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Dans un monde qui fait face à des mutations de grande ampleur, le devoir des intellectuels africains, soutient Iba Der Thiam, est de s’impliquer dans tous les débats, au niveau de tous les cercles de réflexion, où se dessine l’avenir. Car il s’agit de porter la voix d’un continent dont on a cherché à nier l’histoire et à asservir le peuple, pour continuer encore aujourd’hui à l’exclure de tout ce qui détermine la marche du monde. Disant rejoindre en cela les préoccupations du président sénégalais Abdoulaye Wade, M. Thiam souligne que les intellectuels «doivent élaborer un plaidoyer pertinent, documenté, solide et articulé sur leur vision de la place que leur continent doit occuper dans le XXIe siècle qui commence et, dans le même mouvement, se demander ce qu’il convient de faire pour répondre à toutes les questions que leurs investigations posent».

À l'heure où notre société est plongée, toute entière, dans une perplexité paradigmatique complexe et multiforme, il revient d'indiquer la réponse que l'Afrique souhaite voir apporter à la gouvernance mondiale ; une réponse élaborée par les universités, les conseils d'administration, les sociétés savantes, les associations d'experts, les hommes politiques, les opérateurs économiques, les artistes, les philosophes, les historiens, politologues, sociologues, juristes, scientifiques, chercheurs, savants (…), dans les pays du continent et de la Diaspora. Ceci en vue de faire entendre la voix d'un milliard d'Africains dans les instances où l'on dessine la configuration présente et future de la planète, les relations internationales qui vont commander les organes qui les structurent, les institutions, les cadres d'expression, les moyens d'action à dégager, les objectifs visés, les résultats attendus.

Ainsi pourrait naître un ordre mondial autre, véritablement nouveau, fondé sur l’égale dignité de tous les peuples, de tous les Etats, de toutes les races, de toutes les cultures, avec le droit de tous au bonheur, au respect, au développement, à la stabilité, à la sécurité, à la paix, mais aussi et surtout, à la compréhension mutuelle fondée sur une coopération gagnant-gagnant.

Notre monde actuel a, en effet, trop souffert de l'échange inégal, du mépris culturel, de a domination politique, de l'exploitation économique, de l'injustice culturelle, de l'exclusion, du racisme, de l'égoïsme, de la peur de l'autre, des procès d'intention réciproques et des clichés réducteurs.

Pour changer tout cela, notre continent a besoin d'intellectuels conscients de ces enjeux, éveillés et réveillés, motivés à servir l'Afrique, sans rien lui marchander ; des intellectuels connaissant la marche du monde et les ambitions des générations passées, actuelles et futures de nos populations ; des intellectuels imbus d'une autonomie d'initiative, de pensée et d'action, qui les libère des influences extérieures aliénantes, tout en les articulant sur l'Afrique, ses besoins, ses intérêts, son histoire, sa culture, ses attentes, ses espoirs, ses capacités multiformes ; des intellectuels capables, au plan des idées, des concepts, des symboles, des valeurs et des références, d'innover, d'inventer une autre vision d'un humanisme planétaire inclusif et participatif, à partir d'une démarche endogène, empruntant au patrimoine de l'Universel tout ce qu'il a de plus beau, de plus noble, de plus sain, capable de réunir tous les êtres humains dans une alliance des nations, des civilisations, des religions des genres, fondée sur le respect mutuel, la solidarité agissante, la reconnaissante réciproque.

Cet objectif n'est pas un rêve. C'est une vision que nous pouvons, un jour, transformer en réalité, si nous inscrivons notre action dans le combat de nos prestigieux devanciers.

Je sais bien que l'Afrique, depuis l'aube des temps, a, plusieurs fois, été tenue à la périphérie des centres vitaux où se construit le destin du monde, par un phénomène calcul d'évincement du champ géopolitique. Malgré les fastes réminiscences de l'Egypte pharaonique, l'éclat étincelant de : Charte de Kurukan Fuga, la vie culturelle intense, riche, prestigieuse et incomparable développée par la fine fleur de l'intelligentsia du Soudan nigérien ; bien avant l'époque des Lumières, pour ne citer que quelques exemples, la traite négrière et les débuts de colonisation nous ont, plus ou moins, refusé notre statut d'homme et de peuple considéré reconnu et respecté.

