Ng’wanza Kamata examine la vision de Nyerere sur les questions de la terre. Notamment le fait que la terre ne peut, sous aucun prétexte, être transformée en un objet qui se vend sur le marché. A partir de là, le Mwalimu a défendu un système de location plutôt que de possession de la terre qui créerait une classe de propriétaires fonciers et de locataires. Néanmoins, se désole Kamata, il n’a pas franchi le pas décisif pour abolir les termes de la Land Ordinance coloniale, qui prévoit que la terre appartient à l’Etat plutôt qu’au peuple. De sorte que les bureaucrates «ont été et sont toujours en mesure de chasser les gens de leur terre». Mais Kamata n’oublie pas les appels de Nyerere pour pousser les masses à résister à tout ce qui permet à quelques personnes de revendiquer la propriété de ce qui appartient à tous.
Les pensées du Mwalimu à propos de la terre peuvent être comprises à deux niveaux. Le premier niveau est sa perception de la terre selon la tradition africaine. Le deuxième niveau est qu’il croit que la terre est le substrat du développement. Mais qu’en dehors de tout contrôle, elle peut devenir source de différentiation, d’inégalité et, partant, d’instabilité politique, en particulier dans des sociétés pauvres et sous-développées comme la Tanzanie. Ce sont ces deux niveaux de perception que nous allons explorer et discuter à propos des pensées de Nyerere sur la terre.
La terre est un don gratuit de Dieu
Les pensées de Nyerere à propos de la terre commencent par le rejet de la notion selon laquelle la terre peut être une marchandise. Et que la terre ne peut, sous aucun prétexte, être transformée en une marchandise qui se vend sur le marché. Un point de vue dérivé du précédent veut que la terre ne peut être dans des mains de particuliers, elle ne peut être une propriété privée. La première fois que Nyerere a articulé ces vues, c’est lorsqu’il a publié, en 1058, un pamphlet intitulé « Mali ya Taifa » (National Property), dans lequel il commentait la proposition du gouvernement colonial pour une nouvelle législation concernant la possession de la terre. Dans ce pamphlet, il a rejeté toute idée qui tentait de privatiser la terre ou d’en faire une marchandise. Cette position est basée sur sa croyance que la terre, comme l’air et l’eau, sont des dons de Dieu à Ses créatures vivantes. Les humains ne créent ni n’ajoutent de la terre ; ils sont nés pour la trouver là et lorsqu’ils meurent ils la laissent là.
« Tous les humains, qu’ils soient des enfants de familles riches ou pauvres, des pécheurs ou à des saints, nés de parents esclaves ou d’hommes libres, sont tous nés pour trouver la terre en existence. C’est le don de Dieu donné à toute Sa Création sans discrimination… » (Nyerere 1974 :53) Nyerere souligne ce point plus tard dans son « Ujamaa The basis of Socialisme ». Il argumente que «…nul n’est besoin d’un diplôme d’économiste pour comprendre que ni le travailleur ni le propriétaire foncier n’ont produit la terre. La terre est un don de Dieu à l’Homme, elle est toujours là» (Nyerere 1977 :4)
Une observation peut être faite par rapport au point de vue de Nyerere sur les questions de la terre. D’abord ses vues sont similaires à celles de Karl Polanyi, pour ce qu’il appelle les marchandises fictives. Polanyi différencie les marchandises réelles et les marchandises fictives. Pour lui, une marchandise est quelque chose qui a été produite pour être vendu au marché. De par cette définition, la terre, le travail et l’argent sont des marchandises fictives parce qu’elles n’ont pas été produites afin d’être vendues au marché. (Polanyi 200.XXV). Mais autant Nyerere que Polanyi sont passé à côté du fait que dans certaines conditions de systèmes de production, la terre et le travail peuvent transformés en marchandise.
