Dans le domaine de la science du climat, comme dans bien d’autres, le pouvoir s’exerce sans partage ni contrepoids, en marge du débat démocratique. La complexité des questions en jeu fournit de fait un alibi aux experts pour écarter du débat public les décisions essentielles.
L'écologie se conjugue mal avec les imprécations et les promesses. C'est tout au contraire une politique de l'action. Mais attention, il s'agit de ne pas décevoir. Les acteurs sont prompts à toujours dire leur frustration. Ils ont raison. Les Etats eux sont enclins à avancer prudemment. Ils ont tort. Une chose est sûre : nous sommes face à la démesure.
Les découvertes scientifiques sont rarement acceptées sans discussions. Certaines d’entre elles ont opposé, comme dans l’affaire Galilée, des scientifiques à des institutions ou à des groupes sociaux : c’est le cas de celle qui entoura l’inoculation de la variole au XVIIIe siècle ; de celle sur le réchauffement climatique actuel.
D’autres ont pris la forme de duels intellectuels entre hommes de sciences : Newton et Leibniz sur la paternité du calcul différentiel ; Pasteur et Pouchet sur la génération spontanée ; Kelvin et Darwin sur l’âge de la Terre. Certains débats sont clos, d’autres perdurent. Mais ce sont à chaque fois de formidables histoires de sciences.
Les controverses sur le changement climatique ne sont pas closes ; des disputes passionnées se poursuivent sous nos yeux. Contrairement aux controverses historiques - résolues, refroidies et documentées. Le problème est embrouillé, on manque de recul et les enjeux sont plus brûlants que jamais. Mais qu'entend-on par controverse sur le climat ? Et doit-on parler de « la » controverse ou « des » controverses sur le climat ? Cela importe, car la définition du sujet de la dispute fait elle-même l'objet d'une controverse. Il n'y a pas une histoire, mais plusieurs façons de raconter les controverses sur le climat. En voici trois.
Le premier récit est celui de la polémique qui oppose quelques «climato sceptiques» niant la responsabilité de l'homme dans le changement climatique à la majorité des scientifiques du climat. Ceux-ci ont abouti à un consensus, exprimé dans les rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Certains gaz à effet de serre rejetés par les activités humaines (en particulier le dioxyde de carbone émis par la combustion du pétrole et du charbon) piègent dans l'atmosphère le rayonnement infrarouge émis par la Terre. Cet « effet de serre » engendre un réchauffement atmosphérique global. L'accumulation de ces gaz dans l'atmosphère se traduit par des changements climatiques qui s'amplifieront.
Pour les climatologues, cette polémique ne mérite pas le nom de controverse. Dans une controverse scientifique, les adversaires s'affrontent selon des règles établies, devant un public de pairs. Or les spécialistes du climat ne reconnaissent pas de légitimité scientifique aux climato-sceptiques. Ignorant la science du climat, leurs arguments ne sont pas recevables; leurs discours sont truffés d'erreurs, et parfois de mensonges.
Leurs allégations portent en effet sur des sujets présentés comme s'ils remettaient en question l'origine humaine du réchauffement, mais pris en compte par les climatologues, même s'ils ont pu faire débat dans le passé : le rôle du Soleil dans les fluctuations du climat ; le rôle de la vapeur d'eau comme puissant gaz à effet de serre, etc. Les scientifiques du climat, assistés par des journalistes spécialisés, ont réfuté ces attaques.
En réaction à ces attaques, les climatologues ont adressé en avril 2010 une lettre ouverte à leurs tutelles signée de 600 chercheurs : par cette démarche ils demandaient la reconnaissance, non pas de la validité scientifique de leurs résultats, mais de la légitimité institutionnelle de leur discipline. Car les climatologues ressentent une forme de fragilité de leur domaine, liée à une institutionnalisation assez récente, aux contraintes d'une expertise très lourde et exposée politiquement - et aussi à la puissance des réseaux d'influence politique et scientifique des hiérarques des disciplines rivales.
Des historiens et des sociologues des sciences sont allés plus loin : ils ont montré qu'aux États-Unis des climato sceptiques étaient subventionnés par les lobbies du pétrole et du charbon, et étroitement liés aux think tanks ultraconservateurs. Certains de ces sceptiques avaient déjà travaillé pour les industriels du tabac, pour minimiser les effets sanitaires de la cigarette. Marchands de doute professionnels, ils s'emploient à entretenir artificiellement l'ignorance dans le public, dans le but d'empêcher les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui devraient s'imposer si l'on écoutait l'expertise du Giec.