Notre rôle dans l'Histoire universelle a été passé sous silence, méconnu. On feint d'ignorer et, quelques fois même, on conteste que l'Afrique est le berceau de l'Humanité, partant, la source de toute civilisation humaine, pour justifier «l'exclusion de l'Afrique du processus universel », alors que depuis 1787 le Conte de Volney, dans ses «voyages Syrie et en Egypte>>, avait démontré, preuves à l'appui, que sa contribution à la civilisation universelle est incontestable et que d'autres chercheurs, parmi lesquels, Mortillet, ont révélé dès le début du XXe siècle, que « l'Egypte était redevable à l'Afrique de sa remarquable civilisation ».

On a, de même, passé sous silence les réalisations incomparables des civilisations mandingue et sonrhai, bien que Maurice Delafosse, ancien Administrateur colonial, professeur à l'Ecole Coloniale et à l'Ecole des Langues Orientales, au terme d'une étude approfondie de l'Histoire des peuples africains depuis l'Antiquité, a affirmé, sans la moindre ambiguïté, que les Noirs étaient, eux aussi, « capables d'évoluer sur la planète, au même titre que les autres hommes ».

On nous a appliqué le Code noir, sous Colbert au XVlIe siècle. Gobineau (1816-1882) et ses thèses racistes (1853-1855) ont inventé, sur des bases idéologiques totalement irrationnelles, une hiérarchie des races dans laquelle, les Noirs occupaient les strates inférieures. Partant de ce paradigme totalement erroné, on a légitimé la colonisation, au nom d'une prétendue «mission civilisatrice », alors que l'indépendance d'Haïti avait infirmé, avant la lettre, cette fallacieuse théorie. On nous a imposé la discrimination raciale, l'indigénat, la justice indigène, le travail forcé, les prestations et les corvées, par le décret du 30 novembre 1883, notamment.

Bien que des Africains aient joué un rôle dans les guerres européennes de Crimée, dans les expéditions de La Fayette au Mexique et dans les opérations de 1870-1871, au sein des troupes algériennes, presque aucun manuel d'Histoire n'en fait état. On a partagé l'Afrique en 1884-1885, au Congrès de Berlin, dessinant, ainsi, sans son accord, les fondements d'une nouvelle gouvernance mondiale. Alors que sans sa participation à la Grande Guerre, son issue aurait été différente, ses hauts faits d'armes ont été ignorés, par une véritable conspiration du silence, jusqu'à une date récente.

Les Africains n'ont pas été invités aux réunions de la Conférence de la Paix, pour discuter des Traités avec l'Allemagne (Traité de Versailles du 28 juin 1919, Traité de Saint Germain du 10 septembre 1919, Traité de Triano, Traité de Neuilly du 27 novembre 1919, Traité de Sèvres du 11 août 1920). Ils n'ont pas, non plus, pour l'essentiel, été associés à la Société des Nations. L'Apartheid a, même, été proclamé avec la complicité tacite de beaucoup des pays indépendants de la planète, de l'époque. Pendant la crise économique de 1929, les colonies africaines ont contribué, pour une large part, au redressement de leurs tuteurs coloniaux. Et quand la Deuxième Guerre mondiale éclata, l'appel du général de Gaulle du 18 juin 1940, disait, textuellement : «la France n'est pas seule. Elle dispose d'un vaste empire ». Cet appel était destiné, surtout, à l'Afrique, qui n'était séparée de l'Europe que par le Détroit de Gibraltar, alors que la partie septentrionale de notre Continent n'était qu'à quelques mille nautiques des péninsules balkaniques et italiennes. L'Asie était lointaine et incertaine, bien que riche en hommes, tandis que les Antilles, la Guyane et les colonies du Pacifique étaient à la fois éloignées et peu dotées en ressources humaines. Pourtant, malgré le rôle des Africains dans le débarquement de Provence et dans la victoire finale, ces derniers n'ont été associés ni aux Accords de Yalta, ni au Tribunal de Nuremberg, ni aux Traités de Paix.