La marchandisation du travail de la terre et de l’argent, explique Polanyi, est le résultat du ‘’développement du système des usines» (Polanyi 2001 : 79.) qui est organisé comme faisant partie du processus qui consiste à acheter et à vendre. Il note encore : « Le travail, la terre et l’argent devaient être transformés en marchandise afin de maintenir la production. Naturellement, ils ne pouvaient pas être vraiment transformés en marchandises compte tenu qu’ils n’étaient pas produits pour être vendus au marché. Mais la fiction qu’ils ont été produits à cette fin est devenu le principe organisateur de la société. » (Polanyi 2001 :79)
Il est important de noter qu’en ce qui concerne le travail, ce qui est transformé en marchandise est la puissance du travail et non le travail ; et pour que la terre puisse être transformée en capital, elle doit d’abord être transformée en marchandise. Le processus qui transforme autant la terre que le travail en marchandises, comme l’avait noté Karl Marx, commence avec la complète séparation du travailleur des moyens de production. Marx a écrit :
« Le système capitaliste présuppose une complète séparation du travailleur de la propriété des moyens de production. Aussitôt que le capitalisme devient autonome, non seulement il va maintenir cette séparation, mais encore il va l’étendre sur une échelle toujours plus grande. Donc, le processus qui ouvre la voie au capitalisme ne peut être nul autre que celui qui enlève au travailleur la possession des moyens de production ; un processus qui transforme d’une part les moyens sociaux de subsistance et de production en capital et, d’autre part, le producteur en travailleur salarié. (Marx 1974 :68)
Le processus auquel Marx fait référence a commencé au cours d’une période qu’il nomme «accumulation primitive de capital» Mais dans l’ère néolibérale, même l’argent devient une marchandise, selon l’allusion de Polanyi. Au départ, l’argent (M) en possession d’un capitaliste servira à acquérir des biens capitaux (C) et à la fin d’un cycle de production le capitaliste aura gagné plus d’argent qu’il n’en avait investi (M1) et donc la formule marxiste de M-C-M1 où le M1 est plus grand que le M. Dans l’ère néolibérale, en raison du déplacement de l’économie de production vers une économie de spéculation, l’argent achète l’argent et donc la formule devient M-M-M1. Ceci a fait partie des économies « de maisons de jeux» (capitalisme de casino) qui ont dominé les pratiques économiques néolibérales.
Sur la base des observations qui précède, Nyerere a raison : la terre, de par sa nature, n’est pas une marchandise. Mais ceci ne peut être vrai que sous certaines conditions et systèmes de production et redistribution de la richesse dans la société. Ce ne peut être vrai dans toutes les conditions et systèmes de production» écrit Issa Shivji» donc la terre, de par sa nature, ne peut être un capital» (Shivji 2006 :8) Sous le capitalisme, autant la terre que le travail deviennent respectivement une marchandise et un capital. Les conditions sous lesquelles la terre devient un capital inclut l’établissement ‘’d’un monopole d’accès à la terre appelé propriété foncière» et le fait d’être négociable (Shivji, ibidem)
Il y a un moment où Nyerere semble comprendre les conditions requises pour que la terre devienne une marchandise. Néanmoins, sa compréhension semble un peu ambiguë. Le fait est d’abord considéré comme étranger à l’Afrique, introduit par les colonialistes, ensuite c’est «une attitude capitaliste… introduite par les étrangers - la conception de la terre comme une marchandise vendable». (Nyerere 1977 :7) Là, Nyerere ignore la connexion dialectique entre colonialisme et capitalisme.
Il est juste de dire que le système de possession de la terre que voulait introduire le gouvernement colonial était étranger à une société non capitaliste, laquelle, comme le dirait Walter Rodney, suivait un chemin indépendant de développement. Mais, de toute évidence, le système n’était pas étranger au capitalisme et aux intérêts impériaux dans les colonies. Ce n’est donc pas juste une tournure d’esprit du capitalisme, comme a essayé de le suggérer Nyerere, mais le résultat historique d’un processus qui a amené la terre à être une propriété privée, transformée en marchandise et qui a exproprié les masses dans les pays capitalistes et outremer.
Pour n’avoir pas compris cela, Nyerere a rejeté l’idée de la terre comme marchandise, rejet basé sur un point de vue moral. Comme le suggère Fred Block, un point de vue moral suggère qu’il «est simplement faux de traiter la nature (la terre) et les êtres humains (le travail) comme des objets dont le prix est entièrement déterminé par le marché. Un tel concept viole les principes qui ont gouverné les sociétés pendant des siècles» (Polanyi 2001 : xxv). La base de la morale de Nyerere est la tradition africaine qui, en elle-même, n’empêcherait pas la transformation de la terre en marchandise et en propriété privée par le capital.
