La lutte contre le Vih est-elle d'inspiration néolibérale ? – 2e partie

La lutte contre le Vih reste toujours d'inspiration néolibérale. Y compris au sein de la société civile, largement ouverte aux multipartenariats et au financements issus du secteur privé, nous ne voyons pas encore les acteurs Vih remettre en cause certaines logiques de pouvoir.

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Dans un récent article (Groupes à risque sur le Vih : quid des discriminations raciales et sociales), nous évoquions successivement :

− le contexte néolibéral impulsé par les Etats Unis dans les années 1980 avec notamment les programmes d'ajustements structurels sur les économies africaines, et la volonté de déréguler l'économie mondiale,
− la réduction des contributions fixes des pays (Etats Unis puis pays Européens) au financement de l'OMS, toujours dans les années 1980,

et ceci dans une période qui a vu la pandémie du Sida exploser. Plutôt que de renforcer l'Oms, le choix des américains a été de créer des entités spécifiques comme Onusida (1995) ou encore le Fonds Mondial (2002), permettant ainsi la création de schémas dit verticaux et souvent parallèles aux systèmes de santé nationaux des pays africains en particulier.

Les acteurs Vih de la société civile, ont trouvé là des interlocuteurs directs avec lesquels ils ont depuis collaboré de manière intensive.

D'une manière assez claire, nous pourrions comme la sociologue Alison Katz dire que la lutte contre le Vih, très fortement pilotée par les américains, a été d'inspiration néolibérale pour trois principales raisons :

− Volonté manifeste d'affaiblir l'Oms dans les années 1980 en réduisant les financements, puis de l'affaiblir une deuxième fois en créant de nouvelles structures dédiées au Vih à partir des années 1990 (nous pourrions également revisiter les analyses du Pr Dominique Kerouedan sur la géopolitique de la santé à travers la pensée foucaldienne et comment les pouvoirs s'inscrivent au sein des institutions de santé pour influer sur leurs stratégies),

− Focus sur le curatif (qui a bénéficié à de nombreux laboratoires), pendant que la prévention était très largement insuffisante,

− Omerta sur certains des principaux déterminants qui ont conduit à l'explosion du Vih : comme les inégalités de revenus (ne pas contrarier les discours d'organisations comme la Banque mondiale qui parlait de lutte contre la pauvreté), ou les discriminations raciales particulièrement évidentes sur les pays les plus touchés en Afrique Australe.

De notre point de vue, la lutte contre le Vih reste toujours d'inspiration néolibérale. Y compris au sein de la société civile, largement ouverte aux multipartenariats et au financements issus du secteur privé, nous ne voyons pas encore les acteurs Vih remettre en cause certaines logiques de pouvoir.

Une organisation comme Onusida, plus de 30 ans après le début de la pandémie, n'a pas été en mesure de nous dire quels sont tous les déterminants (y compris socio-économiques) qui ont impact dans la lutte contre le Vih, alors que des études externes existent. Il aurait été pertinent d'élaborer un rapport de type Black au Royaume-Uni (1980) qui montrait l'impact des inégalités sociales sur les inégalités de santé. C'était un an après l'arrivée de Margaret Thatcher comme Premier ministre et qui a imprimé un leadership dans le néolibéralisme économique. Nous produisons ici une introduction de ce rapport Black et qui montre bien comment ce type d'approche a été traité par le pouvoir en place :

« En août 1980, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale du Royaume-Uni a publié le rapport du Groupe de travail sur les inégalités de santé, aussi connu comme le rapport Black (du nom du président du Collège royal des médecins). Le rapport a montré en détail comment la mauvaise santé et la mort sont inégalement répartis dans la population de la Grande-Bretagne, et a suggéré que ces inégalités se sont accrues depuis la création du Service national de la santé (NHS) en 1948. Le rapport a conclu que ces inégalités ne sont pas principalement attribuable aux manquements du NHS, mais plutôt à de nombreuses autres inégalités sociales qui influent sur la santé: le revenu, l'éducation, le logement, l'alimentation, l'emploi et les conditions de travail. En conséquence, le rapport a recommandé une stratégie à l'échelle de mesures de politique sociale pour lutter contre les inégalités en matière de santé. Ces conclusions et recommandations ont été pratiquement désavouées par le secrétaire d'État aux services sociaux, très peu de copies du rapport ont été imprimées, et peu de gens ont eu l'occasion de le lire. »

On pourrait considérer que depuis 1980 il y a eu une régression dans l'appréciation des sciences économiques et sociales dans le champ de la santé pendant toutes ces années néolibérales, ceci n'étant pas spécifique aux acteurs luttant sur le Vih.