Les institutions de Bretton Woods ont été conçues et mises en place en 1944, alors que nos pays étaient, encore, sous séquestre impérialiste. L'Onu a vu le jour sans nous, mis à part l'Ethiopie, le Liberia, etc. Nous sommes, jusqu'à ce jour, absents du Conseil de sécurité, en qualité de membre permanent, alors que notre continent compte 53 Etats, soit plus du quart des membres. Les Prix de nos matières premières sont fixés sans notre avis, tout comme, au demeurant, ceux des produits manufacturés. Le système financier international actuel a été mis en place, sans notre participation. La Cour pénale internationale semble n'avoir été conçue, que pour juger des Africains, uniquement.

Cette énumération n'a qu'un caractère illustratif. Elle aurait pu être plus exhaustive, si je n'avais pas peur d'être long. S'il en fut ainsi, c'est parce que les intellectuels et élites africaines et de la Diaspora n'ont pas pleinement assumé leurs responsabilités. En effet, chaque fois qu'ils se sont impliqués dans la réflexion et l'action, par un engagement sincère et profond au service des intérêts de leur race et de leur patrie, ils ont, presque toujours, été entendus. Qu'on ait eu ou non le courage de l'admettre, ils ont même, souvent, pesé d'un poids si notable sur le cours des événements qu'ils ont, quelquefois, modifié fondamentalement les données géopolitiques préexistantes.

Je rappelle, pour mémoire, que l'histoire d'Haïti en offre un édifiant exemple. Dans cette île de la Caraïbe, l'entrée en scène à la fin du XVIIIe siècle d'intellectuels acquis aux idées des Lumières, a eu pour conséquences de mettre un terme à l'esclavage, par les soulèvements d'août 1791 notamment. Toussaint Louverture bat les colonisateurs, unifie la partie francophone de l'île en 1801, avant d'être traîtreusement arrêté, exilé et tué. Le mouvement qu'il avait mis en marche ne put, toutefois, être endigué, puisque la République noire d'Haïti fut proclamée en 1804.

Ce processus s'étendit, ensuite, rapidement, dans une bonne partie de l'Amérique latine. Ses effets y furent immédiats : la libération, de la domination espagnole, du Venezuela, de la Nouvelle Grenade, la constitution de la République de Colombie, celles de la Bolivie et du Pérou. Ce sont les idées développées par les adeptes haïtiens des lumières qui ont permis à l'Amérique latine d'adopter le Code civil napoléonien et répandu, dans les Caraïbes, les thèses de Toussaint Louverture, Dessalines, Pétion, Christophe, Miranda, Bolivar et San Martin.

Bien avant cette date, ce sont des élites qui ont relayé l’appel du vice-amiral Compte d’Estaing aux Mulâtres et Noirs de Saint-Domingue, pour soutenir les armées de Washington engagées dans la guerre d’indépendance des Etats Unis, armées qu’elles ont sauvées d’une déroute certaine au siège de Savannah, capitale de la Georgie.

N’est-ce pas Anténor Firmin qui écrivait, en 1885 : «Il est intéressant de constater combien ce petit peuple d’Haïti, composé de fils d’Africains, a influé sur l’histoire générale du monde depuis son indépendance» ? Il ajoutait: «A peine une dizaine d'années, après 1804, Haïti eut à jouer un rôle, des plus remarquables dans l'Histoire moderne ». Témoignage ne peut être plus éloquent.

S'inscrivant dans cette mouvance, le même auteur battait en brèche, les thèses du Conte de Gobineau, sur la hiérarchie des races, évoquées plus haut, ainsi que celles de Hegel sur la place de l'Afrique dans l'Histoire. La notion de « mission civilisatrice» s'écroulait du même coup. Des pans entiers de l'idéologie dominante, mise en place par les tenants de l'impérialisme colonial, commencèrent à tomber en ruines, dès ce moment-là. Brissot de Warville, fondateur de la «Société des Amis des Noirs », l'Abbé Grégoire, William Wilberforce et William Pitt, entres autres, s'attaquèrent aux préjugés raciaux et ébranlèrent les fondements de la théorie ségrégationniste vigoureusement combattue par les victimes.