La terre ne peut être une propriété privée
En dehors des considérations morales, Nyerere avait d’autres préoccupations concernant la privatisation de la terre. Celles-ci concernaient ce qui arriverait au Tanganyika si la terre devenait propriété privée. A ce propos, il disait :
« Si on donne aux gens de la terre en possession, ils auront alors le droit de la vendre. Il ne sera pas difficile de prédire qui, dans 50 ans, sera le propriétaire foncier et qui le locataire. Dans un pays comme celui-là, où d’une façon générale les Africains sont pauvres et les étrangers riches, il est tout à fait possible, que dans 80 ou cent ans, s’il est permis aux pauvres Africains de vendre leur terre, toute la terre du Tanganyika appartiendra à de riches immigrants et les gens du cru seront les locataires. Et même si il n’y avait pas de riches étrangers dans ce pays, il émergerait des ressortissants du Tanganyika riches et malins. Si nous permettons que la terre soit vendue comme une robe, dans un court laps de temps, seule une poignée d’Africains possèderont la terre et tous les autres seront des locataires ». (Nyerere 1974 :55)
La crainte de Nyerere concernant l’accaparement des terres par des non natifs a déjà été exprimée en 1955, lors de la 15ème Session du Trusteeship Council des Nations Unies. Il disait :
« Nous accueillerons aussi des immigrants venus dans notre pays dans le but de mettre en place des industries spécifiques ou de commercer avec nous… Mais nous sommes opposés aux immigrants fermiers, groupe largement composé d’Européens et de la catégorie générale d’immigrants composée d’Asiatiques… Les Africains ont été spoliés de grands territoires. Nous n’avons jamais défendu le point de vue que ces non Africains soient privés de la terre. Mais nous avons insisté sur le fait qu’un contrat de bail de 99 ans est trop long ; que dans le courant de ces 99 ans la population de ce pays aura triplé et donc que les contrats de bail auraient dû être, dès le début, octroyé pour une période plus courte de 33 ans ; et avant que de renouveler les contrats, les besoins de la population autochtone doivent être considérés au préalable» (Nyerere 1974 :38).
Il n’y a pas de doute qu’au cours de cette période la terre a été accaparée au Tanganyika. L’exemple classique auquel Nyerere a fait référence en passant, juste après la déclaration ci-dessus, est le célèbre cas Meru. Le rapport de la commission présidentielle d’investigation montre que 2,3 millions d’acres ont été accaparés entre 1949 et 1957. (Tanzania 1994 : 15) Ceci s’est passé alors que le gouverneur était investi, sous la Land Ordninance de 1923, du ‘’pouvoir de disposer de la terre au profit soit des natifs soit des non natifs… En pratique, ce pouvoir était utilisé presque exclusivement pour permettre aux non natifs d’accaparer la terre». (Tanzania 1994 :13) Si ceci devait continuer de façon incontrôlée, et plus tard, selon la proposition, devait être converti en propriété privée, il était évident de noter qui serait les propriétaires et qui seraient les locataires.
L’opposition de Nyerere à la propriété privée de la terre reposait sur encore deux autres considérations. La première est la possibilité de différentiation sociale, de contradictions de classes, de conflits et d’effusion de sang. Il était perturbé par le fait que la propriété amènerait l’émergence «d’un petit groupe de propriétaires et d’un grand groupe de locataires». Ceci créerait de « l’antagonisme parmi les gens». (Nyerere 1974 :56) Il a appris de l’expérience faite dans d’autres pays où de tels développements ont dégénéré en conflits violents. L’expérience la plus récente est celle de la question foncière au Zimbabwe et du processus de réforme ; l’exemple classique est la lutte pour la terre des Mau Mau au Kenya dans les années 1950. A cet égard, Nyerere a raison et fait écho à Polanyi et à d’autres, avant et après lui, qui croyait qu’il fallait résister à la marchandisation de propriétés fictives.
