababa: Economic Commission for Africa, 2016); Macroeconomic Policy and Structural Transformation of African Economies (Addis Ababa: Economic Commission for Africa, 2016)
[2] Ibid., 13.
[3] See Amartya Sen, Development as Freedom (Oxford, UK: Oxford University Press, 1999).
[4] Quoted in Tsenay Serequeberhan, African Philosophy: The Essential Readings (New York: Paragon House, 1991), p. 5.
[5] Ibid., p. 6.
[6] Ibid.
[7] Richard H. Bell, «Understanding African Philosophy from a non-African point of view: An Exercise in Cross-cultural Philosophy».in Emmanuel Chukwudi Eze (Ed), Post-colonial African Philosophy: A Critical Reader (Oxford: Blackwell Publishers, 1997), 211.
[8] William Midzi, «The Signficance of African Culture and Tradition for African Philosophy».in Chiedza, Journal of Arrupe College, Vol. 2, May 1999, pp. 22-23. See also John Mbiti, African Religions and Philosophy (Oxford: Heinmann, Education Publishers, 1990).
[9] Peter Singer, One World: The Ethics of Globalization ( New Haven: Yale University Press, 2004), pp. 200-201.
[10] See, C. Warren Hollister and Guy MaCLean Rogers, Roots of Western Tradition: A Short History of the Ancient World (New York: McGraw-Hill, 2004), pp. 28, 30, 45.
[11] Ibid., p. 44.
[12] Ibid.
[13] See «The Poverty of Philosophy.».In David MacLellan, (Ed), Karl Marx: Selected Writings(Oxford: Oxford University Press, 1977), p. 202.
[14] Singer, Op. cit., p. 10.
[15] See, Mary Kaldor, Global Civil Society: An Answer to War (Cambridge: Polity Press, 2003), pp. 104-6, 111.
[16] Quoted in William F. Lawhead, The Philosophical Journey (New York: McGraw-Hill, 2006), p. 603.
[17] Quoted, in ibid., p. 606.
[18] Cheikh Anta Diop, The African Origin of Civilization: Myth or Reality (Chicago Illinois: Lawrence Hill Books, 1974),p. xiv.
[19] Ibid.
[20] Basil Davidson, Which Way Africa? The Search for a New Society (Middlesex, England: Penguin Books, 1971), p. 81.
[21] Quoted in Ibid., pp. 81-82.
[22] John Mbiti, African Religions and Philosophy (Oxford: Heinemann Educational Publishers, 1990), p. 141.
[23] See Laurenti Magesa, What is not Sacred? African Spirituality (Nairobi: Acton Publishers, 2014), p. 12.
[24] Ramose, Mogobe, «The Philosophy of Ubuntu as a philosophy».in P. H. Coetzee and A. P. J. Roux (Eds), The African Philosophy Reader (Cape Town: Oxford University Press, 2002), pp. 231.
[25] Lawhead, Op. cit.., p. 69.
[26] Ibid. p. 555.
[27] Immanuel Kant «Speculative beginning of human history (1786)».in Perpetual Peace and Other Essays, Translated by Ted Humphrey (Cambridge: Hackett Publishing Company, 1982), P. 59.
[28] Ibid., 36.
[29] Ibid. 37-38.
[30] Arnold Toynbee, Civilization on Trial and the World and the West (New York: Meridian Books, 1958), p. 44.
[31] Ibid., 45.
[32] Ibid.
[33] Ibid., 58.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Dennis Sherman and Joyce Salisbury, The West in the World: A Mid-Length Narrative History Vol. 1: to 1715 (New York: MacGrow-Hill, 2006), pp. 4-5.
[37] Ibid., 5.
[38] Basil Davidson, The Growth of African Civilization: East and Central Africa to the late Nineteenth Century (London: Longman, 1967), p. 4.
[39] H. G. Wells, A Short History of the World (London: Penguin Books, 1922), p. 42.
[40] Ibid., 43.
[41] Ibid., 45.
[42] Ibid., 46.
[43] Ibid. 47-49.
[44] See Martin Nkafu Nkemnkia, African Vitalogy: A Step Forward in African Thinking (Nairobi: Pauline Publications Africa, 1999), pp. 167, 186
[45] Ibid., 167.
[46] Davidson, Op. cit., 16.
[47] Ibid., 23.
[48] Lawhead, Op. cit., 599.
[49] Wells, p. 49.
[50] Monet, opt. cit., 35.
[51] See H. Odera Oruka et al. The Rational Path: A dialogue on philosophy, law and religion (Nairobi: Standard Textbooks Graphics and Publishing, 1989), p. 2.
[52] Ibid.
[53] Pierre Monet, Eternal Egypt (New York: The New American Library, 1964), p. 16.
[54] Ibid.
[55] Ibid., 17.
[56] Ibid., 21.
[57] Ibid., 122-123.
[58] Bertrand Russell, History of Western Philosophy (New York: Routledge, 2004), p. 39.
[59] Ibid., 40-42.
[60] Hollister and Rogers, Op. cit., 111.
[61] See Russell, Op. cit. pp. 270-280.
[62] Ibid. pp. 330-340.
[63] Frederick Copleston, S.J., A History of Philosophy: Volume 1 Greece & Rome Part 1 (New York: Image Books, 1962), p. 31.
[64] Mircea Eliade, Myth and Reality (New York: Harper Torch Books, 1963), p.
[65] Ibid., 20.
[66] See Nkemnkia, Op. cit., pp. 131-133.
[67] See Henri Frankfort, Ancient Egyptian Religion: An Interpretation (New York: Harper Torchbooks, 1961).
[68] Ibid., p. vii.
[69] Ibid., 4-5.
[70] Ibid., 51.
[71] Ibid., pp. 54-55.
[72] Ibid., 62.
[73] Ibid., 65.
[74] See Monet, opt. cit. pp. 166-199; Jommo Kenyatta, Facing Mount Kenya (New York: Vintage Books, 1965), pp. 253-258; Magesa, Op. cit., pp. 81-97; Robert A. Lystad, The Ashanti; A Proud People (New Jersey: Rutgers University Press, 1958), pp. 100-103; Nkemnkia, Op. cit., pp. 116, 135-137.
[75] Ibid., p. 71.
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