L’un des messages d’Afrotopia est de signifier en des termes clairs que la libération du continent africain et de ses peuples ne se fera pas sans une libération vis-à-vis de l’épistémê coloniale qui reste la forme la plus achevée du meurtre de la connaissance. Felwine Sarr, auteur de cet ouvrage qui fera sans doute date, fait partie de la minorité des économistes africainsarticulant une réflexion épistémologique dans une perspective décoloniale.
Quand on parle de néocolonialisme en Afrique, c’est généralement la dimension économique qui est souvent mise en avant. L’argument consiste alors à dire que la conquête de la souveraineté internationale par les Etats africains n’a pas encore débouché sur une réelle souveraineté économique, tant les vestiges économiques du colonialisme continuent de produire des effets structurants sur la physionomie du continent et sa marche. D’où l’appel des patriotes, des nationalistes et des mouvements anti-impérialistes à une décolonisation économique du continent. Cette dimension économique est assurément importante. Mais elle n’est ni la seule ni la plus importante des expressions contemporaines de la logique coloniale en Afrique.
La force de la logique coloniale a surtout reposé jusque-là dans sa capacité à imposer son épistémê et à même la faire accepter, d’une manière ou d’une autre, dans tel ou tel autre domaine, à la grande majorité de ses critiques les plus acharnés. Comment sortir de la logique coloniale lorsque les formes de connaissance et les téléologies qu’elle mobilise sont partagées et acceptées par ceux qui sont dans la nécessité de la combattre ? Pour avoir un impact sur nos réalités, pour espérer les transformer dans un sens conforme aux aspirations populaires, nous devons avoir la capacité de nous comprendre nous-mêmes. Mais, comment ceci serait-il possible si notre accès à nos réalités passées et présentes passe par la médiation des instruments intellectuels mis à disposition par la Raison coloniale ?
L’un des messages d’Afrotopia est de signifier en des termes clairs que la libération du continent africain et de ses peuples ne se fera pas sans une libération vis-à-vis de l’épistémê coloniale qui, pour parler comme Boaventura de Sousa Santos, est la forme la plus achevée de l’épistémicide, c’est-à-dire du meurtre de la connaissance. Felwine Sarr, auteur de cet ouvrage qui fera sans doute date, fait partie de la minorité des économistes africainsarticulant une réflexion épistémologique dans une perspective décoloniale.
A un moment où nos gouvernements, leurs conseillers économiques et leurs partenaires internationaux remuent ciel et terre pour obtenir des taux de croissance économique «à deux chiffres» en vue d’ «atteindre l’émergence», et ultimement de «réduire la pauvreté» dans les décennies à venir, Felwine Sarr soutient que le concept de «développement» est un piège intellectuel et que l’Afrique n’a pas de «retard» à rattraper. Faudrait-il encore rappeler que le discours sur le développement a succédé à la rhétorique de la «mission civilisatrice» quand celle-ci est devenue démodée et politiquement incorrecte ? Ce dont souffre l’Afrique, poursuit-il, n’est pas le «sous-développement» économique ou la faiblesse du niveau du revenu par habitant, mais plutôt son incapacité à s’analyser elle-même par des catégories qui lui sont propres et à produire ses propres métaphores du futur.
Que l’on ne s’y trompe pas. Felwine Sarr ne dit pas que les conditions de vie des populations africaines ne doivent pas être améliorées. Il est crucial que les Africains et Africaines puissent vivre décemment et avoir accès aux bénéfices de la modernité. Simplement, ces aspirations ne peuvent être bien servies par l’imaginaire colonial qui colore le discours sur le développement. Cela pour trois raisons. Premièrement, le discours sur le développement ne nous permet pas de rendre compte de notre présence dans le monde contemporain. Les catégories analytiques et les métriques qu’il mobilise occultent la richesse du continent et les logiques plurielles qui structurent ses réalités, du fait entre autres de ce que Felwine Sarr qualifie de «biais quantophrénique». Elles peinent à nommer et à décrire les vécus africains qu’elles doivent ainsi ou occulter ou éluder ou distordre. Bien souvent, elles projettent les fantasmes et mythes que l’Occident entretient à propos de l’Afrique.
Deuxièmement, la promesse de lendemains meilleurs a pour effet non seulement de dévaluer le présent africain (comme le font les plans d’émergence économique actuels dont le propos consiste à dire à nos populations «ce n’est pas grave, souffrez en silence patiemment, vous serez un pays émergent dans vingt ans»), au nom d’un futur hypothétique censé correspondre au présent des pays dits riches d’aujourd’hui.
Enfin, la téléologie du développementnous impose une utopie qui est problématique en ce que nous ne l’avons pas élaborée nous-mêmes et en ce qu’elle clôture l’horizon de nos possibilités, notamment les possibilitésde construire une civilisation du bien-vivre partant du patrimoine culturel de l’Afrique.
Afrotopia n’est pas un livre d’économie même si le thème revient régulièrement. Il ne traite pas seulement de la question du développement. Celle-ci y est une entrée privilégiée pour mettre en évidence les impensés, lacunes, limites et problèmes de la perspective eurocentrique sur l’Afrique. Afrotopia est un manifeste pour une épistémologie de la libération. Car sans une épistémologie de la libération il n’y a point d’utopie digne de ce nom concevable.