La deuxième considération est l’exploitation. Dans une société comme la Tanzanie, qu’il voyait sans classe sociale et où il envisageait de construire un socialisme basé sur la tradition africaine, dénuée d’exploitation, la propriété privée de la terre sonnerait le glas de son projet. Dans un système de propriété, se dénonçait-il, «nous aurons un groupe qui travaillera selon les lois de Dieu consistant à gagner sa subsistance au travers de son propre travail. Mais il y aura un autre groupe de gens oisifs qui ne travailleront et attendront simplement d’exploiter l’énergie et de sucer le sang des pauvres travailleurs. Et ces suceurs de sang ne permettront même aux travailleurs de gagner un salaire juste pour leur labeur». (Nyerere 1974 : 56) Ceci est une classe qui exploite parce qu’elle possède la terre et dans la Nomenclature de la Déclaration d’Arusha, ceci est la clase des makabaila (propriétaire foncier).
Il craignait aussi que le système de propriété créerait une classe de parasites survivant grâce à la spéculation sur le marché foncier. Pour lui, «ces exploiteurs dépouilleront les travailleurs de tout ce qu’ils obtiennent par leur travail, en leur louant la terre à des prix exorbitants, leur laissant seulement des quantités suffisantes pour vivre au jour le jour et pour qu’ils continuent d’être en état de travailler pour leur maître». Et le résultat sera «qu’un groupe moissonnera ce qu’il n’a pas semé et l’autre groupe sèmera mais ne moissonnera rien du tout » (Ibid). La logique qui sous-tend son opposition à ces pratiques spéculatives est succinctement illustré dans le propos suivant :
« Je pourrais prendre quelques kilomètres carrés de terre, déclarer qu’ils sont à moi et ensuite partir sur la lune. Tout ce que j’aurais à faire pour vivre de «ma» terre c’est de demander un loyer aux gens qui veulent l’utiliser. Si ce morceau de terre était dans le milieu urbain, je n’aurais aucun besoin de le développer ; je pourrais m’en remettre à tous ceux qui vont développer les terres qui entourent les « miennes» et ce faisant, la valeur de marché de la mienne augmentera automatiquement. Puis je pourrais redescendre de la lune et exiger que ces imbéciles me paient mon terrain au prix fort au vu de la plus grande valeur de «ma» terre, une valeur qu’ils ont eux-mêmes créée pour moi pendant que je prenais du bon temps sur la lune ! » (Nyerere 1977 :7)
Les conséquences de la privatisation ou de l’abandon de la terre aux seuls intérêts privés sont indiscutables. Dix ans après sa mort, des disputes foncières et des déplacements de masse de gens sont légion en Tanzanie. C’est une conséquence logique du libéralisme. On pourrait néanmoins argumenter que même sous sa présidence ce sont des situations qui se sont produites. Les cas des villages de Basuto et de Mulbadaw, dans le district de Hanang, en conflit avec ce qui était alors la Coopération Nationale de l’Agriculture et de l’Alimentation (NAFCO) atteste de ce qui est arrivé. Toutefois, la différence est que sous le « Ujamaa » la terre était acquise pour ce qui était considéré comme des « fermes étatiques» et aujourd’hui, elle est accaparée par des intérêts particuliers, plus spécifiquement par un groupe connu sous l’appellation de « Wawekezaji» (investisseurs).
De surcroît, ce qui se produit aujourd’hui a ses racines dans le passé colonial. Nyerere était opposé à la privatisation et croyait que la terre devait être contrôlée par les gens, et il a endossé le Land Ordinance de 1923 sans modification aucune. L’ordonnance ‘étatisait’ la terre en Tanzanie et établissait les principes de base relatifs à la titularisation de la terre. Ces termes n’ont pas changé, même après la réforme des lois foncières de 1999. Il semblerait que pour Nyerere le problème principal du système colonial était la propriété privée et pas l’ordonnance qui attribuait les terres à l’Etat, qui était un Etat étranger. Il semblait croire qu’une fois la propriété privée abolie - ce qu’il a fait en 1962- et le système des contrats de location introduit, et une fois que l’Etat n’était plus étranger, la terre demeurerait sous le contrôle du peuple. A cet égard il a eu tort, parce que les bureaucrates du gouvernement ont remplacé le peuple et comme le permettaient des lois comme le Land Acquisition Act de 1967, ils ont pu et peuvent encore chasser les gens de leurs terres.