LES ACTEURS VIH ONT-ILS ETE DE BONS DISCIPLES DE L'UTILITARISME RADICAL OU LA LUTTE EST-ELLE INACHEVEE ?

Si Foucault a essayé d'analyser des groupes spécifiques pour dénoncer d'une manière plus ample la manière dont se construisent les pouvoirs, on pourrait malheureusement dire que les acteurs Vih sont restés sur la défense de leurs propres intérêts et n'ont pas cherché à remettre en cause l'ensemble des systèmes de santé. Il y avait probablement là une opportunité qu'ils n'ont pas saisie, préférant se focaliser sur la défense des droits des malades du Vih (droits des minorités, droits d'accès à l'information médicale ou accès aux traitements).

Il est dommage que la question de ce qu'est un groupe discriminé ne soit pas explicitée en ayant une vision très large du sujet. La liste des groupes discriminés généralement mise en avant reste donc très subjective. En ne combattant pas les inégalités de revenus ou les inégalités raciales, c'est potentiellement d'autres groupes invisibles qui se voient marginalisés par la société.

Onusida par exemple, sur son site, précise, étude à l'appui et financée par la Banque mondiale, que l'homophobie peut impacter jusqu'à 1,7% du Pib de l'Inde chaque année. Si on analyse l'étude présentée sur le site de la Banque mondiale (1), on constate que l'impact estimé varie de 0,1 à 1,7%, soit un variation potentielle de 1 à 17 , avec un choix d'indicateurs et de valeurs assez discutables. Si nous désapprouvons l'homophobie en Inde ou ailleurs, il n'est peut être pas nécessaire de produire des études avec ce type de méthodologie, et lier les droits humains avec la croissance économique est relativement délicat parce qu'à double tranchant.

Par contre, Onusida et la Banque mondiale auraient pu produire des études d'impact des inégalités de revenus sur le sida et sur la croissance économique pour tous les pays en faisant par exemple l'hypothèse que les coefficients de Gini étaient ramenés en dessous de 0,3. Il est d'ailleurs assez curieux que les acteurs de la santé reprennent encore peu le thème des inégalités de revenus, à de rares exceptions (Oxfam par exemple le fait comme l'un de ses thèmes centraux depuis de nombreuses années). Sur le Vih, on parle plus volontiers de la pauvreté que des inégalités de revenus, or ce sont deux notions différentes.

Notre point de vue, c'est qu'un bon gouvernement doit être capable de combattre les discriminations, mais il doit également créer du ciment national entre toutes les populations, quelles que soient leurs différences. En cela, nous disons qu'il faut faire attention à la segmentation en communautés, au risque pour reprendre la formule du psychanaliste Roland Gori d'arriver à «l'individu ingouvernable » parce que trop attaché à ses intérêts personnels. Il savoir concilier liberté de l'individu ou groupes d'individus et solidarité générale entre individus.

D'autre part, la création de structures spécifiques sur le Vih a masqué bien d'autres inégalités en santé sur d'autres maladies. Là aussi, il eu été juste de demander une transparence totale sur les situations épidémiologiques par pays et de regarder les moyens nécessaires pour combattre chaque maladie. Cette situation a pénalisé la possibilité de voir émerger une santé globale prenant en compte l'ensemble des maladies mais également toutes les approches utiles pour permettre un bon état de santé des populations. En ce sens, les acteurs du Vih n'ont pas eu une vision globale de la santé publique, ceci est vrai également pour les autres acteurs spécialisés. La promotion de la santé n'a pas non plus vraiment émergé en 30 ans, malgré tous les outils technologiques disponibles.