Enfin, les sceptiques ne sont pas responsables de l'impasse des négociations internationales ou de la faiblesse des politiques climatiques (sauf sans doute, partiellement, aux États-Unis). Les raisons de ces échecs tiennent aux rapports de force géopolitiques, aux intérêts économiques nationaux, aux divergences sur les priorités politiques, etc. Le consensus scientifique n'est plus contesté dans les arènes internationales, mais il ne suffit pas à entraîner l'action politique.
Si les sceptiques européens ne sont pas liés aux firmes pétrolières, quelles sont alors leurs motivations ? Elles sont politiques et idéologiques, dit-on : ils défendent la modernité technoscientifique et accusent leurs adversaires d'être influencés par une idéologie «verte ».
L’écologie irrationnelle
En réaction au Sommet de la Terre de Rio, se constitue une mouvance intellectuelle et politique s'opposant à une « écologie irrationnelle » au nom d'une « écologie scientifique ». Elle se manifeste par la publication d'ouvrages comme « Le Nouvel Ordre écologique » du philosophe Luc Ferry, et par des initiatives tel l'appel d'Heidelberg, signé par près de 4 000 scientifiques dont 72 Prix Nobel, qui dénonçait « une idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et industriel ».
Contrairement à ce qu'indique son nom, l'origine de cet appel est française, et c'est en France qu'il a eu le plus d'impact médiatique ( ). Plusieurs signataires participeront dans les décennies suivantes aux controverses sur le climat. ( )
En prenant publiquement le contre-pied des positions défendues dans cet appel, Global Chance et le Groupe de Vézelay répliquent par un « Appel à la raison pour une solidarité planétaire », signé très rapidement par 218 personnalités du monde scientifique, mais aussi de la presse, des associations, de l’administration et du monde politique. « Au nom de la raison, souligne cet appel, nous refusons autant l’irrationalité écologique qu’ils condamnent (les signataires de l’appel d’Heidelberg) que l’intégrisme scientifique qu’ils proposent et affirmons au contraire la nécessité de prendre en compte l’ensemble des critères culturels, éthiques, scientifiques et esthétiques pour engager le monde dans la voie d’un développement équitable et durable ».
Deux conceptions de la rationalité s’affrontent donc à cette occasion :
− La revendication d’une rationalité supérieure voire unique réservée à la « science » dans la tradition d’Auguste Comte avec ses conséquences en termes de « progrès » des sociétés par la technique et la maîtrise de la nature au service de l’homme.
− La reconnaissance de rationalités équivalentes à d’autres domaines que la science et la technique pour contribuer à la « Raison » indispensable à un développement équitable de l’humanité et au respect des grands équilibres de la planète.
Deux conceptions bien distinctes aussi des relations de la science et de la cité :
- Pour les auteurs de l’appel d’Heidelberg, et dans la continuité du productivisme triomphant, le concept d’une science désincarnée dictant ses lois incontournables à une société reconnaissante, avec pour grands prêtres « une communauté scientifique » qui n’aurait de comptes à rendre à personne puisqu’elle représenterait à elle seule la « Raison ».
- Pour leurs contradicteurs, la reconnaissance de la pluralité des savoirs, des valeurs et des critères, l’affirmation de la nécessité d’une confrontation, d’une alliance, d’une fertilisation croisée de la science et de la société, à la fois comme source et finalité de l’idéal démocratique.
Dans les années 2000, le changement climatique devient un problème public institutionnalisé et consensuel, auquel il importe de sensibiliser les citoyens. Les controverses apparaissent peu dans les médias, et les sceptiques sont marginalisés. Ils sont à nouveau plus présents en 2009 et 2010, à la faveur de la montée puis la chute des espérances suscitées par la conférence de Copenhague de décembre 2009.
Il serait trop simple de réduire les controverses du climat à des batailles politiques entre pro et anti-environnementalistes se déroulant sur le terrain scientifique. Certes, cette bipolarisation domine le champ, mais elle restreint le débat : d'un côté la vérité scientifique (donc inutile de parler de politique); de l'autre les intérêts politiques (donc inutile d'évoquer les différends scientifiques). On occulte ainsi une partie des critiques, qui ne s'inscrivent pas dans cette vision binaire.
Les controverses publiques se sont multipliées en 2009 et 2010, mais elles se sont aussi diversifiées : le changement climatique est devenu une question majeure, il reconfigure de nombreux domaines, et des personnalités variées (scientifiques mais aussi intellectuels, philosophes, journalistes) s'expriment à son sujet.
