« Africanisme : La crise d'une illusion », ouvrage de Ch. Didier Gondolo, professeur associé d’histoire de l’Afrique à Indiana University – Purdue University à Indianapolis (Usa), interroge donc le sens du savoir sur l’Afrique généré par l’africanisme en France et les imbrications entre ce savoir et le pouvoir désormais contesté du modèle (post) colonial français aussi bien en Afrique que dans les banlieues françaises où vivent en grand nombre les descendants des sujets français d’Outre-mer.
Taraudé par un passé colonial qui passe mal en France, l’africanisme se targue « ad libitum » d’observer le continent africain du point de vue de Sirius. Son but essentiel, cependant, semble avoir été d’anthropologiser les Africains tout en contribuant à dilater les dimensions de l’Hexagone. L’africanisme est une discipline ectopique qui n’aurait pas dû se borner qu’à un « regard d’appoint » s’il veut survivre et servir. Il doit renoncer à toiser les sociétés africaines du haut de son piédestal ethnologisant s’il veut quitter son désert de savants dans lequel l’a confiné son héritage colonial et entrer de plain-pied dans le train de la mondialisation des savoirs. Il doit enfin passer du monologue stérile au dialogue scientifique, ouvrir ses portes aux chercheurs africains, combler cette distance absurde entre lui et son objet d’étude, l’Afrique.
Le nouvel africanisme doit laisser les Africains se réinventer eux-mêmes en générant leurs propres savoirs. L’africanisme a eu, au contraire, l’ambition d’expliquer l’Afrique aux Africains eux-mêmes. Ecrite à l’aune d’une France qui n’a jamais cessé de considérer l’Afrique comme tout ensemble le miroir de sa grandeur et le « cul-de-sac du monde », la « science » africaniste n’a su remettre en question les linéaments de la politique foccartienne de la France en Afrique.
Les jours de l’africanisme sont désormais comptés. Anomalies, anachronisme, malaise, crise, faillite, échec, les mots ne manquent pas pour qualifier sa situation actuelle. Mais il faut oser trancher dans le vif et sa perte, pour paraphraser Césaire, est inscrite dans le temps comme une conséquence inéluctable de ce vide intellectuel qu’il a créé autour de lui. Le travers fondamental de cette discipline, s’il faut croire l’un de ses ténors, est son « parochialism » (Coquery-Vidrovitch, ‘French Historiography on Africa’, Africa Spectrum, n° 41 janvier), qui correspond au français « provincialisme » lorsqu’il est employé de manière péjorative.
L’idée que la production du savoir sur l’Afrique est au cœur des enjeux qui continuent à déterminer la place de l’Afrique dans le monde gagnerait à être revalorisée aujourd’hui par les intellectuels africains comme au temps où les Fanon, Césaire, Diop, Towa, Eboussi Boulaga s’acharnent à démontrer l’articulation entre le logos et la praxis. Toutes ces voix pourraient se reconnaître dans cette affirmation de Marcien Towa lorsqu’il écrit : «Un peuple qui lutte pour sa libération entreprend de reconquérir son humanité perdue, c’est-à-dire le pouvoir de s’exprimer et de concevoir, de décider et de réaliser ce qu’il a décidé».
Voici bientôt un demi-siècle que Diop et Césaire ont publié, l’un, « Nations nègres et culture » et, l’autre, « Discours sur le colonialisme ». Deux œuvres monumentales, d’une clairvoyance exceptionnelle, qui ont comme point commun de démasquer le viol culturel dont l’Afrique a été victime entre les mains des penseurs coloniaux.
Dans ce livre, les paradoxes et les contradictions de l’africanisme sont mis à nu. Le problème des langues africaines est abordé. L’africanisme sans l’Afrique et les errements de l’ethnophilosophie sont minutieusement examinés.