Les activistes Vih ont certainement été bien plus dynamiques que les activistes des autres maladies, et puisque nous sommes dans un système concurrentiel, ils captent plus d'argent même si cela n'est pas forcément plus efficace qu'un système où l'argent serait réparti en fonction du nombre maximal de vies qu'il serait possible de sauver pour l'ensemble des maladies. Ils ont ainsi été assez foucaldiens dans leur approche sur certains aspects, mais n'ont pas su remettre en cause les systèmes de santé dans leur ensemble pour une meilleure efficacité globale. Leurs différents combats ne sont pas à remettre en cause mais nous pourrions dire que c'est une action inachevée ou limitée dans la remise en question des pouvoirs qui ont un impact sur la santé des populations.

Tout comme l'économiste Frédéric Bizard, nous considérons que l'espérance de vie en bonne santé doit être un objectif fort des politiques publiques de santé. Le système français, avec une espérance de vie en bonne santé inférieure d'environ cinq ans à celle de la Suède doit être repensée. Cela doit réinterroger non seulement les autorités mais aussi la société civile, y compris celle impliquée sur le Vih, pour changer les comportements afin d'améliorer ce paramètre important pour la qualité de vie de la population et pour les finances publiques qui comme l'a indiqué Foucault ne sont pas extensibles à l'infini.

Le droit à la santé est comme il l'a précisé quelque chose de subjectif, cela implique forcément de faire des choix politiques. Jusqu'à présent le choix a été de dépenser fortement dans le curatif, d'autres stratégies sont maintenant nécessaires pour un meilleur équilibrage.

QUELS ENSEIGNEMENTS POURRIONS NOUS EN TIRER DE LA CONTROVERSE DE FOUCAULT ET DU NEOLIBERALISME

LA PENSEE DE FOUCAULT POURRAIT ETRE SOIT CRITIQUEE SOIT APPROFONDIE
Foucault pourrait être critiqué sur le néolibéralisme si on retient la forme actuelle de néolibéralisme. Il a probablement été séduit par une perspective où un marché vraiment concurrentiel organisé par une gouvernementalité optimisée permettrait de répondre au mieux aux différentes attentes des citoyens et d'éviter certaines formes de totalitarisme qu'il dénonçait.

Si par contre on retient le principe qu'il énonce d'une manière globale l'attrait vis à vis d'une forme de néolibéralisme pour tous, nous pourrions aussi considérer qu'il aurait été très critique vis à vis des systèmes néolibéraux actuels qui ne jouent pas le jeu réel de la concurrence et donc non réformés. Probablement que dans son esprit, l'utilitarisme radical ne s'applique pas qu'au domaine économique, mais aussi à celui des libertés et de l'ensemble des droits.

Si sur les inégalités de revenus il aurait effectivement pu être plus prudent (mais la période était moins inégalitaire), sur les questions de santé nous pensons que ces propos ne sont pas forcément en faveur de systèmes néolibéraux au sens traditionnel. Sans prise de recul, il est tout à fait clair cependant qu'il peut rebuter les marxistes et les socio-démocrates, et satisfaire les néolibéraux traditionnels.

A la limite peu importe les controverses, cela doit au moins nous permettre de repenser le néolibéralisme actuel et de montrer qu'il ne donne pas de bonnes réponses aux attentes des citoyens mais il nous paraît par contre utile de reprendre certains concepts de Foucault que nous estimons assez pertinents et qui peuvent transformer les systèmes actuels.

En regardant maintenant le phénomène des lanceurs d'alerte, où des individus décident de dénoncer certaines organisations (ou un système) parce qu'en définitive elles faussent délibérément le jeu de la concurrence (espionnage, paradis fiscaux, abus pharmaceutiques, etc...) et portent atteinte à l'intérêt général, cela traduit en réalité une forme d'utilitarisme radical et qui met en lumière une gouvernementalité défaillante. On sort ainsi des combats idéologiques historiques pour entrer dans une ère d'amélioration continue des pratiques publiques ou de la gouvernementalité. Les formes populaires contestataires apparaissent alors lorsque l'état n'est pas en mesure de se transformer assez bien ou assez vite ou pire ne tient pas un langage de vérité à l'opinion.