Préventions et résistance aux intérêts privés sur les terres
Que faire alors pour prévenir la privatisation et la marchandisation de la terre ? Les idées de Nyerere consistaient à donner un rôle spécial au gouvernement du peuple, au peuple lui-même et dans l’établissement de baux à loyer à la place de la propriété privée
Tout au long de l’histoire, les gens ont résisté à l’expropriation de leur terre et de leurs droits à d’autres ressources. Les populations ont combattu dans des guerres et il a été fait usage de force excessive pour chasser les gens de leurs moyens de production. Cet état des choses sévissait dans le Tanganyika colonial. Mais, comme le montre le cas Meru, cet accaparement passait mal auprès de la population. En 1950, Nyerere argumentait que la terre de Meru devait être rendue. Il a ainsi déclaré :
« Il y a un cas de terres déjà accaparées et rien ne peut satisfaire mon peuple que la restitution de la terre aux gens concernés. Je veux dire la terre des Meru. Je comprends que la question est délicate et je n’insisterais pas sur cette affaire. Je veux seulement mettre l’accent sur le fait que nous sommes opposés autant à la raison qu’à la façon dont ces terres ont été accaparées et nous espérons qu’elles seront rendues aux personnes concernées ». (Nyerere 1974 :38)
Dans les années 1970, Nyerere, alors président de la Tanzanie, a été confronté à une situation plus ou moins similaire. La façon dont la terre à Hanang a été accaparée a été brutale et injuste. Mais sa réaction était complètement différente de celle qu’il a eue dans le cas de Meru. Un témoin du cas du village de Mulbadaw a eu à dire, après avoir vu Nyerere et d’autres dirigeants :
« Nous nous sommes plaints auprès du gouvernement et des dirigeants du parti à Babati, à Arusha, à Dodoma et à Dar es Salaam. Nous n’avons reçu aucune aide. On nous a dit «poleni sana’’… Nous avons dit que nous étions devenus comme des poules. Lorsque les fermes de la NAFCO moissonnent, nous suivons derrière eux pour glaner ce qui reste, comme les poules. Ils nous ont dit que comme le cas était devant la justice, l’aide viendrait de là. Nous avons rencontré Son Excellence le président lui-même. Il a dit qu’il ne voulait pas prendre de décision puisque l’affaire était au tribunal
Le jugement sur cette affaire est tombé le 3 décembre 1984, une année avant la fin du mandat présidentiel de Nyerere. NAFCO a fait appel auprès de la Haute Cour et le jugement fût rendu en juin 1985, huit mois après que Ali Hassan Mwinyi soit devenu président. La terre n’a pas été rendue à la population. Même après que la NAFCO a fait faillite la terre a été privatisée.
Lorsque la terre à Hanang a été saisie, la population a résisté et le gouvernement de Nyerere a envoyé la police pour la déloger de force. Quelque part, dans ses idées, Nyerere semble suggérer que les gens ne doivent pas accepter facilement d’être réduit en esclavage. Ceci, à notre avis, suggère qu’il était nécessaire pour les gens de résister. En refusant l’esclavage, Nyerere a écrit :
Lorsque des gens acceptent l’introduction de méthodes qui permettent à quelques-uns de revendiquer la propriété d’une chose qui est en réalité le don de Dieu à tout Son peuple, ils sont en fait entrain d’accepter volontairement l’esclavage. Il n’est pas nécessaire d’être acheté pour être l’esclave de quelqu’un. Vous pouvez être l’esclave de n’importe qui trouve le moyen de vous dépouiller du produit de votre labeur, sous prétexte que vous utilisez sa terre…. Tout pays qui accepte dans ses lois une telle pratique accepte l’esclavage volontaire ». (Nyerere 1974 :56)
Le contexte de cette déclaration était le colonialisme et l’Etat était étranger. Il était donc facile de convaincre les masses de qui serait le maître et qui serait l’esclave. Mais ceci pourrait se produire maintenant. Naturellement, l’Etat n’est plus étranger. Pourtant, il a à sa tête des citoyens de la classe des compradores qui pourrait mener leurs pays et leur peuple à un esclavage volontaire. Il nous semble que Nyerere serait surpris si les gens permettaient une telle chose de se produire. L’appel sous-jacent à la citation plus haut est une invitation faite aux masses pour qu’elles résistent et se défendent contre une telle situation. Ceci en dépit du fait que lui-même a été capable de résister à la résistance des masses.