La traite des Noirs fut abolie en plusieurs étapes : Europe (1807, 1830, 1833, 1848), Brésil (1888), Cuba (1878, 1893). Henri Sylvester Williams de Trinidad et Tobago, avocat de renom, patriote engagé, qui avait, quant à lui, décidé de s'investir dans le combat pour la réhabilitation de l'homme noir et la réalisation de ses idéaux de dignité, de justice, d'égalité et de liberté, le Révérend père Alexander Walters, évêque du New Jersey et d'autres personnalités coloniales, le Haïtien Benito Sylvain, aide de camp de l'empereur Ménélik, en un mot tous les Noirs composant le bureau et le Comité exécutif de la Conférence panafricaine de Londres de juillet 1900, et d'autres encore, étaient tous des intellectuels engagés dans la défense de la dignité du Monde noir. Ne disaient-ils pas, eux-mêmes, que leurs objectifs étaient «de prendre les mesures nécessaires pour influencer l'opinion publique sur les conditions de vie et les lois qui régissent les autochtones, dans plusieurs parties du monde, particulièrement en Atlantique du Sud, en Afrique de l'Ouest, aux Antilles» ?

Le rapport de la Conférence panafricaine, qui mentionne que «cette conférence est le signe d'un réveil du peuple noir, pour prendre conscience de ses intérêts », constitue, assurément, la preuve qu'ils avaient l'ambition de bousculer l'ordre existant. Dans les années qui ont suivi, cette appréciation allait se concrétiser par la multiplication des initiatives visant à modifier le plan des milieux coloniaux, ainsi que les axes géostratégiques, que l'impérialisme et ses thuriféraires avaient échafaudés. Les résultats ne se firent pas attendre.

En 1912, l'African National Congress voit le jour ; deux années plus tard, le premier député noir d'Afrique, Blaise Diagne, est élu au Sénégal en avril 1914, au détriment des Blancs et des Mulâtres. L'Eglise africaine d'Harris est créée, tandis que Marcus Garvey transformait son Association pour l'Amélioration Universelle des Noirs, en Association pour l'amélioration des Noirs et des communautés africaines. La Première Guerre mondiale offrit au Monde noir l'occasion, en volant au secours de la France battue et occupée, de participer à la coalition mondiale pour la Liberté et de prendre ainsi conscience de l'archaïsme du système colonial en tant que manifestation d'occupation territoriale, d'exploitation économique, de domination politique et d'aliénation culturelle.

Ce n'est pas un fait du hasard si la période de l'immédiat après-guerre a été celle de la tenue, en 1919, à Paris, du Premier congrès Pan-Noir, qui exigeait, des vainqueurs de la guerre, la révision inévitable du système colonial dans les domaines de la terre, du capital, du travail, de l'éducation et de l'Etat. Si la question de l'indépendance n'est pas encore abordée de façon explicite, la revendication de l'égalité, de la justice et de la dignité y est par contre clairement évoquée, ainsi que celle d'une participation des élites à la marche des affaires les concernant.

La gouvernance mondiale, d'essence impérialiste, ne put, évidement, ignorer ces revendications fortes. Cette initiative eut même des prolongements dans tout le monde colonial, notamment dans les milieux garvéyistes. Lesquels, à l'occasion de leur Assemblée générale tenue aux Etats-unis, au Liberty Hall de New York, proclamèrent la première «Déclaration des droits des peuples nègres du monde ». On pouvait y lire : «Considérant que tous les hommes naissent égaux et ont droit à la vie, à la liberté et au bonheur et, forts de cela, nous, représentants du peuple noir dûment élus et mandatés, invoquant l'aide du Juste et du Tout-Puissant Dieu, déclarons les hommes, les femmes et les enfants du monde entier, issus du même sang, que nous, citoyens libres et revendiquons le statut de citoyens libres de l'Afrique, la première patrie de tous les Noirs ».

On peut avouer, sans courir le risque d'un désaveu, que la mobilisation des élites intellectuelles noires d'Afrique et de la Diaspora, à l'occasion des Congrès Pan-Noirs de Londres, Bruxelles et Paris, au cours de l'année 1921, avait fortement modifié le cours des évènements. En effet, dès l'année 1922, le Gouverneur général de l'AOF (Afrique occidentale française) informait la Rue Oudinot, que des informations concordantes établissaient que le 3ème congrès de l'Universal Negro lmprovement Association avait décidé d'envoyer, à Genève, une délégation ayant pour mission de demander à la Société des Nations de «prendre en main l'indépendance des Noirs habitant les diverses colonies européennes, situées en Afrique ». Un groupe de onze personnes, toutes intellectuelles engagées, avait été mis sur pied, à cet effet.