C'est là notre troisième histoire : il n'y a pas une controverse sur le changement climatique, mais un imbroglio de désaccords hétérogènes. Les désaccords ne se réduisent pas à la négation de la responsabilité humaine (c'est pourquoi toutes les voix dissonantes ne peuvent être appelées climato sceptiques) ni à des attaques anti-écologistes.
DOUTES SUR LES MODELES
Les désaccords portent souvent sur les sciences, en particulier sur la modélisation du climat. On l'a vu, c'est là un thème favori des sceptiques. Mais il existe aussi parfois, chez des personnes de formation scientifique ou d'ingénieur, une authentique méfiance vis-à-vis des modèles du climat, qui s'apparente à un conflit de « cultures épistémiques » : des scientifiques ayant des pratiques et des méthodologies éloignées développent des épistémologies et des conceptions de la science différentes.
Or le développement et l'utilisation des modèles de climat requièrent des pratiques spécifiques. Par exemple un modèle de climat englobe des théories physiques éprouvées et des représentations simplifiées de processus complexes, les paramétrisations. Bien entendu, les raisons épistémiques qui amènent certains acteurs à mettre en cause les sciences climatiques ne sont pas exclusives de motivations politiques : les deux peuvent se conjuguer et se renforcer.
D'autres critiques, soulevées par des scientifiques de domaines « frontaliers » du climat, ou concernés par les impacts du changement climatique, relèvent aussi en partie de conflits épistémiques. La suprématie de la modélisation, l'approche par « descente d'échelle » (du climat global au climat régional, puis aux impacts), la primauté du climat sur d'autres facteurs affectant les relations entre sociétés et milieux, ne sont pas toujours jugés pertinents par des chercheurs qui travaillent à d'autres échelles et à partir d'autres paradigmes. Les difficultés se rencontrent notamment quand il s'agit d'évaluer les manifestations et les conséquences locales du changement global. Ainsi, des scientifiques qui tendent à privilégier la complexité du terrain, la variabilité, la multicausalité, les facteurs économiques et sociaux... - géographes, spécialistes de l'eau, des catastrophes, des migrations, etc. - peuvent voir leurs domaines reconfigurés par les nouveaux enjeux, les méthodes et l'expertise liés au changement climatique.
Les climatologues ne confondent pas ces critiques avec celles des sceptiques mentionnés plus haut, d'autant qu'ils sont eux-mêmes engagés dans des débats sur les limites de leurs modèles. Car il y a aussi, comme dans tous les domaines scientifiques, de nombreuses controverses internes aux sciences du climat. Elles concernent la valeur de la hausse du niveau des mers, la représentation des nuages, le rôle des aérosols, l'attribution des événements extrêmes au réchauffement global, et bien d'autres sujets aux conséquences importantes. Ces débats très vifs sont le plus souvent peu publicisés, à cause de leur caractère « ésotérique » mais aussi pour ne pas donner prise aux critiques extérieures.
Les « cadrages » dominants du problème climatique, c'est-à-dire les façons dont il est défini et « mis en politique » aux niveaux national et mondial, sont aussi remis en question. Certains désapprouvent un scientisme qui s'incarnerait dans l'institution du GIEC, ainsi que dans certains discours de politiques et de scientifiques, et qui confierait à la science un rôle d'autorité justifiant la décision politique.
D'autres critiquent le caractère moralisateur et dépolitisant de la médiatisation du problème, quand l'accent est mis sur les émissions individuelles de dioxyde de carbone et la nécessité de « changer de comportement ». Des analyses pointent une forme de « réductionnisme climatique » : le climat, seul facteur (très partiellement) connaissable du futur grâce à la modélisation physique, en devient la variable de prédiction dominante, marginalisant ainsi les autres facteurs (naturels, politiques et sociaux) contribuant à façonner l'avenir.
ENTRE SCIENCE ET POLITIQUE
Le Giec, surtout, concentre les critiques : ses « résumés à l'attention des décideurs » et les discours qui s'en réclament sont accusés de partialité, de catastrophisme, de ne pas assez tenir compte des incertitudes ou, au contraire, de ne pas prendre en compte les hypothèses extrêmes. Se voulant à la fois détenteur de l'autorité scientifique et neutre politiquement, le Giec est vulnérable aux attaques. En réalité, son expertise scientifique, aussi exigeante soit-elle, est intrinsèquement faillible et provisoire, elle est inévitablement politisée, orientée par les demandes et l'importance des enjeux.