Le mouvement de démocratisation en Afrique qui est bien réel et issu des populations, est largement sorti des schémas classiques historiques (lectures marxistes ou néolibérales au sens traditionnel), traduit probablement bien cet utilitarisme radical. Si les printemps arabes ont été ensuite largement instrumentalisés par différents pouvoirs, au départ nous pourrions prendre comme hypothèse qu'il s'agissait de contestations citoyennes pour une meilleur gouvernementalité. Le refus par de nombreux peuples, comme au Burkina Faso (voir aussi mouvements de type « Y en a marre »), de voir un pouvoir se prolonger indéfiniment (via par exemple le changement de la constitution), et ceci sans lecture historique politique, marque une évolution marquée dans la relation entre états et administrés. Ce sont moins des révolutions qu'une démarche de volonté d'amélioration de la gouvernementalité.

LE NEOLIBERALISME TRADITIONNEL OU AMERICAIN PRODUIT DES RESULTATS SOUVENT TRES MEDIOCRES
Pour ce qui concerne les pays dits néolibéraux comme les Etats Unis, leur modèle est trop influencé par l'argent du marché, les jugements moraux, et in fine par une concurrence faussée. C'est un pays bien plus dominé par le laisser faire de l'état ou de l'interventionisme ciblé au profit d'une minorité économique, et en ce sens ce n'est pas un pays suffisamment libéral.

Les Etats Unis qui se vantent d'être libéraux restent quand même très attachés aux dogmes et de ce fait sont mal adaptés pour l'utilitarisme radical et bien souvent totalement irrationnel. Que tous les politiciens américains constatent une criminalité anormale vis-à-vis de tous les autres pays développés et un problème dans la diffusion des armes à feu, aucun n'est cependant prêt à modifier l'amendement n°2 (liberté des citoyens à détenir des armes) qui est la cause de cette situation et farouchement défendu par des lobbys qui jouent contre l'intérêt général. De même, le système pénal et carcéral américain n'est pas digne d'un pays démocratique libéral, il reste dans une très large mesure dogmatique. Enfin, les Etats Unis ont entrainé le reste du monde dans une course à l'espionnage de haute densité des citoyens, ce qui montre le peu de confiance qui existe entre l'état et la population et n'est en rien un état frugal.

La défense de la liberté constamment mise en avant par les néolibéraux américains peut-elle s'exercer quand les gens ont peur (il y a environ une arme à feu par habitant aux Etats Unis). Dans combien d'autres pays peut-on trouver autant de personnes qui se disent «Take care !» en se quittant, montrant ainsi que la société n'est pas sure et qu'il faut se méfier des autres. Le néolibéralisme n'est pas seulement peu efficace sur bien des aspects socio-économiques mesurables, mais c'est aussi une société de peur et qui fait partager ses angoisses aux autres peuples du monde.

Dans son discours à la nation en mars 2003 et pour annoncer l'entrée en guerre des Etats Unis en Irak, Georges Bush disait notamment ceci : «Nous agissons maintenant parce que les risques de l’inaction seraient encore beaucoup plus grands. Dans un an, peut-être cinq ans, la capacité de l’Irak de nuire aux autres pays serait multipliée à l’infini. Armé de ces nouvelles capacités, Saddam Hussein et ses alliés terroristes pourraient déterminer le moment d’un conflit mortel au moment où ils seraient les plus puissants. Nous choisissons de faire face à cette menace maintenant, lorsqu’elle est en gestation, avant qu’elle n’apparaisse soudainement dans nos cieux et dans nos villes. ». Il convient de noter que la notion de menace (répétée dix fois dans son discours) comprend la possibilité de nuire, ce qui sous entend aussi que chaque citoyen américain est potentiellement une menace pour son voisin puisqu'une très large majorité est armée.

L'utilisation du mot « néolibéral » par les politiciens américains confineraient presque alors à l'escroquerie intellectuelle, de même que l'appellation « démocratie populaire » n'avait rien de démocratique. Plus grave encore, les Etats Unis, sous ce vocable « néolibéral » ont vendu un modèle sensé être au bénéfice de tous et parfaitement concurrentiel (si on reprend le modèle envisagé par Foucault) au profit des Etats Unis et de leurs multinationales dans le cadre de la mondialisation. La politique étrangère américaine n'est nullement orientée pour favoriser la concurrence loyale sur les autres marchés internationaux, elle est d'appuyer la conquête des marchés extérieurs par ses champions nationaux. Si l'irrationalité n'est pas endémique aux Etats Unis, chaque pays en recèle, elle dispose d'une puissance financière qui lui permet d'exporter ses valeurs incluant ses irrationalités et ses propres peurs qui alimentent les irrationalités.