L’autre solution par rapport au problème de la propriété était un système de location. Le point de vue de Nyerere était que c’était la seule façon de refuser de distribuer les terres en propriété comme l’ont fait nos ancêtres. (Nyerere 1974 :56) La location fournit de la terre à chacun qui en a besoin. Ceux à qui de la terre a été attribuée ne la possèdent pas, mais en ont l’usufruit sous des conditions stipulées dans le contrat de bail qui donne des instructions à suivre par ceux qui utilisent ou maintiennent la terre. Selon Nyerere, ce système «donne à une personnes trois choses : suffisamment de terre, la sécurité et un moyen d’obtenir du capital», signifiant qu’il a le droit de donner la terre comme garantie pour l’obtention d’un prêt. (Nyerere 1974 :56&57).
Pourtant la terre reste une propriété publique et le détenteur du bail rendra la terre au public dès qu’il n’en a plus besoin. Ainsi « on évitera que des gens rapaces accumulent de la terre pour eux-mêmes, sans qu’ils aient les capacités de l’utiliser» (Nyerere 1974 :57)
Néanmoins Nyerere reconnaît le droit aux personnes de demander compensation pour la terre, laquelle sous certaines circonstances doit être rendue disponible pour le public ou pour d’autres usagers. Cette clause repose sur la reconnaissance du travail investi pour défricher et développer le lopin de terre. Il argumente que « si j’utilise mon énergie et mes compétences pour défricher un bout de terre pour mon usage, il est clair que je m’efforce de transformer le don de Dieu, de telle sorte qu’il puisse satisfaire aux besoins des humains (Nyerere 1974 :53). Il continue en disant :
« Mais ce n’est pas vraiment la terre qui m’appartient, seulement la surface que j’ai défrichée reste à moi aussi longtemps que je continuerais à la travailler. En défrichant le sol, j’ai en effet ajouté à sa valeur et lui ai permis d’être utilisée de telle sorte qu’elle serve les besoins humains. Quiconque prendra ce bout de terre doit me payer parce que j’y ai ajouté de la valeur en le défrichant par mon labeur » (Nyerere 1974 :54)
Un point de vue plus solide dans cette même veine provient de Vandana Shiva, qui rejette les conceptions occidentales de la propriété qui ne respecte que l’investissement en capital et non la conception des communautés autochtones non occidentalisées et des cultures qui reconnaissent que l’investissement peut aussi être le labeur et le soin qui est pris de la terre. (Shiva 2001 :44) Bien que Nyerere partage ce point de vue, son gouvernement a agi dans le sens contraire. Comme l’Etat colonial avant lui, de plus en plus de terres ont été accaparées principalement au détriment des communautés pastorales. Ceci était basé sur «a conception erronée que les bergers circulent au hasard et génère l’idée que la revendication des bergers sur une terre particulière est fluide et temporaire. Cela, ainsi que la supposition qu’une terre qui n’a pas été broutée pendant quelque temps est ‘’libre’’, a abouti au fait que les bergers ont perdu beaucoup de leurs terres sans recevoir aucune compensation. (Lane 1998 :155)
Enfin, à propos du gouvernement. Nyerere espérait qu’un gouvernement du peuple serait le gardien de la terre au nom de tous. Nous avons discuté cela Mais il est nécessaire ici de souligner qu’aussi longtemps que la terre continuera d’être contrôlée par l’Etat (et ses bureaucrates), la majorité sera dépouillée de ses terres. A n’importe quel moment, les conséquences que Nyerere avait prédites il y a 51 ans peuvent se produire. Il a été suggéré en Tanzanie, et il est important de réitérer cette suggestion, que la terre, spécialement celle qui appartient aux gens, devrait être investies par les gens qui dépendent de la terre et vivent dans des communautés villageoises. L’organe qui les représente tous est l’Assemblée de village et donc, légalement, la terre du village devrait tomber sous sa juridiction.