Face à ces tensions inhérentes à toute expertise, le Giec cherche à consolider sa crédibilité scientifique et politique afin de rendre le processus d'expertise plus robuste. Là aussi, les uns préconisent de renforcer les frontières entre science et politique et de présenter un front uni, les autres d'accroître la transparence et le pluralisme des procédures. Si aujourd'hui la science devient « de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition socialement établie de la vérité », comme l'écrit le sociologue allemand Ulrich Beck, ces nouvelles modalités de gestion des controverses indiquent peut-être la forme que prendront demain les débats autour de « nouveaux risques » et autres problèmes sociotechniques (nucléaire, organismes génétiquement modifiés, nanotechnologies, etc.).
La focalisation sur la controverse autour de la réalité du changement climatique à tendance à occulter ces désaccords, qui sont peu publicisés et peu débattus. La polémique sur l'origine humaine du réchauffement global s'éteindra peut-être bientôt, mais il y a de nombreuses autres raisons d'être en désaccord sur le changement climatique - sur son importance, ses principaux responsables, son expertise, ses conséquences, les moyens d'y faire face, etc. Ces débats-là sont nécessaires et ils ne sont pas près de disparaître.
OU EN SOMMES-NOUS AUJOURD’HUI AVEC LE CHANGEMENT DU CLIMAT ?
La communauté scientifique elle-même entretient des controverses parfaitement naturelles sur ces sujets complexes avec deux conséquences opposées :
- La première est l’émergence du principe de précaution. La prise de conscience du décalage entre le rythme d’acquisition des connaissances par la science (en particulier en termes de d’épidémiologie ou de climat) conduit le législateur, en attendant d’en savoir plus, à prendre quelques précautions et engager des études et des recherches pour lever les doutes.
- La seconde, qui tient à la sensibilité des citoyens aux sujets en cause, est la forte médiatisation de ces controverses qui sèment le doute dans l’esprit de citoyens, souvent ballottés au rythme d’annonces contradictoires.
Autre fait marquant, le triomphe des « sciences économiques » auprès des décideurs politiques et économiques. Les économistes néolibéraux ont en effet réussi à imposer au monde une vision de l’économie comme science exacte au même titre que les sciences de la nature, avec des « lois » présentées comme aussi intangibles que l’attraction newtonienne, avec, là aussi, deux conséquences :
- La prégnance de l’économie ainsi renforcée par des lois supposées intangibles diminue encore l’espace du politique et du débat citoyen.
- Mais, dans le même temps, le caractère relatif inhérent à ces « lois économiques » que la dernière crise économique et sociale a amplement montré, rejaillit négativement sur l’ensemble des connaissances scientifiques, rejetées, par mimétisme, dans le domaine du relatif.
Cette dimension économiste se retrouve à l’issue de la conférence de Kyoto, dans le comportement des Etats Unis à renoncer sous la pression d’un front uni européen et d’une forte résistance des pays du Sud, à leur objectif d’une simple stabilisation des émissions de gaz à effet de serre. Mais, si Washington a cédé, ce n’est pas sans avoir tenté d’arracher le principe de « permis d’émission » négociable, un pays pouvant vendre son « droit à polluer » à un autre. L’introduction d’une telle logique marchande est qualifiée par Monique Chemillier-Gendreau de « Marchandisation de la survie planétaire ».
Dans le domaine de la science du climat, comme dans bien d’autres, le pouvoir s’exerce sans partage ni contrepoids, en marge du débat démocratique. La complexité des questions en jeu fournit de fait un alibi aux experts pour écarter du débat public les décisions essentielles.
La description du mode de fonctionnement des « conférences de consensus » danoises, encore peu répandu, soulève de l’intérêt. De même émerge déjà clairement du débat, l’idée que dans une société de plus en plus fermée et de moins en moins prête à supporter la remise en question, la liberté passe par le droit à la dissidence et à la subversion.
COMMENT ANALYSER L’HISTOIRE DE LA NEGOCIATION SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE ?
Tout d’abord, la validation à très large échelle du travail scientifique accompli pour objectiver l’effet de serre, qui est très rapidement devenu un sujet majeur de préoccupation pour l’opinion publique mondiale. Ensuite, et cela paraît très important, l’acceptation de manière pas trop théorique l’idée des « responsabilités communes mais différenciées » entre les pays, en disant « la responsabilité est largement au Nord et l’impact sera global » ( ). Ce qui suppose que les parties ont été invitées à rejoindre le processus en fonction de leurs responsabilités sur le changement climatique et de leurs moyens pour y faire face. D’autant que les doutes exprimés par certains responsables politiques sur la réalité de l’effet de serre contribuent à complexifier la négociation.