EVALUER LES STRATEGIES DE SANTE EN ETUDIANT LES SYSTEMES DE POUVOIR
Nous avons eu à de multiples reprises l'occasion de critiquer les stratégies d'Onusida, de même que son existence de part la fragmentation qu'elle génère. Si pour chaque maladie importante, il devenait nécessaire de créer une agence onusienne, nous serions rapidement submergés par une multitude d'initiatives peu cohérentes entre elles. C'est déjà, nous semble-t-il, le cas avec la multiplicité d'acteurs publiques et privés qui interviennent.

LE CAS DE L'OMS : Depuis que les Etats Unis ont fortement revu à la baisse leur participation fixe au financement de l'Oms dans les années 1980 (les Européens n'ont pas fait beaucoup mieux par la suite), l'Oms n'est plus financé à ce jour qu'à hauteur d'environ 25% pour les participations fixes, le reste étant du financement dit volontaire, dont de nombreux organisations privées avec un impact important sur la nature des programmes de l'institution.

Par principe, nous sommes contre le financement privé de l'Oms qui, d'une certaine manière, doit être considéré comme un Etat au sens de l'Etat en charge de la santé internationale. Son action devrait être totalement indépendante et n'a pas à être influencée par les acteurs du marché, au risque de potentiels conflits d'intérêts. Il faut donner les moyens à l'Oms de collecter l'information complète et exacte et la rediffuser de manière libre à tous les acteurs, à charge pour l'Oms d'organiser la « concurrence » saine en s'assurant dans le cadre d'un utilitarisme radical que les actions sont menées selon la meilleure efficacité possible (espérance de vie maximale, morbidité la plus faible possible, etc.).

Cette concurrence doit également pouvoir s'exercer en ayant pleinement l'usage de tous les outils disponibles, que ce soit les déterminants sociaux de la santé, la prévention, la promotion de la santé, etc. A ce stade, nous considérons que le système n'est pas holistique et que les acteurs qui favorisent le soin curatif sont privilégiés et souvent parties prenantes de la gouvernementalité.

Plusieurs études ont montré que l'état de santé d'une population ne dépendrait qu'à hauteur d'environ 20% des systèmes de soins contre 40% environ pour les facteurs socio-économiques. Cette pondération, qui peut certainement varier significativement d'un environnement à l'autre, montre quand même que les pouvoirs de santé sont bien trop centrés sur le seul aspect médical. Aussi, l'Oms devrait clairement mieux répartir ses actions en fonction des grands domaines qui impactent la santé. Un découpage par exemple en sept grands domaines de déterminants (et qui bien entendu interagissent entre eux) serait plus logique et correspondrait mieux aux besoins du marché :

− déterminants de gouvernance des systèmes de santé (droits à une bonne gouvernementalité) ;

− déterminants environnementaux (droits à un environnement sain, incluant les questions sur le climat, la biodiversité, les différentes formes de pollution) ;

− déterminants nutritionnels (droits à une alimentation saine, incluant les éléments comme l'alcool ou le tabac) ;

− déterminants sociaux-économiques (droits socio-économiques, incluant le droit à l'éducation) ;

− déterminants sociétaux (droits humains ou lutte contre les discriminations raciales, ethniques, religieuses, de genre, sexuelles, etc.) ;

− déterminants médicaux (droits d'accès aux systèmes de soins, et plus largement la prévention primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire tel que définis par l'Oms) ;

− déterminants individuels (droits à une information exacte et complète, et incluant la promotion de la santé).

TABLEAU 1
cc PZ

En réalité, la structure des stratégies de santé nous renseignent davantage non pas sur les problématiques épidémiologiques mais bien plus surement sur les systèmes de pouvoirs au sein de la santé.