L’«utopie», d’après le sociologue allemand Karl Mannheim, est une théorie qui est en désaccord avec les faits et dont la finalité pratique est la création d’un futur ordre social jugé meilleur que l’ordre présent. Tandis que l’«idéologie» consacre un divorce entre la théorie et les faits ayant pour finalité pratique la préservation du statu quo. Un savoir qui enchaîne, comme l’épistémê coloniale, ne peut produire une utopie car la nature de l’utopie est de fournir des ressources pour critiquer l’ordre en vigueur au nom des potentialités futures qu’il réprime, marginalise et dénie toute expression accomplie.
Le concept d’Afrotopia chez Felwine Sarr est une critique du savoir colonial en tant qu’épistémicide mais égalementen tant qu’utopicide. L’épistémê coloniale n’a aucun futur radieux à proposer aux Africains. Ses soi-disant utopies ne sont en réalité que des «idéologies» au sens de Mannheim. Le type de civilisation matérielle qu’il a accompagnée et célébrée n’est ni soutenable ni désirable.
Partant de là, le programme intellectuel que propose Felwine Sarr est l’engagement corps et âme dans la «bataille de la représentation». Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Tout simplement que les Africains doivent œuvrer à regagner leur «souveraineté intellectuelle» afin que leur parole sur eux-mêmes prévale sur les discours hétéronomes demeurés jusque-là hégémoniques. Comment y parvenir ? Premièrement, il faut avoir conscience que l’imaginaire universaliste eurocentrique est un imaginaire local qui s’est globalisé en minorisant et en dévaluant les autres imaginaires qui existaient ça et là. Autrement dit, la poursuite de la décolonisation a une dimension nécessairement intellectuelle : il faut et une réévaluation critique des éléments de la matrice constitutive de l’imaginaire eurocentrique - ses cosmogonies, ontologies, épistémologies, téléologies, etc. – et une réhabilitation critique des imaginaires, des grammaires et des sémantiques dont le potentiel libérateur a été réprimé.
Deuxièmement, sur cette base, il s’agit d’opérer à la manière d’un Cheikh Anta Diop et d’un Joseph Ki-Zerbo la «re-narration de soi», un préalable pour que les Africains retrouvent la confiance en soi et l’auto-estime après les blessures infligées par la Traite et la colonisation.
Troisièmement, il faut que nous nommions notre présent, notre «afrocontamporanéité», pour reprendre Felwine Sarr, à l’aide de catégories analytiques aptes à saisir ses complexités, ses nuances et ses multiples dimensions. Faute de quoi le défilé permanent des mots-valises risque d’installer nos intellectuels et nos gouvernants dans l’écholalie.
Quatrièmement, il s’agit de partir de cette épistémologie décoloniale et des virtualités du présent pour formuler nos métaphores du futur et nos utopies. En somme, investir l’Afrotopos, cette «potentialité heureuse» que nous devons faire advenir ; cet espace du possible, ce lieu non encore habité que nous devons aménager et construire.
Quelle Afrique devons-nous essayer de bâtir ? Certainement pas celle qui cherche désespérément à devenir une Europe bis grâce aux politiques de développement. Selon Felwine Sarr, il s’agit de se déprendre vis-à-vis de la «séduction des formes achevées» en vue d’imaginer une Afrique qui ferait franchir un palier qualitatif supérieur à la civilisation humaine. Or, certains éléments actifs de cette utopie sont déjà présents. Il ne reste qu’à leur donner une expression plus accomplie.
L’université, souligne Felwine Sarr, est le principal terrain de cette bataille de la représentation. Pour avoir suivi le plan concocté par le colon, elle a, jusque-là, plutôt été une généreuse dispensatrice de l’épistémê coloniale. L’une de ses principales contributions a été de donner de l’Africain «une image inscrite dans la subalternité». Malgré les efforts importants déployés par des institutions comme le Codesria, la bibliothèque coloniale continue de garder de sa superbe, tant les productions intellectuelles en sciences sociales continuent de s’abreuver paresseusement à la même source empoisonnée, l’eurocentrisme. Le combat sera certainement très long. Mais il faudra en payer le prix.
En plus de son esthétique littéraire, Afrotopia est une œuvre radicale, au sens propre du terme : elle plonge à la racine des choses qui enchaînent l’Afrique. Elle ne dispense pas des certitudes mais pose plutôt des questions importantes qui créeront un certain inconfort chez les intellectuels et les décideurs politiques pour qui les finalités de notre vivre-ensemble, et les formes institutionnelles qui doivent le matérialiser, sont déjà données. Elle ne fournit pas des solutions techniques mais interroge plutôt l’imaginaire qui fonde les modèles conçus pour l’Afrique par les autres.
Afrotopia est un plaidoyer rafraîchissant pour une authentique réhabilitation de la fonction utopique dans les sociétés africaines. Ni optimiste, ni pessimiste, ni réaliste, Afrotopia affiche le type de volontarisme dont nous avons besoin pour sortir de la présente crise civilisationnelle.
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** Ndongo Samba Sylla est Chargé de recherche et de programme à la Fondation Rosa Luxemburg à Dakar
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