L’inquiétude diffuse liée à la multiplication des événements climatiques extrêmes a aussi beaucoup compté. Avec la négociation sur le climat, l’opinion a eu la satisfaction de voir qu’on pouvait agir. D’ailleurs, la négociation bénéficie du désintérêt des « grands ministères », comme les Finances ou les Affaires étrangères, vis-à-vis du phénomène effet de serre. S’ils avaient eu conscience de l’impact potentiel du Protocole de Kyoto, ils n’auraient jamais laissé les ministres de l’Environnement négocier seuls… Ils ne se rendent pas compte que la négociation aura des conséquences économiques très dures.
Ainsi, la négociation a rapidement tissé des liens vers d’autres sujets et a donc pu inviter à renouveler le discours sur certains thèmes historiques. Mais elle s’est déroulée dans un espace de négociation international qui n’est pas considéré comme le plus noble et sur lequel on jette d’ordinaire peu de regards. En ce sens, elle a énormément bousculé l’administration. On peut à ce stade la compare avec le Gatt, tant que les négociations commerciales n’ont pas semblé être une question politique majeure, elles ont été menées par des gens qui n’étaient pas considérés comme importants. Jusqu’au jour où on a pris conscience que des secteurs entiers de l’économie mondiale avaient été libéralisés, avec des conséquences qui valaient la peine que les ministères dits « importants » s’intéressent de près à la négociation.
La négociation sur le climat avait complètement fait l’impasse sur les modes de vie et les objectifs de développement. Elle s’est concentrée sur des objectifs quantitatifs et la définition de procédures de coordination. C’est une approche assez européenne : on considère que la mise en place de procédures permettra à terme de faire converger les modes de développement vers les objectifs fixés. Finalement, la question des modes de développement est réapparue de façon violente quand les Américains ont considéré qu’à travers les règles, c’est leur mode de vie que l’on remettait en cause. On paie aujourd’hui l’impasse faite sur ces discussions.
Le thème complexe du changement climatique a longtemps été découpé en discussions techniques, qui ont négligé des questions essentielles : quel avenir pour la planète ? Quel partage des ressources ?
Les efforts attendus supposeraient une véritable révolution. C’est ce qui a expliqué que chaque étape de la négociation s’est focalisée sur un chiffon rouge qui, bien évidemment, était en plus une zone d’incertitude scientifique. Toutes les discussions visaient à offrir des échappatoires aux engagements de réduction d’émission de Ges. Ainsi, à Kyoto, on a débattu interminablement de « l’air chaud » ( ), à Buenos Aires des puits de carbone et à La Haye de l’agriculture.
La composition des groupes présents à la négociation sur des bases non homogènes, ne permet pas d’arbitrer entre les positions des uns et des autres, et explique par moment que, la discussion est prise en otage par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change. C’est le cas parfois les pièges des discours tiers-mondistes assez superficiels. En 1997, l’accord fut de ne pas demander à la Chine, à l’Inde, au Mexique ou à l’Afrique du Sud d’entrer dans le système dès la première période d’engagement. Mais quand on voit les niveaux d’émission qu’ils atteignent aujourd’hui, on se rend compte que l’on a sans doute eu tort de ne pas les avoir pris en compte dès le début. Par ailleurs, des groupes comme l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, emmenée par l’Arabie saoudite, ont fait beaucoup pour qu’aucune initiative ne soit prise.
Enfin, la règle de l’unanimité instaurée aux Nations unies pose un problème de fond dans ces négociations et a justifié la multiplication des concessions à des pays comme l’Australie, qui ont le poids politique de faire blocage. Le problème c’est qu’à chaque étape de la négociation ces pays ont eu des niveaux d’exigence supplémentaires. En même temps, certaines règles onusiennes ont été bafouées. Ainsi, l’accord de Kyoto a été obtenu grâce à un coup de force du président de la négociation, (Raul Estrada). Quelqu’un de moins expérimenté et moins au fait du fonctionnement onusien n’y serait sans doute pas parvenu.
Quant au rôle des Ong dans la négociation, disons qu’elles se montrent beaucoup plus polyvalentes que les experts des ministères, qui manquent souvent d’une vision globale. Elles sont cependant assez peu affûtées sur les questions stratégiques. Certaines d’entre elles jouent parfois à la surenchère alors que parfois, il aurait sans doute mieux valu conclure un « mauvais » accord que rien du tout, par exemple à la conférence de La Haye et obtenir ensuite pire comme à Marrakech.
