Dans ses mémoires, l’ambassadeur Mohammed Sahnoun, premier secrétaire assistant de ce qui était alors l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), se souvient du rôle historique de Mwalimu Nyerere dans la création du Comité de Libération. Il se souvient de la lucidité et des talents de stratège de Nyerere, en tous points remarquables, tout comme de son courage, gardant à l’esprit que son propre pays était nouvellement indépendant (depuis 1961) et que les institutions de son Etat en était au stade formation. Lorsque des conflits éclataient, ce qui était inévitable dans l’OUA et dans la sphère des politiques de libération, Nyerere, en Mwalimu (enseignant) qu’il était, a usé de ses talents d’analyste et de raisonnement pour trouver la bonne solution. Sahnoun affirme ainsi : « C’est un privilège unique d’avoir travaillé avec un tel dirigeant ».
Le 24 mai 1963, la conférence d’Addis Ababa des pays africains indépendants se réunissait pour la première fois sous la présidence de l’empereur d’Ethiopie, Haile Selassie. J’avais assisté à la conférence comme membre de la délégation algérienne conduite par le président Ben Bella qui, avec d’autres chefs d’Etat de cette première génération de nationalistes, comme les présidents Nkrumah, Nasser, Sékou Touré et, bien sûr, Julius Nyerere, ont adopté la Charte de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA).
C’était mon premier contact avec le président Nyerere, qui, à cette même réunion, a convaincu ses collègues de créer un organe subsidiaire de l’OUA, le Comité de Libération de l’OUA. Lequel, à son invitation, a établi son quartier général à Dar es Salam. Dire que le président Nyerere s’était engagé et anticipait la lutte pour la libération de l’Afrique à ce stade initial, est un euphémisme.
L’année suivante, lors du sommet de l’OUA au Caire, les chefs d’Etat ont élu Diallo Telli de Guinée au poste de premier secrétaire général de l’OUA et moi-même dans la fonction de l’un des deux assistants du secrétaire général. Mon propre mandat concernait le domaine des affaires politiques, avec une responsabilité particulière pour le Comité de Libération. En cette qualité, je fus, au cours des dix années suivantes, un visiteur régulier à Dar es Salam, domicile et base arrière des réfugiés et des mouvements de libération provenant de toute l’Afrique.
Le Comité de Libération, travaillant sous les auspices des instances gouvernantes des pays membres de l’OUA et périodiquement élu par les chefs d’Etat en étroite collaboration avec le gouvernement de Tanzanie et des fonctionnaires et structures désignées, fournissait des fonds, le soutien logistique, la formation, la publicité, etc. à tous les mouvements de libération reconnus par l’OUA. Le Comité a aussi organisé leur participation et leurs campagnes diplomatiques au travers de conférences, visites, campagnes de presse et d’émissions radio.
Ainsi, j’ai été en contact régulier avec le président Nyerere qui a accordé de manière systématique son entière attention à chaque problème, y compris ceux de moindre importance. Sa lucidité et ses talents de stratège étaient remarquables à tous points de vue, ainsi que son courage, si l’on considère que son propre pays n’était indépendant que depuis peu, et que ses institutions étatiques n’étaient qu’en formation.
De surcroît, le contexte international de l’époque était celui d’une rivalité intense entre l’Est et l’Ouest et la pression de la Guerre Froide constante. Le président Nyerere n’a pas seulement offert un havre aux réfugiés où les divers mouvements de libération ont trouvé du soutien. Il a encore réussi à naviguer, avec une maîtrise consommée, dans les eaux houleuses des priorités et des conflits des grandes puissances. Ainsi, lui et d’autres dirigeants africains ont réussi à construire un large front de solidarité et de soutien, matériel et diplomatique, regroupant des pays d’Afrique, d’Asie, du Mouvement des Non Alignés, des pays nordiques et bien sûr de Chine et de l’URSS.
Cette longue période de collaboration avec le président Nyerere m’a aidé à apprécier et, en effet, à approfondir ma compréhension de son engagement complet et sans faille pour l’unité et la solidarité au profit des parties de l’Afrique encore sous le joug colonial et le racisme. Unité et libération étaient les deux tâches principales que l’OUA s’étaient fixées et le président Nyerere a mis au service de ces deux principes son intellect puissant et ses talents politiques.
Par exemple, les Etats francophones de l’Afrique, alors regroupés dans une organisation conduite par la France, l’OCAM, n’étaient initialement pas particulièrement enthousiastes à l’idée de la formation d’une organisation continentale comme l’OUA. Néanmoins, les arguments avancés par le président tanzanien étaient inattaquables et ces Etats n’ont pu que se joindre au reste du continent.
Une fois de plus, lorsque la question du quartier général du secrétariat de l’OUA a été à l’ordre du jour, le président Nkrumah avait proposé Bangui, la capitale de la République Centre Africaine, arguant que Bangui était le centre géographique du continent africain. Le président Nyerere a toutefois persuadé ses collègues de choisir Addis Ababa, considération que c’était la capitale de l’Etat indépendant le plus ancien.
Comme le président Nyerere l’a expliqué à maintes reprises, c’est grâce à l’OUA que l’Afrique, dans son entier, a une présence et une voix dans un monde dominé par les super puissances et les anciens empires, où elle pouvait élaborer ses propres priorités et solutions. L’OUA a été la seule organisation continentale dans le Tiers Monde post colonial ; ni l’Asie ni l’Amérique latine n’ont eu de telles institutions et c’est la raison pour laquelle l’Afrique pouvait se faire entendre sur la scène internationale, à la condition de faire usage de son unité qui est sa force.