Le chapitre 3 a pour objet d’entrer en dialogue avec Frantz Fanon, en s’attachant à interpréter sa lumineuse formule selon laquelle l’Europe serait en grande partie une création du Tiers-monde. Ce chapitre en donne une interprétation politique, en montrant comment l’idée coloniale en France a évolué au cours d’une période qui commence avec la défaite des armées napoléoniennes face aux patriotes haïtiens et s’achève avec la mise en place de la structure rhizomique que constitue la ‘Françafrique’.
Le chapitre suivant est quant à lui consacré au versant cognitif de la proposition de Fanon. Il n’y s’agit plus directement des bénéfices politiques et monétaires accumulés par la France depuis qu’elle toise l’Afrique du haut de sa modernité. L’expression « le noir ne réfléchit pas » devenait aisément « le Noir ne réfléchit pas », comme dans cette phrase du Comte Gobineau tirée de son ode à la race aryenne, « l’Essai sur l’inégalité des races humaines » : « Le nègre, dont l’esprit est obtus, incapable de s’élever au dessus du plus humble niveau, du moment qu’il faut réfléchir. »
Le noir est une invention lucrative. Avec Voltaire, le Noir n’est plus le « bon sauvage » dont l’étiologie naturaliste s’était évertué à expliquer l’abondance de mélanine par l’environnement tropical. Le naturaliste Buffon soutient que si les descendants des Noirs étaient transplantés en Europe, non seulement deviendraient-ils civilisés mais encore blancs. C’est sur le Noir et son image que, pour la première fois dans l’histoire, s’est cristallisé le discours raciste. Ainsi, on assiste à l’invention du racisme.
Pour continuer le débat sur la crise de l’africanisme en France, il est utile de sortir un moment du cadre français pour observer ce qui se passe dans d’autres pays et notamment aux Etats-Unis par rapport auxquels la France aime tant se jauger. Bon nombre de travers et de préjugés de l’africanisme français ne sont pas absents dans les études africanistes américaines. Cependant, le domaine africaniste en Amérique, à l’image de la société américaine elle-même, a su évoluer plus rapidement qu’en France où la destitution de l’Africain dans le discours africaniste correspond à la marginalisation du Noir dans la société française elle-même où il demeure virtuellement invisible dans les médias, reste sans influence dans les sphères décisionnelles et, de surcroît, possède un poids économique si négligeable en tant que consommateur que tout le marketing en France se conçoit en dehors de lui.
En bref, il n’existe pas en France une élite intellectuelle africaine qui compte tant soit peu aux yeux des Français blancs, ni une classe moyenne qui détienne un quelconque pouvoir d’achat ni davantage un Black Caucus ou lobby noir avec lequel le pouvoir soit obligé de composer comme cela est le cas en Amérique. Les images médiatisées du Noir qui y dominent toujours nous le montrent en tant que travailleur immigré, sportif et artiste du show business, toutes images conventionnelles, donc réconfortanteS, qui contribuent à garantir le statu quo racial en France.
De ce faIt, on assiste à une curieuse situation (surtout après le triomphe lors de la France la Coupe du monde de football de 1998) qui fait qu’en France on célèbre le multiculturalisme et l’intégration aussi longtemps qu’ils se limitent à un terrain de football.
Les études africaines synonymes « ghettoïsation »?
Les études africaines ont commencé aux Etats-Unis dans les universités et les collèges noirs du Sud, fondés pour la plupart après la guerre de sécession. Les premiers cours d’histoire africaine comme les premières revues spécialisées (Journal of Negro History, Phylon, Negro History Bulletin) furent créés par des historiens African-Americans. Le climat du Civil Rights Movement se prêtait aux revendications des chercheurs afro-américains, mais certaines révélations sur la collaboration des africanistes américains avec le Departement of Defense et la Cia et le parti pris de l’ASA (African Studies Association) contre les mouvements indépendantistes africains aux prises avec les derniers bastions du colonialisme justifiaient l’intransigeance des Afro-américains.