Cela étant, elles jouent un rôle de contrepoids à l’influence des lobbies industriels. La responsabilité des Ong, au sens de rendre des comptes, n’est finalement jamais discutée. Elles ont pourtant joué un rôle très important dans la négociation. Il me semble qu’une vraie discussion institutionnelle est à mener sur la manière dont s’exerce la responsabilité d’acteurs qui n’ont pas les mêmes processus de légitimation que les représentations nationales.
QUELLES EN ONT ETE LES INNOVATIONS ET LES AVANCEES LES PLUS MARQUANTES ?
Des initiatives qui participent à la lutte contre le changement climatique sont menées par différents pays ou groupes de pays sans faire obligatoirement référence aux engagements de Kyoto.
La principale réussite de la négociation climat semble être la sensibilisation des opinions publiques et des décideurs politiques au phénomène de l’effet de serre, même s’il existe encore un fossé énorme entre discuter de l’effet de serre et en être vraiment convaincu pour agir. Ce qui est d’ailleurs assez paradoxal car c’est un résultat qu’on ne recherchait pas forcément : on négociait sur la mise en œuvre du Protocole de Kyoto de 1997, à un moment où la sensibilisation à l’effet de serre était loin de ce qu’on connaît aujourd’hui. Cet accord international ambitieux, complexe, original, était très en avance sur l’opinion publique. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. L’accord a été noué sur des discussions techniques, sur les procédures, et non pas sur la réalité du changement climatique, à un très haut niveau de décision politique où d’habitude on ne réussit pas à s’entendre partiellement ou momentanément. Ensuite, les difficultés d’application sont apparues à des niveaux « inférieurs », d’où, en partie, une mise en œuvre qui ne se fait pas aussi rapidement qu’on aurait pu le souhaiter.
Aujourd’hui, dans les discussions environnementales, on peut tirer profit de cette sensibilisation à l’effet de serre. Par exemple, on peut expliquer le caractère transitoire du principe de précaution en prenant exemple sur l’effet de serre : on a lutté contre dans les années 80 et 90 au nom du principe de précaution et maintenant que le « consensus scientifique est établi », on peut considérer que l’action à mener relève désormais de la prévention.
Sur un sujet aussi central et complexe que le changement climatique, la négociation a fait preuve de grande inventivité en termes d’outils de coordination internationale, avec la perspective d’un marché d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (Ges), d’institutions de surveillance, de mécanismes de sanctions, etc..
Au cours des discussions de la 4e conférence des parties de Buenos Aires en 1998, un élément marquant fut la façon dont la délégation indienne a réussi à remettre en cause la négociation en posant une question toute simple, qui indiquait en substance : quels sont les fondements philosophiques qui justifient votre démarche ?
On peut prendre cet exemple pour montrer que ce ne sont pas les enjeux économiques, mais plutôt des éléments culturels, comme la façon dont les nations conçoivent leur avenir et leur rôle dans les relations internationales, qui ont eu un effet déterminant sur l’échec momentané de la négociation.
Le Protocole de Kyoto propose des politiques et mesures face au changement climatique, mais aussi, et surtout, des outils et des mécanismes de contrôle et d’évaluation. Or dans les politiques nationales, et c’est particulièrement frappant en Afrique, on continue d’avoir une approche sectorielle descendante. Par exemple, des réductions d’émission peuvent être annoncées dans le secteur des transports, alors que dans le même temps, des projets d’infrastructures lourds iront à l’encontre de cet objectif (construction de Centrales à charbon au Sénégal). On agit encore au coup par coup, sur le court terme, sans être capable de bâtir une politique climatique cohérente sur la durée. Du coup, quand on souhaitera faire changer les comportements, on ne disposera pas des infrastructures pour rendre ces changements possibles.
Il est urgent de s’interroger sur ce que l’on doit faire après, les objectifs de Kyoto étant très inférieurs à ce qui est nécessaire.
Les Anglais ont lancé un cycle de discussions entre des experts politiques. Une sorte de Giec des politiques, pour réfléchir à l’après Kyoto. Il s’agit d’un panel qui discute des implications économiques mais aussi de la dimension culturelle dans une perspective concrète. L’idée étant de reprendre l’initiative pour la suite de la négociation climat. C’est une initiative très riche qui peut faire école.
Le plus important à mon sens est la manière dont les acteurs se positionnent positivement sur la question du changement climatique et, de ce point de vue, Kyoto a déjà été très efficace. Les collectivités locales, régions, départements et même communes, ont progressivement intégré l’idée qu’il fallait agir. Elles travaillent par exemple de plus en plus sur des programmes d’efficacité énergétique ou sur les renouvelables, ce qui n’était pas le cas il y a encore des années. Elles ne le font pas explicitement au nom de Kyoto, mais l’objectif est le même. Les entreprises aussi ont compris qu’il faudra faire des efforts, même si elles font tout pour repousser les contraintes que l’on pourrait leur poser. Certaines d’entre elles ont intégré une démarche climatique de manière assez profonde, même celles que l’on pourrait a priori imaginer éloignées de ces problématiques.