L'activisme de ces mouvements Pan-Noirs avait, finalement, inspiré la stratégie du Mouvement communiste mondial. Celui-ci avait non seulement chargé le Parti communiste français, après son congrès constitutif, de créer l'Union inter-coloniale composée de cadres politiques provenant de toutes les colonies (Guadeloupe, Indochine, Martinique, Réunion, Sénégal, Soudan, etc.), mais depuis la Conférence du Conseil Supérieur des Soviets, qui avait été tenue le 10 septembre 1920, Lénine avait exposé ses thèses sur la nécessité de frapper, désormais, l'entente dans ses colonies. Litvinov avait reçu mission d'appliquer cette ligne en Indochine et en Algérie. Le régime soviétique escomptait même des révoltes musulmanes en Inde, en Perse, en Asie méridionale et dans les pays d'Afrique du Nord.

Des désordres économiques étaient également programmés dans les possessions des gouvernements capitalistes d'Europe et des combats parlementaires étaient encouragés pour obtenir la réduction des crédits militaires. A titre d'exemple, c'est dans les années de l'immédiat après-guerre que le mouvement syndical connut un vigoureux essor, dans une colonie telle que le Sénégal ; c’est à cette période que les partis politiques, parlant et agissant au nom des indigènes (Mouvements jeunes algériens, des jeunes tunisiens, des jeunes sénégalais) établirent leur hégémonie. Au Sénégal, ils dominèrent la presque totalité des institutions représentatives, qu'elles soient municipales, parlementaires, générales.

Ce fut également, dans la même séquence temporelle, que Blaise Diagne fut envoyé au Liberia, comme ambassadeur de la France, pour représenter Paris et fut même chargé de négocier le tracé de la frontière libero-ivoirienne à la cérémonie d'intronisation du président King (décembre 1919-janvier 1920). Ce fut dans le même mouvement qu'un lycée fut créé, ainsi qu'une Ecole de Médecine, une autre d'Agriculture et d'Elevage et un Sanatorium et que les revendications visant à sortir le Sénégal de l'AOF, comme le Togo, ou bien à fonder les colonies sur la souveraineté nationale, ou encore, à doter les Noirs d'un pouvoir économique autonome, furent ouvertement explicites.

Le vent de réforme prit, d'ailleurs une tournure telle qu'elle modifia fortement le cours des événements et que les milieux coloniaux durent initier une politique de reprise en main, de peur d'être débordés. Ce fut en effet pendant cette période que des mesures énergiques furent prises contre ce qu'on appelait « la propagation des idées révolutionnaires », « la circulation des étrangers », « la diffusion de la presse étrangère », sans parler des purges à l'Ecole normale William Ponty où plus de 74 élèves furent exclus. Ce fut aussi pendant cette séquence temporelle, que des changements sont intervenus dans le Commandement territorial et dans la justice indigène pour faire face dans une colonie comme le Sénégal, par exemple, où les cellules garvéistes existaient à Dakar, Rufisque, Bambey, Kédougou, etc. Mais, ces tentatives de coup d'arrêt, loin de juguler les mouvements de protestations naissants, avaient, au contraire développé une volonté plus affinée de refus en Afrique ainsi que dans la Diaspora, pour toute la période allant de 1919 à 1929.

C'est dans ce contexte également qu'eurent lieu, les assises des peuples coloniaux, la création des premiers syndicats noirs, avec des grèves, dès 1917, au Sénégal, en Afrique du Sud et au Nigeria, l'agitation politique en Egypte, la naissance du Parti communiste algérien, celle du Destour tunisien et de l'Association Kikuyu de la jeunesse au Kenya. En 1924, la Ligue universelle de la race noire voit le jour. Le 14 juillet de la même année, le Guadeloupéen Lunion Gothon, participant au 5ème Congrès communiste mondial à Moscou, présentant 14 thèses au nom de tous les peuples colonisés. Thèses dans lesquelles, il revendiquait l'indépendance. En mars 1926, le comité de défense de la race Noire fut constitué. Du 1er au 30 août, se tient, à, New York, la 5e Convention annuelle des peuples noirs, précédée, peu de temps avant, par la création de la Ligue de défense de la race nègre.