Lorsque des conflits éclataient, ce qui était inévitable dans l’OUA et la sphère des politiques de libération, Nyerere, étant le Mwalimu (enseignant) qu’il était, a usé de ses talents d’analyste et de raisonnement pour trouver la bonne solution. Par exemple, l’assassinat de Eduardo Mondlane, le fondateur du FRELIMO, a créé une sérieuse crise d’autorité pour la lutte mozambicaine. Les combattants pour la liberté en Angola avaient, eux aussi, leurs problèmes de même que les dirigeants de la SWAPO. Mwalimu n’a pas ménagé ses efforts pour trouver des solutions à ces difficultés et garantir que les vrais objectifs étaient toujours gardés à l’esprit.
Si nécessaire, il était aussi sans peur sur son propre terrain, face des gens comme Ian Smith de Rhodésie et son UDI (Unilatéral Declaration of Independence – Déclaration unilatérale d’indépendance). « Ceci est un acte illégal et la Grande-Bretagne a la responsabilité de ramener Smith dans le droit chemin », avait déclaré Nyerere. Et s’il ne le faisait pas, son pays romprait les relations diplomatiques avec le Royaume Uni. Quand, en 1965, les Britanniques n’ont rien fait, c’est exactement ce qui s’est passé.
Le président Nyerere a collaboré étroitement avec le président Kaunda de Zambie, qui fut aussi un Etat de la Ligne de front et une base arrière pour l’ANC, le MPLA et la SWAPO. Ces deux hommes d’Etat, avec leur simplicité évidente, leur sens de l’humour et leur usage raffiné de la langue anglaise, ont dominé les sommets de l’OUA pendant des années, alors que leurs camarades (Ben Bella, Nkrumah, Nasser) ont quitté la scène.
Alors qu’au fil du temps la solidarité se renforçait, des évènements mémorables ont eu lieu :
- La visite du président Kaunda dans les pays nordiques, au nom de l’OUA, à la Conférence d’Oslo contre l’Apartheid en 1972, qui était une réunion majeure de soutien et a eu un impact considérable sur les sociétés civiles européennes.
- En 1972, à l’invitation de l’OUA, j’ai accompagné le vice directeur général de l’UNESCO, M. Mokhtar Mbow du Sénégal, lors de sa visite en Zambie et en Tanzanie, afin de rencontrer les mouvements de libération et de voir le fonctionnement des structures de soutien fournis par les Etats hôtes. A la fin de la visite, nous avons eu une réunion mémorable avec le président Nyerere. A son retour à Paris, Mbow dans son rapport à la conférence générale de l’organisation, qui a adopté ses recommandations, a proposé que les représentants de tous les mouvements de libération reconnus par l’OUA soient invités à participer à l’UNESCO en qualité d’observateurs. Cette résolution innovante a, par la suite, été adoptée par tout le système des Nations Unies et a entraîné le bannissement de l’Afrique du Sud raciste de toutes les activités internationales et lui a conféré son statut de paria dans la communauté internationale.
- En 1973, lors du sommet de l’OUA au Caire, une résolution importante, proposée par le président Nyerere, a été adoptée, concernant les conflits frontaliers qui ont commencé à faire éruption entre des Etats nouvellement indépendants s’efforçant de vivre à l’intérieur de frontières arbitrairement décidées à l’époque coloniale (il y avait eu de sérieuses confrontations entre le Niger et le Dahomey, devenu Bénin, et le Ghana et la Côte d’Ivoire). Le président a argumenté et convaincu l’audience d’adopter une résolution historique disant l’inviolabilité et la permanence des frontières héritées de l’époque coloniale, arguant que la paix et la sécurité étaient plus importantes dans une Afrique indépendante que de redéfinir des frontières.
- La conférence afro-asiatique à Arusha était un autre jalon dans le soutien de la cause de la libération et l’anti-Apartheid venu d’Asie, de Chine de l’URSS et de tout le bloc soviétique. Comme prévu, il y a eu des frictions entre la délégation chinoise et celle de l’URSS, toutes les deux représentant des pays très actifs dans leur soutien aux mouvements de libération. Une fois de plus Mwalimu, grandement respecté par ces deux puissances, a réussi à résoudre les problèmes et la réunion s’est poursuivie avec une forte participation des pays de l’ASEAN.
Mon propre mandat à l’OUA est arrivé à son terme en 1974, une année qui a vu des succès importants dans le combat pour la libération : la Révolution d’Avril menées par de jeunes officiers de l’armée du Portugal. La chute du régime de Salazar à Lisbonne a été la conséquence de son effort voué à l’échec, au nom des Etats de l’OTAN, d’endiguer la vague de libération en Afrique australe. Les soldats portugais ont compris la futilité de l’entreprise et sont retournés dans leur propre pays pour le libérer de 40 ans de fascisme et commencer le processus de libération de leurs colonies africaines de 500 ans d’exploitation et de sous-développement sévère.
Il est juste de dire que dès sa conception, l’OUA et son Comité de Libération basé à Dar es Salam ont été marqué de façon indélébile par l’engagement et la direction de Nyerere, par ses stratégies réalistes et inclusives, sa capacité d’inspirer et de galvaniser des gens de provenances très diverses et, bien sûr, par sa confiance sereine, son éloquence et sa bonne humeur sans faille
Ce fut un privilège unique de travailler avec un tel dirigeant.
* Mohammed Sahnoun* a été l’assistant du sécrétaire génréal de l’OUA entre 1964 et 1974. Cet article sera un chapitre dans le livre publié prochainement par Pambazuka News sous le titre de ‘ Nyerere’s legacy’ qui sera édité par Chambi Chachage et Annar Cassam
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org (une première partie de ce dossier consacrée à Nyerere a été publiée dans les éditions 121 et 122 de Pambazuka)
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