Pour que la « concurrence » saine soit possible il est indispensable que les états ou plus généralement les acteurs de régulation soient totalement impartiaux. Si l'Oms par exemple développe un grand nombre de partenariats avec le privé, voire même reçoit des financements de l'industrie, elle risque de ne plus être en situation d'arbitre impartial et n'organisera plus la « concurrence » saine entre acteurs dans les différentes classes de déterminants ou de droits que nous estimons absolument nécessaire dans la santé au sens large.

Raison pour laquelle par exemple nous avions noté les risques liés au financement des associations de patients par l'industrie (2). Si les associations de patients, ou la société civile par extension, ne s'investit pas sur l'ensemble des déterminants ou droits que nous préconisons, elles n'agiront pas comme des contre-pouvoirs vis à vis de pouvoirs eux mêmes soumis à des conflits d'intérêts. De facto, les associations font partie intégrante du tissu économique. En n'interdisant pas ce type de financement, les pouvoirs publics ne sont pas dans la régulation saine de la concurrence mais bien au contraire dans le laisser faire dénoncé par Foucault et cela ne peut aboutir qu'à une concentration des pouvoirs et d'occulter de nombreuses actions indispensables pour la santé des populations. Avec des marges nettes de près de 20%, le secteur pharmaceutique peut-il être considéré comme suffisamment concurrentiel et n'a-t'il pas réussi à gagner les cercles du pouvoir pour préserver au mieux ses marges ? La société civile, plongée dans le grand bain néolibéral depuis de nombreuses années, est-elle à même de faire éclore des vérités autres que celles qui la finance ? Le rôle de la société civile est-il de partir à la chasse aux ressources financières pour ensuite diffuser massivement les discours officiels (ou de ses partenaires financiers) à travers ses programmes et jouer un rôle de ventriloque ?

Nous avons souvent dénoncé dans les politiques de santé en Afrique la vision partielle aussi bien des maladies qui affectent les populations que de l'usage (ou plutôt le non usage) des déterminants de la santé. Cela dénote comme nous l'avons dit l'influence des stratégies ou pouvoirs externes à l'Afrique qui agissent et communiquent selon des intérêts spécifiques. Il serait nécessaire d'avoir une réflexion approfondie sur ce sujet en Afrique.

LE CAS DE LA SANTE EN FRANCE : Si on analyse les propositions de l'économiste de la santé Frédéric Bizard, dans son dernier ouvrage (Politique de Santé – Réussir le changement), on retiendra dans les grandes lignes qu'il note : une prévention faible, un usage insuffisant des déterminants sociaux de la santé, un secteur hospitalier hypertrophié, un secteur libéral qui risque l'asphyxie.

En France, la gouvernementalité de la santé est défaillante parce que l'Etat n'est pas justement capable de faire jouer à plein l'utilitarisme radical. Les conflits d'intérêts, le corporatisme, le manque de transparence, le pouvoir hypertrophié du système hospitalier démontrent des insuffisances graves. Il n'y a aucune raison qu'un pays comme la France dépense 11,7% de son Pib dans la santé pour une espérance de vie (encore moins pour l'espérance de vie en bonne santé) pas meilleure que nombre d'autres pays européens qui dépensent 2% de leur PIB en moins dans la santé. Rajouter des dépenses dans un système défaillant ne sert à rien, il faut agir de manière pragmatique et selon l'utilitarisme radical prôné par Foucault. Dans ce cadre, l'opération Mains Propres dans la santé nous semble ainsi utile (3).

CONCLUSIONS

A PROPOS DU NEOLIBERALISME DE FOUCAULT
Nous pouvons considérer que le modèle scandinave est bien plus proche du néolibéralisme moderne prôné par Foucault, c'est à dire pleinement concurrentiel et au bénéfice de tous, que le néolibéralisme américain qui reste un néolibéralisme du XIXème siècle. La gouvernementalité scandinave est bien supérieure à celle des Etats Unis, parce qu'elle reste plus inclusive.

Nous invitons donc ceux qui se réclament du néolibéralisme à déjà briser tous les systèmes de monopole, en particulier privés, qui faussent la concurrence réelle, de même qu'à s'attaquer à tous les éléments de corruption (donc supprimer tous les conflits d'intérêts) qui peuvent nuire à la bonne gouvernementalité des états. Par principe, les vrais néolibéraux devraient par exemple mener un combat extrêmement farouche contre tous les paradis fiscaux qui entrainent des distorsions sur le marché par une concurrence déloyale entre acteurs du marché.