Toujours en 1927, Lamine Senghor publia « Violation d'un pays », dans lequel, le système colonial était disséqué et brocardé, avec une préface de Paul Vaillant Couturier. La même année, se tenait la Conférence de Bruxelles de la Ligue contre l'impérialisme pour l'indépendance nationale, avec la participation de Maxime Gorki, de l'Indien Jawaharal Nehru, de l'Allemand Willy Muzenberg, du Tunisien Chadly Ben Moustapha, de l'Américain Baldwin, des délégués du Kuomintang Chen-Shi et Sia-Ting, de Guémédé d'Afrique du Sud, de Thiémokho Garan Kouyaté et de Lamine Senghor d'Afrique de l'Ouest.

J'aurais pu en dire autant pour toute la période concernant la crise économique mondiale des années 1929-30 et ses conséquences, ou bien, pour celle touchant la participation du continent à la 2ème Guerre mondiale. Que de tels événements aient modifié le cours des choses, ne fait l'ombre d'aucun doute, Comme en témoignent les tentatives observées de jonction entre le Mouvement Panafricaniste, le Mouvement Communiste Mondial et le Mouvement des Sikhs, à travers l'Union inter-coloniale, par exemple.

La crise économique de 1929 ayant détérioré le climat économique, des cadres africains multiplient les syndicats. L'agitation sociale reprit de plus belle, jusqu'en 1939, pendant toute la durée de la guerre et après celle-ci. Là aussi, ce sont les regroupements des Africains, leur participation à la bataille des idées, leur refus d'accepter l'ordre établi et leur engagement à agir sur le cours des événements, à travers, non seulement, leurs écrits, leurs réflexions, leurs propositions, leurs débats mais aussi leurs luttes quotidiennes, qui propulsèrent le mouvement nationaliste africain et accélérèrent le processus de décolonisation.

Je pense, en particulier, à la Conférence de Brazzaville (janvier-février 1944), aux Etats généraux de la Colonisation à Paris (août 1946), à la grève générale de 1946, au Sénégal, au soulèvement à Madagascar (mars 1947), aux massacres de Sétif en Algérie (1948), à la grève des cheminots du Sénégal de 1947-1948, à l'entrée en scène des partis et mouvements politiques nationalistes, du Conseil de la Jeunesse d'Afrique et des Femmes, sans parler des coups de boutoir des écrivains et artistes engagés (« Cahier d'un retour au pays natal » et «Discours sur le Colonialisme » de Césaire, « Nations nègres et culture» de Cheikh Anta Diop, « Les Damnés de la Terre » de Frantz Fanon, « Gouverneurs de la Rosée» de Jacques Roumain). Je pense, enfin, à la Conférence de Bandoeng (avril 1955), à la Conférence des intellectuels et écrivains noirs de la Sorbonne en 1956 et à celle de Rome en 1959, ou bien, à la révolte des Mau-Mau,

C'est tout cela qui a permis de rendre visibles, la défaite de Dien Ben Phu en 1954, l'éclatement de la Révolution algérienne, la même année, l'indépendance de la Tunisie et du Maroc, en 1956, puis du Ghana en 1957, ainsi que la Loi-cadre et l'accession de la Guinée à la souveraineté internationale, en 1958.

C'est tout cela, qui a, par ailleurs, activement «boosté » la série des indépendances des années 1960 et la naissance de l'OUA en 1963. Il ne fait aucun doute, que la tenue de la Conférence des peuples indépendants d'Afrique à Accra, en 1958, et celle des peuples africains, la création de l'Union des Etats africains en 1961 avaient préparé ces mutations. Ce fut également tout cela qui actionna, vigoureusement, la lutte pour les droits civiques des Noirs aux Etats-unis entre 1955 et la fin des années 60.

Malheureusement, l'indépendance africaine étant intervenue dans un contexte de balkanisation, les intellectuels d'Afrique et de la Diaspora se sont trouvés éparpillés dans les limites étriquées des Etats-Nations. Ce qui a réduit leur force d'intervention et leurs capacités collectives de concertation, diminuant du même coup les effets salvateurs qu'auraient dû avoir sur les consciences des Africains et de la Diaspora, la publication de «l'Unité culturelle de l'Afrique noire », de «Fondements culturels, techniques et industriels d'un futur Etat fédéral d'Afrique noire» de Cheikh Anta Diop et de «Africa Must Unite» de Kwame Nkrumah.