Face à ce refus en bloc des africanistes, les chercheurs afro-américains se retirèrent de l'ASA pour former l’AHSA (African Héritage Studies Association). Les différents centres africanistes, logés dans les HBCUs (Historically Black College and University) coupèrent leur attache avec les services secrets et le gouvernement américain et ouvrirent leurs portes aux spécialistes africains de toutes origines géographiques. Cette évolution a créé, cependant, des mécontents au sein de la communauté africaniste, dont le plus sectaire est aussi le plus réputé. Philipp Curtin a sonné la charge, en 1995, en accusant les études africaines de ‘ghettoïsation’ parce que, à l’en croire, elles donneraient la préférence aux candidats noirs (surtout d’Afrique) aux dépens d’africanistes souvent plus qualifiés.
L’université française « aide » les Africains à réussir
En publiant deux ouvrages fondamentaux, « Zoos humains » (2002) et La « Fracture coloniale » (2006), le premier réunissant une douzaine de chercheurs non français (dont une moitié d’Américains, mais étonnamment aucun Africain), Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et leurs collègues de l’ACHAC (Association pour la Connaissance de l’Histoire Contemporaine) ont coupé le cordon ombilical avec une tradition africaniste en France qui s’est évertuée à reconduire le statu quo à travers une vision hexagonaliste de l'histoire coloniale de la France en Afrique. Le projet iconoclaste de l’ACHAC a pourtant mis à jour un regard croisé avec les chercheurs d’outre-Atlantique plutôt qu’avec les chercheurs du Sud, et même si les thématiques restent axés autour de l’Hexagone.
Le « regard croisé » entre africanistes français et spécialistes africains peut ouvrir le champ d’une nouvelle heuristique à certaines conditions. Les africanistes attribuent le niveau inférieur de certains docteurs africains formés en France à la détérioration du système éducatif dans leur pays d’origine. Tel est le cas de Michel Cahen qui répond à l’article de Ch. Didier Gondola publié dans Politique africaine. Pour soutenir sa thèse, Michel Cahen dénonce la dégradation de l’institution scolaire africaine, les diplômes qui seraient achetés par certains étudiants, etc. Le niveau de leur bac serait l’équivalent du BEPC français et leur licence équivaudrait au bac français. Selon Cahen, les étudiants africains scolarisés en France auraient donc un niveau inférieur aux étudiants français ; leur réussite résulterait de la « compréhension », de « l’aide », ou d’une sorte d’affirmative action pratiquée à leur égard. Il soutient que la préoccupation majeure de l’université française est de voir les étudiants africains rentrer en Afrique, quitte à leur accorder des diplômes.
Didier Gondola n’est pas loin de traiter M. Cahen de raciste. A notre avis, il faut discuter avec des arguments ; car le niveau de l’enseignement a beaucoup baissé. C’est un fait incontestable. Il reproche à Cahen de ne dire aucun mot sur les étudiants qui ont accompli toute leur scolarité en France et qui sont inscrits à l’université après obtention du bac français. Ce débat mérite d’être mené avec beaucoup de sérénité pour connaître les causes de la baisse du niveau de l’enseignement primaire et secondaire en Afrique qui a pour conséquence la baisse du niveau de l’enseignement supérieur. Actuellement beaucoup d’étudiants africains poursuivant leurs études dans les universités africaines ne maîtrisent pas la langue d’enseignement.
Didier Gondola veut en finir avec l’africanisme et rendre l’histoire à ses acteurs. Il soutient que l’histoire, trésor de la nation et fabrique de la société à venir, doctrine formulée à foison par les annalistes, n’a pas perdu son charme en dépit de la mondialisation. Mais il n'étudie pas systématiquement la question nationale en Afrique noire.
Note
1 - Africanisme : La crise d'une illusion par CH.Didier Gondolo l’Harmattan 2007 248 pages
* Amady Aly Dieng, docteur ès sciences économiques et ancien fonctionnaire international à la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest, est actuellement enseignant à l'Université Cheikh Anta Diop. Il a été aussi président de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France en 1961 et 1962.
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