Si le néolibéralisme de Foucault est un concept intéressant, mais relativement global dans sa conception, nous pourrions dire que les néolibéraux traditionnels peuvent difficilement se vanter d'avoir accouché d'un modèle excellent.

A PROPOS DU NEOLIBERALISME DE FOUCAULT ET DE LA LUTTE CONTRE LE VIH
Les acteurs Vih se sont révélés foucaldiens en défendant leurs propres droits, ils se sont adaptés à des environnements néolibéaux. Certains droits des malades ou de minorités ont clairement progressé du fait de leurs actions. Cependant, il n'est pas évident qu'ils aient apporté un plus important au niveau global dans la santé ne cherchant pas à promouvoir un système intégré de santé publique qui nous semble largement le plus efficace et juste.

Sur un thème cher à Foucault, celui des prisons, le taux d'incarcération est aux Etats Unis le plus élevé au monde (près de 22% de la population carcérale mondiale) et devant celui de la Russie, avec une très forte sur-représentation de la minorité afro-américaine. Le néolibéralisme traditionnel américain est donc très fortement policier et discriminatoire. Si les luttes pour les minorités sexuelles ont été mises en avant ces dernières années aux Etats Unis, elles ne peuvent masquer le fait que les discriminations raciales et sociales restent entières dans ce pays. La notion de « Surveiller et Punir » s'applique parfaitement bien aux Etats Unis. Là aussi, les acteurs Vih qui s'intéressent de près à la santé dans les prisons (le taux de prévalence y est bien plus élevé qu'à l'extérieur) devraient condamner sans ambiguïté les systèmes de type néolibéral traditionnel qui produisent ces résultats.

Si les association de lutte contre le sida ont eu beaucoup de difficultés à se faire entendre au départ, on pourrait dire qu'aujourd'hui elles font partie intégrante du système et ont obtenu une partie du pouvoir qu'elles ont revendiqué. Pour l'intellectuel Régis Debray, Foucault est devenu un « philosophe officiel », c'est à dire qu'il n'est plus dépaysant. C'est peut être aussi le moment d'avoir une réflexion plus globale sur la santé. Si le droit à la santé est comme le dit Foucault subjectif car les besoins sont toujours infinis pour des ressources finies, il conviendrait de mieux définir l'ensemble des différents droits (ou déterminants) qui le composent et concourent à l'état de santé physique et mental : droits à une bonne gouvernentalité, droits à un environnement sain, droits à une alimentation saine, droits socio-économiques, droits humains, droits aux soins médicaux et droits individuels.

En définitive, la pandémie de sida est aussi une histoire de mauvaises gouvernementalités, elle interroge sur les pouvoirs (nationaux, institutions internationales, acteurs de la société civile). L'incapacité à surmonter de nombreuses maladies évitables continue à interroger, car les mauvaises gouvernementalités produisent aujourd'hui et demain des personnes malades.

Pour transformer les systèmes de santé, il faut arrêter de faire peur et plus que jamais penser rationnellement. La démagogie c'est de mettre tout l'argent dans le domaine curatif, cela donne le sentiment de bonne conscience et pourtant ce n'est pas ce qui est le plus efficace pour la santé des populations. Les discours de la société civile en santé doivent aussi être rationnels et demander des stratégies de santé équilibrées entre les actions de prévention (médicales et non médicales) et les actions curatives, ce qui par ailleurs exige une parfaite connaissance de tous les différents déterminants. On matraque souvent les opinions publiques de communiqués d'appels de fonds internationaux pour sauver des malades bien que ces acteurs n'aient pas de vision globale de la santé et ne remettent pas en cause la mauvaise gouvernementabilité en santé dont ils sont souvent partie prenante. La société civile en tant que pouvoir doit aussi savoir se transformer.

A l'échelle internationale, le néolibéralisme a globalement triomphé sur le plan économique. Pour qu'un libéralisme inclusif puisse fonctionner, il faudrait une profonde réforme (ou transformation) des institutions internationales. Cela passerait bien entendu par l'Oms que nous avons ici traitée, mais des Nations Unis plus largement et des autres institutions comme l'Omc, la Banque Mondiale, le Fmi, etc.