Terre et développement
Une des tâches immédiates du gouvernement indépendant a été le développement. Après cinq ans de développement dépendant largement de l’aide et de l’assistance étrangère, le gouvernement a compris qu’il devait redéfinir aux moyens pour parvenir à ses fins. La tentative de redéfinir ce chemin et les moyens du développement est survenue en 1967 sous la forme de la Déclaration d’Arusha (DA). La DA a mis l’accent sur la terre et donc l’agriculture, comme étant le chemin vers le développement, développement étant défini comme la réponse aux besoins de la majorité. La DA a catégoriquement affirmé qu’il y a quatre préconditions pour le développement qui sont la population, la terre , de bonnes politiques et un bon leadership. (Nyerere 1977 :29)
Pourquoi Nyerere a-t-il mis l’emphase sur la terre ? La réponse réside à deux niveaux : d’abord sa détestation pour la tendance après l’indépendance à reposer sur l’argent comme base de développement. La DA dit clairement que l’argent n’est pas la base du développement : « Par le passé nous avons choisi la mauvaise arme dans notre lutte, parce que nous avons pris l’argent pour arme. Nous avons essayé de surmonter notre faiblesse économique en utilisant l’arme des économiquement forts… Par nos pensées, nos propos et nos actions, il apparaît que nous sommes parvenus à la conclusion que sans argent nous ne pouvons réaliser la révolution que nous visons… C’est comme si nous avions dit que l’argent est la base du développement » (Nyerere 1977 :18)
Toutefois, cette tendance n’a pas entièrement disparu avec la DA. La Tanzanie a continué a recevoir de l’aide étrangère, même davantage après 1967. Mwesiga Baregu (1987 :3) montre qu’en 1967, la dépendance de la Tanzanie à l’égard de l’aide étrangère était de 26% et est restée à près de 70% dans les dix ans qui ont suivi la DA. Ceci suggère que ‘’la question de la dépendance à l’aide étrangère n’a jamais été vraiment résolue». (Baregu ibid. :5) La tendance a non seulement survécu à la DA, mais à Nyerere lui-même, chez les dirigeants qui lui ont succédé et qui continuent de parader sans vergogne dans des pays étrangers, tenant fièrement leurs bols percés de mendiants.
La deuxième raison de l’importance donnée à la terre par rapport à la dépendance à l’argent, en particulier l’aide étrangère, est la crainte que ceci ferait planer une menace sur l’indépendance du pays. Car le pays, ne pouvant lever tout le capital requis pour son développement, se retrouve obligé de demander l’aide étrangère. La raison pour laquelle ceci est une erreur tient au fait que «indépendance signifie autonomie et un pays ne peut véritablement être indépendant s’il dépend d’autres nations pour son développement ». D’autre part, « même si nous pouvons obtenir tout ce dont nous avons besoin, une telle dépendance des autres mettrait en danger notre indépendance et nos possibilités de choisir notre propre politique». (ibid. p.25)
Il n’y a pas de doute à ce propos. Mais pour vraiment aborder cette question, il ne suffisait pas de discréditer le besoin d’aide étrangère sans aborder et restructurer l’économie dépendante, une survivance de l’époque coloniale prévue pour servir les intérêts impériaux. C’est en partie parce qu’elle a omis d’aborder sa dépendance structurelle que la Tanzanie a été mise à genoux par la Banque Mondiale et le FMI dans les années 1980, lorsqu’elle a été contrainte d’adopter les Programmes d’Ajustement Structurel. La raison en était que le gouvernement ne pouvait survivre sans aide étrangère.