On met beaucoup en avant le rôle des entreprises dans les politiques climatiques à mener. C’est pratique : le « méchant » est ainsi tout désigné, en oubliant de dire que les entreprises ont parfois déjà beaucoup progressé et que les réductions d’émission les plus importantes à venir résulteront des changements des comportements individuels.
Dans ce sens une réglementation d’un marché d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre ( ), (qui pour certains ne constitue pas le piège d’un mécanisme libéral, mais plutôt d’un mécanisme mixte puisque ce sont les Etats qui fixent les droits d’émission en tant qu’allocation initiale des quotas d’émission et l’objectif de réduction), serait plus facile à mettre en place au niveau régional entre quelques entreprises à forte intensité énergétique, avec la possibilité d’imaginer qu’avec le temps, ce système finira par s’appliquer à l’ensemble de la société. Chaque individu pourrait ainsi se voir allouer un quota de carbone, qu’il devrait gérer en adaptant son mode de vie. Pour ses transports par exemple, il serait poussé à arbitrer entre l’avion, la voiture ou le train.
Une telle réglementation permettrait de générer un processus d’action face au changement climatique, qui pourra à terme s’appliquer à d’autres secteurs fortement émetteurs, comme les transports. Il faut tout de même noter que les niveaux auxquels seront fixées les allocations initiales vont peser très lourd sur la suite. Si les contraintes ne sont pas suffisamment importantes, l’effet serait tout relatif.
CONCLUSION
Relancer le processus de négociation international sur de nouvelles bases, suppose-t-il des types de processus alternatifs au cadre de Kyoto que l’on peut envisager ? Aujourd'hui l'urgence est à l'action ; les techniques qui permettraient un développement plus juste et respectueux de l'environnement, à commencer par la réduction des gaspillages d'énergie et de matières premières par le Nord, existent pour la plupart. Il faut les adopter. D'autres sont à inventer.
Les percées scientifiques et techniques sont certes nécessaires. Mais ce dont l'humanité a le plus urgent besoin c'est bien d'une volonté de solidarité planétaire au service de quelques objectifs clairs : faire reculer la pauvreté dans le monde et promouvoir un développement diversifié et durable des sociétés humaines dans le respect de l'environnement. C'est ainsi que le progrès technique, démocratiquement débattu et maîtrisé, permettra à l'humanité de faire face aux menaces globales que les scientifiques ont mis en évidence en cette fin de siècle.
Refonder le Protocole de Kyoto à partir des seules initiatives nationales, comme certains l’imaginent, reviendrait à construire un régime international « par le bas », très fragmenté confortant les parties dans l’impression qu’elles agissent utilement contre le changement climatique. Mais est-ce vraiment à la hauteur des efforts considérables qu’il faudra consentir ? Et que fait-on des mauvaises volontés qui n’agissent pas et annihilent les efforts des autres ? C’est pourquoi la construction d’un régime international « par le haut » est indispensable. La simple prise de conscience des entreprises n’est pas suffisante. Elles reconnaissent d’ailleurs que les efforts volontaires qu’elles consentent sont les plus faciles à réaliser.
Cela rejoint le concept de responsabilité sociale des entreprises, qui disent « surtout ne nous imposez pas de réglementation, on prendra des engagements volontaires ». La facilité serait de penser que c’est peut être mieux que rien, mais on constate vite que dès que la situation économique devient tendue, les entreprises abandonnent leurs engagements qu’elles jugent trop coûteux et difficiles à valoriser auprès de leurs actionnaires.
Plus objectivement, l’on ne peut ne pas évoquer la question de la recherche, des nouvelles technologies et de leur transfert, comme alternatives à imaginer et initiatives locales à mener pour lutter contre le changement climatique.
Pour réaliser d’importantes réductions d’émission, il faudra opérer des changements technologiques majeurs. Comment finance-t-on ce transfert de technologie ? Quelle économie de l’innovation faudra-t-il mettre en place ?
Ces questions rejoignent celles soulevées par le débat sur l’accès aux médicaments génériques : des solutions existent, reste à en organiser le transfert vers les pays qui n’ont pas les moyens de les développer.