Les anciens cadres fédérateurs comme l'Ecole normale William Ponty ou les regroupements d’étudiants comme l'UGETAN, ou l'UGEAO, ou la FEANF, ayant été détruits ou affaiblis, le système néocolonial a pu s'installer, vidant les indépendances octroyées, de leur contenu dans la plupart des cas. Au même moment, une chasse aux intellectuels a été menée avec la complicité des bourgeoisies locales, gérants zélés des intérêts néo-coloniaux. Le parti unique, le syndicat unique ont été presque partout institués. Des coups d'Etat inspirés de l'extérieur ont éliminé Sylvanus OIympio, Kwame Nkrumah, Modibo Keïta, Moctar ould Dadah et bien d'autres dignes fils du continent.

A I'Afrique des instituteurs, des médecins, et des grands commis, sortis pour l'essentiel de l’école William Ponty, a succédé l'Afrique des militaires, puis celle des agents du Système financier international, issus, pour l'essentiel, des institutions de Bretton Woods et des organisations internationales. Certes, les peuples africains ont continué de lutter, mais il leur a souvent manqué des leaderships forts, incarnés par des chefs lucides, éclairés, patriotes, engagés, mobilisés pour défendre les intérêts du continent.

Le Festival mondial des Arts nègres en 1966 à Dakar, le Festival panafricain d'Alger de 1969, la tenue au Caire d'une réunion d'égyptologues sur l'initiative de l'Unesco, qui consacra la pertinence des thèses de Cheikh Anta Diop, sur les relations entre l'Egypte pharaonique et l'Afrique noire et la parenté génétique de leurs langues respectives, la publication par Théophile Obenga, d'un ouvrage de référence intitulé «L'Afrique dans l'Antiquité », le Festival de Lagos en 1977, le Congrès des cultures noires des Amériques à Cali (Colombie) en 1977 et la publication du Plan de Lagos ont, sans aucun doute, fortement modifié le cours de l'Histoire et la place de l'Afrique au sein du Système des Nations-unies, de l'Organisation de la Conférence Islamique, du Mouvement des Non-alignés et du Mouvement des 77.

Cette nouvelle donne a eu des conséquences sur la revendication d'un Nouvel ordre économique international, celle d'un Nouvel Ordre international de l'information et de la communication, ainsi que sur les questions comme l'aide au développement, le problème de la dette, la lutte contre le racisme, le mépris culturel, la décolonisation complète du continent, la fin de l'Apartheid, l'échange inégal, le dialogue interculturel, le dialogue inter religieux, la revendication de l'égale dignité des peuples et des cultures et même, bien après, la définition des Objectifs du millénaire pour le développement.

(…) Mais la voix de l'Afrique ne se fait pas encore suffisamment entendre, même si les combats menés ont ouvert les réunions du G-8 à notre continent et permis de barrer, pour le mouvement, la route aux Accords de partenariat économique (Ape) et aux théories relatives à l'immigration choisie. A preuve, on projette de refonder le Système économique mondial lors d'une réunion prévue le 15 novembre prochain aux Etats-unis, à laquelle l'Afrique et ses 53 Etats semblent, a priori, exclus (mise à part la République sud-africaine) alors que la crise économique actuelle aura, sur le destin de leurs populations, des conséquences certaines.

Le Système monétaire et financier est aujourd'hui gravement parasité par une catégorie de spéculateurs sans état d'âme qui, au nom d'un libéralisme idéologique mal compris, fait monter les prix du pétrole, spécule sur les produits alimentaires, sur les bourses et les monnaies, déstabilise les économies de toutes les nations, par rapport à l'économie réelle et parasite les agences de notation. Cette catégorie se réfugie dans des paradis fiscaux, s'infiltre à travers les failles des mécanismes de régulation monétaire internationaux, agit par des lobbies organisés pour déréglementer le Commerce international, met sur la touche le Fonds monétaire international (Fmi) et l'Onu. Ceci au moment où les négociations de Doha sont dans l'impasse, à force de piétiner.