Si on reprend les théories de Foucault et du néolibéralisme, nous pourrions constater que les systèmes de pouvoir actuels au niveau international (ou au niveau des pays) n'arrivent pas correctement à organiser une concurrence suffisante pour permettre une juste redistribution des richesses. De ce fait, nous serions quand même réservés sur le néolibéralisme traditionnel et ses contre-pouvoirs, et devrions considérer le juste milieu ou la social-démocratie à la scandinave, malgré ses imperfections, comme plus juste, plus progressiste et surtout plus performant en particulier dans le champ de la santé. Les exemples de plus en plus nombreux, en Afrique ou ailleurs, montrent des mouvements populaires moins politisés qu'on pourrait le croire et qui marquent peut être une profonde aspiration à l'utilitarisme radical et pas uniquement économique. En cela, les peuples ont moins besoin de raison d'état (avec parfois la légitimation de la violence contre son peuple dénoncée par Foucault) que de vérité sur la façon dont ils sont administrés. Le néolibéralisme de Foucault serait peut être ainsi moins une doctrine qu'une approche, contrairement au néolibéralisme traditionnel qui reste quand même très doctrinaire.

Il est alors utile de citer le chercheur Pierre Sauvêtre dans « Michel Foucault : Problématisation et transformation des institutions» (3) : « La transformation exige le dévoilement et l’identification du système de rationalité propre aux techniques de pouvoir sous-jacentes aux institutions afin de le mettre en défaut par l’affirmation d’une autre rationalité. ». Les données comparatives entre les Etats Unis et la Suède démontrent bien la mise en défaut du néolibéralisme traditionnel et prouve qu'il existe d'autres rationalités largement meilleures. De la même façon, nous pourrions dire que des institutions comme Onusida et l'Oms, la politique de santé en France (et par extension sur un très grand nombre de pays) méritent d'être transformées car il existe clairement d'autres rationalités meilleures pour la santé des populations.

Ainsi, en ne disposant pas de vision holistique de la santé, un grand nombre d'organisations se trouvent en défaut manifeste de rationalité. Le refus de prise en compte de certains constats ou analyses démontre soit l'irrationalité de certains acteurs en charge des pouvoirs, soit la peur d'avoir à transformer des systèmes irrationnels mais qui leur sont favorables à titre spécifique. La communication devient alors un outil de promotion de structures et de stratégies irrationnelles qui vire parfois à l'imposture. Les néolibéraux en utilisant à dessein certains droits humains (mais pas tous) ou à quelques justes causes ciblées (mais qui remettent pas en cause le système) dans leur communication, ne cherchent-ils pas à parer (ce que la sociologue Alison Katz appelait faire diversion dans l'une de ses chroniques sur le Vih) les attaques des défenseurs des droits sociaux (ou d'autres droits) pour discréditer des rationalités alternatives en les faisant passer pour réactionnaires auprès de l'opinion publique, au risque de voir dans un environnement économico-social dégradé de vrais démocrates s'allier par désespoir de cause avec de vrais réactionnaires et permettant ainsi aux néolibéraux de se parer des vertus de seuls défenseurs de la liberté ? Les citoyens ne sont pas obligés de choisir ce jeu anxiogène de confrontation et de fragmentation et peuvent plutôt se concentrer sur l'amélioration de la gouvernementalité dont nous parle Foucault et également de la convivialité (comme le propose Roland Gori) au sein de leurs sociétés.

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**** Les opinions exprimées dans les textes reflètent les points de vue des auteurs et ne sont pas nécessairement celles de la rédaction de Pambazuka News

NOTES
1) Financement des associations de patients par l'industrie pharmaceutique : Quels risques pour la santé publique au sein d’un secteur globalement miné par les conflits d'intérêts ? http://bit.ly/1MhjFR7

2) Opération Mains Propres sur la Santé
http://mains-propres-sur-la-sante.fr

3) Michel Foucault : problématisation et transformation des institutions – Pierre Sauvêtre
http://traces.revues.org/4262