Pour éviter les problèmes liés à l’argent, Nyerere voyait que le chemin vers le développement passait par les zones rurales, la terre étant le moyen de base pour parvenir à cette fin. Il était convaincu que ceci était possible parce que la Tanzanie avait de la bonne terre pour faire croître une grande variété de produits pour la nourriture et pour l’exportation, ainsi que des pâturages pour du bétail, des chèvres et autres espèces. (Nyerere 1977 : 29)
Sa conception était centrée sur la satisfaction des besoins de la majorité et la nourriture venait en premier. Il croyait aussi qu’hormis la nourriture, tous les autres besoins pouvaient être satisfaits, à condition que plus d’efforts soient consentis pour la production de la nourriture. Et parce que l’objectif principal du développement est d’obtenir davantage de nourriture et plus d’argent pour nos besoins, notre but doit être d’augmenter la production agricole. Ceci est en fait la seule façon que nous ayons pour développer notre pays. En d’autres termes, c’est seulement en augmentant notre production de ces choses-là que nous pourrons avoir plus de nourriture et plus d’argent pour chaque Tanzanien (Nyerere1977 :29)
De là, il introduit un autre élément qui est que la production basée sur la terre est la base pour l’accumulation de capital. Autrement dit, le développement industriel et le développement d’autres secteurs seront basés sur la croissance de l’agriculture et dépendront d’elle. Ce point est élaboré de manière plus approfondie dans la déclaration suivante :
Parce que la Tanzanie dépend et va continuer à dépendre de l’agriculture et de l’élevage, elle peut vivre bien, sans compter sur l’aide extérieure à condition d’utiliser la terre de façon judicieuse. La terre est le substrat de la vie humaine et les Tanzaniens doivent l’utiliser comme un investissement pour le développement futur. (Nyerere 1977 :33)
Par « développement futur », il voulait parler d’industrialisation et «modernité». Toutefois il envisageait quelques résultats indésirables, si «le développement national» (Industrialisation et modernité) devait dépendre des zones rurales. C’est ce qu’il appelait l’exploitation des zones rurales par les zones urbaines. Un constat qui découlait de son analyse selon laquelle ni l’industrialisation ni l’aide étrangère ne peuvent être payées par d’autres que ceux engagés dans l’agriculture, à savoir la population rurale.
Il était conscient que si la Tanzanie devait s’industrialiser, le capital proviendrait de l’agriculture. Et même si l’argent provenait d’un prêt étranger, son remboursement ne pourrait provenir du «développement industriel et urbain» mais bien des zones rurales. (Nyerere 1977 :27) Afin d’éviter cela, il a découragé l’industrialisation. Son argument était que l’industrialisation devait être le résultat du développement et non son moyen. Pour lui, «l’erreur que nous commettons c’est de penser que le développement commence avec l’industrie. C’est une erreur parce que nous n’avons pas les moyens d’établir beaucoup d’industries modernes dans notre pays. Nous n’avons pas les finances nécessaires ou le savoir faire technique» (Nyerere 1977 :26)
Conclusion
Nyerere avait de solides convictions sur la question de la marchandisation et de la privatisation de la terre. Ceci était de bon augure pour sa vision de l’ « Ujamaa », cette construction du socialisme africain en Tanzanie. Malheureusement, il n’a pas réussi à mettre en place les mécanismes qui auraient dû prévenir ce qu’il souhaitait éviter. Il y a eu beaucoup de réformes positives concernant la terre pendant que Nyerere était au pouvoir, mais il n’a pas réussi à transformer les questions principales dont l’héritage aurait contribué à assurer que la terre soit et reste sous le contrôle du peuple. Lorsqu’il quitta le pouvoir, Nyerere est revenu sur le passé et a réfléchi. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’il savait où il s’était trompé t là où il n’avait pas assez fait. En 1998, au cours d’un entretien, Ikaweba Bunting lui a demandé :
« Quelles ont été vos principales erreurs en votre qualité de dirigeants de la Tanzanie ? Qu’est-ce que vous feriez différemment ? »
Et sa réponse, qui conclut cette discussion, a été :
« Il est des choses que j’aurais faites plus fermement ou pas du tout. Par exemple je ne nationaliserais pas les plantations de sisal. C’était une erreur. Je n’avais pas compris comme ce serait difficile pour l’Etat de gérer l’agriculture. L’agriculture est difficile à socialiser. J’ai essayé de dire à mon gouvernement que ce qui traditionnellement est aux familles dans l’organisation traditionnelle du village, devrait y rester, cependant que ce qui est nouveau devrait être communalisé au niveau du village. La question de la terre et des fermes familiales était sensible. Je voyais cela de manière intellectuelle, mais c’était difficile à traduire applications politiques. Je pense cependant qu’à la fin, la Tanzanie retournera aux valeurs et principes fondamentaux de la Déclaration d’Arusha.
* Ng’Wanza Kamata est professeur de Sciences politiques à l’université de Dar es Salaam et président du Conseil de la Land Rights Research and Ressources Institute
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REFERENCES
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