Cela suppose de mettre en commun des moyens financiers. Or il n’existe pas d’organisation environnementale internationale capable de gérer une démarche aussi opérationnelle que le transfert de technologie. La faillite de Kyoto est peut-être aussi liée aux limites de ce que le système onusien est capable de gérer dans le domaine environnemental à l’échelle internationale.
La conférence des Nations unies sur le changement climatique à Bali (2012) est parvenue à un accord qui doit faciliter à l'avenir les transferts de technologie vers les pays en développement, a annoncé l'Onu. L’accord de Cancun prévoit notamment un "fonds vert", destiné à accompagner les pays en développement dans la production d’énergie propre et dans la lutte contre la déforestation. L’accord prévoit aujourd’hui que les pays développés débloqueront 100 milliards d’euros par an en 2020, et 10 milliards d’euros par an entre 2010 et 2012 pour financer cette lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud."
Dans le même objectif, les 194 pays réunis au Mexique ont trouvé un terrain d’entente sur des transferts de technologies qui pourraient pour "accompagner les pays du Sud de façon à ce qu’ils se développent tout de suite de manière plus propre que nous ne l’avons fait dans le Nord", explique Nathalie Kosciusko-Morizet.
Pour avancer au-delà de Kyoto, il faut désormais que les citoyens se sentent impliqués et qu’ils fassent pression sur les politiques afin que ces derniers considèrent le changement climatique comme un sujet digne d’intérêt, qui appelle l’action collective. Les politiques n’osent pas dire la vérité sur le fait qu’il faudra aller vers une certaine forme de décroissance pour lutter contre le changement climatique. Cet objectif peut être imposé de manière autoritaire, mais il peut aussi être soutenable si on y prépare les citoyens.
La question d’une vision partagée et de ce que doit être une convergence d’intérêt sur le changement climatique nécessite une discussion d’ordre quasiment philosophique. Sinon, on risque de perdre beaucoup de temps, de négociations techniques en négociations techniques, avec chaque fois des arguments présentés qui nous empêcheront d’avancer. Nous devons avoir le courage politique d’affronter une discussion de fond. Les négociations environnementales ont toujours été très en avance sur ce qui se faisait dans d’autres domaines. La prochaine innovation devrait être de porter les négociations vers la définition d’une convergence à l’horizon 2050.
Les concepts d’équité étant très différents d’un pays à l’autre, lancer une telle discussion à l’échelle internationale laisse-t-il dubitatif ?
Mener des discussions autour des compromis sociaux qui sont derrière les modèles de développement et qui sont au fond le seul moyen de faire bouger la négociation sur le long terme, sur les préférences collectives des uns et des autres, serait-il prioritaire à la Cop21 de Paris ?
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** Papa Meissa Dieng est juriste environnementaliste, Chargé d’enseignement à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal.
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NOTES
1) Le climato sceptique français le plus célèbre, le géochimiste et ancien ministre Claude Allègre, revendique un combat « politique et épistémologique ». Il en appelle à « une autre vision de l'écologie », allant de pair avec une certaine conception de la science liée aux valeurs de progrès et d'innovation. Or les nouvelles disciplines scientifiques qui étudient les effets des activités humaines sur l'environnement, le climat ou la santé, bousculent cette vision des sciences et des relations traditionnellement nouées entre sciences et politique.
2) Il y a 23 ans déjà, le premier numéro des Cahiers de Global Chance faisait une large place au débat qui avait éclaté au moment de la conférence de Rio autour de « l’Appel d’Heidelberg ».
3) A l’époque, le groupe de l’Umbrella (Etats-Unis, Canada, Australie, Russie, Japon, Nouvelle-Zélande) réclamait le plus de flexibilité possible dans l’application de ses engagements : pouvoir réaliser des réductions à l’étranger plutôt que chez soi (où le coût de la dépollution est plus élevé), acheter des permis d’émission aux pays qui n’épuisent pas les leurs, etc. Le tout sans règles de sanction trop contraignantes.
4) La fin du régime soviétique s’est traduite par un effondrement de l’activité industrielle et donc une forte baisse des émissions. L’objectif de stabilisation des émissions fixé à Kyoto en 1997 par rapport à 1990 signifiait donc que la Russie et l’Ukraine avaient le droit d’accroître leurs émissions ! La polémique a porté sur le fait d’autoriser la Russie et l’Ukraine à vendre sur le marché international ces permis non-utilisés chez eux qui ne correspondent pas à un effort domestique contre la pollution. Les Etats-Unis se sont montrés très favorables au commerce de cet « air chaud ».
5) A l’exemple de la directive européenne établissant à partir de 2005 un marché d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre.
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