Tout cela est, aujourd'hui, projeté sur la scène internationale avec une brutalité et une acuité impitoyables. Ses conséquences sont la crise de «subprimes» aux Etats-unis, les faillites bancaires qui se succèdent, l'effondrement des Bourses ; pour tout dire, une nouvelle crise économique mondiale qui dépasse, par son ampleur, la grande dépression économique des années 30.

Devant cette situation, si les intellectuels africains et de la Diaspora se taisent, observent, ou manifestent leur indifférence, les essais de sortie de crise que l'on suppute, ici et là, se feront sans eux, c'est-à-dire, contre eux. Les Africains doivent exprimer leur opinion sur la crise mondiale actuelle, pour en situer les responsabilités, en identifier les causes, en évaluer les conséquences en Afrique et dans le reste du monde.

Ils doivent participer à la formulation de propositions novatrices, pour refonder le Système capitaliste international, réformer le Fonds Monétaire International, réfléchir aux mécanismes de régulation nécessaire pour juguler l'anarchie qui règne sur les marchés financiers et monétaires, instaurer le contrôle et la transparence et mettre un terme aux menées destructrices des spéculateurs. Ils doivent indiquer quel rôle un Fonds Monétaire totalement rénové, faisant la juste place qu'ils méritent aux pays émergents et aux pays en développement, doit jouer dans ce processus.

Les Africains doivent être présents à toutes les réunions où se proclament les décisions sur les coûts des matières premières, la question de l'aide au développement, les prix des produits agricoles et pétroliers, les normes régissant le Commerce international, les codes de conduite des agences de notation, les relations Nord-Sud, la paix et la sécurité de la planète, le réchauffement climatique et les autres questions écologiques.

Ils doivent donner leur avis sur la question des biens communs, l'intégration régionale, les négociations internationales et sur toutes les autres questions touchant la gouvernance mondiale, notamment celle relative à la Cour Pénale Internationale, qui semble n'avoir été créée, je le répète, que pour organiser la chasse aux Africains.

Ils doivent, en particulier, ne pas avoir peur de faire connaître leurs opinions sur la gouvernance politique et diplomatique mondiale, sur la gouvernance économique mondiale, sur la gouvernance financière, boursière et monétaire mondiale, sur la gouvernance écologique mondiale, sur la gouvernance culturelle et axiologique mondiale. Ils doivent lutter pour l'avènement d'un autre monde. Un monde plus juste, plus équilibré, plus solidaire, plus ouvert et plus fraternel. Un monde de paix et d'amour. Cela est possible. Il suffit de le vouloir. (…) Aucune contribution, aucune réflexion, n'est inutile, qu'elle soit exprimée dans un cadre de réflexion collective ou de manière personnelle. (…) La voix de l'Afrique et de la Diaspora doit être entendue, de sorte que nous soyons présents à tous les rendez-vous où les débats seront engagés pour assurer la défense de nos intérêts, le respect de nos droits, la reconnaissance des aspirations légitimes de nos populations au bonheur, au bien être, au progrès économique et social, dans la liberté et la dignité.

Nous devons recenser tous ceux qui peuvent taire bouger les choses, tous ceux qui comptent créer des centres d'analyses politiques géostratégiques, d'études économiques et de prospective sociale, car nous sommes dans un domaine où pour agir efficacement, il faut voir loin, il faut voir large, il faut voir profond. Ces centres interconnectés doivent multiplier les publications. Ils doivent se constituer en réseaux intégrés de groupes interdisciplinaires, coopérer, échanger, discuter grâce aux Nouvelles technologies de l'information et de la communication, pour intervenir dans l'unité aux fins d'une efficacité accrue. Cela demandera des moyens, certes, une grande volonté politique et un engagement sincère et profond, mais l'Afrique et sa Diaspora recèlent d'immenses potentialités intellectuelles et des ressources scientifiques, techniques et économiques d'une richesse incomparable.

* Iba Der Thiam est agrégé d'Histoire. Il a fait partie du Comité scientifique de l'UNESCO chargé de rédiger l'histoire générale de l'Afrique. Actuellement, il est président d'honneur du comité scientifique du FESMAN


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