Michel Foucault et le néolibéralisme – Première partie
On notera une forte propension des acteurs de la société civile à mettre en avant des plaidoyers de défense des minorités ou groupes discriminés qui sont généralement plus touchés par le Vih. Plaidoyers qui sont généralement repris depuis quelques années par des institutions, de type Onusida ou Oms, voire maintenant la Banque mondiale. Ces différents acteurs s'inspirent assez largement de la pensée de Foucault en ce qui concerne la défense des groupes discriminés.
En travaillant sur l'impact des inégalités de revenus sur la santé, nous constations un fort effet de corrélation, en particulier sur le Vih (1). Malgré la partage de ce type d'analyse, on constate une très faible capacité du monde de la santé à s'y intéresser et curieusement notamment de la part des acteurs Vih.
Dans une dernière analyse (2) et reprenant l'argumentaire pertinent de la sociologie Alison Katz paru en 2002 (La lutte contre le Sida est néolibérale, raciste et individualiste) (3) nous faisons le constat que les stratégies de santé étaient largement empreintes de valeurs néolibérales ; et ce faisant partagions aussi le fait que le facteur racial avait certainement été déterminant dans la prévalence du sida en particulier en Afrique Australe (voire dans une certaine mesure pour les pays occidentaux).
Si nous nous sommes intéressés à l'oeuvre du philosophe Michel Foucault, c'est qu'en ayant été l'une des premières grandes personnalités victimes du Vih en 1984 il a marqué l'histoire de cette pandémie, et qu'il s'est fortement intéressé au néolibéralisme (cours au Collège de France sur la naissance de la biopolitique (4)) encore naissant mais dont les fondements allaient bientôt triompher dans le cadre de la mondialisation. Sa pensée sur le néolibéralisme a soit enchanté soit désorienté de nombreux intellectuels, avec une polémique qui reste entière plus de 30 années après. Il reste l'un des intellectuels phare du XXème siècle et son influence est toujours manifeste dans le monde universitaire sur de nombreux sujets en particulier en France ou aux Etats Unis.
La question que nous nous sommes posée est de savoir si la pensée de Michel Foucault sur le néolibéralisme avait pu influer sur les stratégies de lutte contre le Vih (ou de santé par extension). En reprenant nos précédentes analyses dans la santé particulièrement critiques vis-à-vis des systèmes actuels, nous souhaitons ainsi les remettre en perspective en utilisant certains concepts de Foucault pour montrer comment une amélioration substantielle des stratégies de santé, Vih et autres, sont possibles et nécessaires.
D'une manière globale, la démarche intellectuelle de Foucault qui a souvent consisté à étudier des sujets spécifiques (système psychiatrique, système carcéral), pour démontrer le mauvais fonctionnement des pouvoirs et la perte qui en découle pour l'intérêt général, peut être pertinente. De même que avons souvent utilisé des données brutes de santé pour élaborer des analyses et pour montrer des lacunes graves dans le fonctionnement des systèmes de santé (Hépatites, HIV, gouvernance globale en santé, etc...), nous pensons qu'il est effectivement pertinent de combattre de nombreux préjugés, de façons de penser et de gouverner en montrant concrètement les déficiences des systèmes et en interrogeant la légitimité des pouvoirs dans leur capacité à rendre service aux citoyens.
En cela, nous prenons l'option d'utiliser la pensée de Foucault non comme une liste d'énoncés statiques, mais plutôt comme une démarche de remise en question permanente des systèmes de pouvoir, c'est à dire comme quelque chose de dynamique qui doit permettre à chacun d'agir en réformateur.
AVANT PROPOS
Dans notre analyse, nous distinguerons :
− le néolibéralisme selon Foucault qui reste simple dans son énoncé (forte importance du marché, l'état est frugal mais organise la concurrence) et donc sujet à de nombreuses interprétations différentes selon les points de vue ou même de récupération selon les intérêts des uns et des autres ;
− le néolibéralisme traditionnel c'est à dire celui qui s'est plutôt imposé dans le cadre de la mondialisation (le marché est prépondérant, laisser faire de l'état) avec de nombreux excès et qui reste de notre point de vue assez proche des systèmes économiques du XIXème siècle.
Pour le néolibéralisme de Foucault nous ne pouvons faire que des hypothèses sur sa pensée et à sa décharge il n'aura pas pu constater les effets du néolibéralisme traditionnel au niveau mondial et donc en faire sa critique.
FOUCAULT ET LES DROITS DES MINORITES, UNE MANIERE DE REPENSER LE ROLE DU POUVOIR ET DE SES NORMES SUBJECTIVES
Michel Foucault s'est intéressé à la manière dont des groupes discriminés ou dominés étaient traités par le pouvoir à travers un certain nombre d'institutions. Il met en relief la notion d'anormalité, pour la société, de ces groupes, où le pouvoir cherche à les exclure. En partant de situations spécifiques (structures psychiatriques, prisons, etc.), il analyse historiquement comment s'est construit le discours face à ces groupes et comment le pouvoir a développé des stratégies pour en protéger la société. Il montre ainsi que la définition qu'une société peut donner à un fou, à un criminel, etc.., est subjective, mais que les individus se percevront selon les normes ou valeurs que le pouvoir a définies. Pour remettre en question cette subjectivité du pouvoir, il appelle ainsi au développement de nouvelles subjectivités.
Si on regarde par exemple les crimes et délits, l'objectif est-il de définir et de faire appliquer des peines qui vont donner le sentiment de rendre justice à une faute, ou bien de définir un ensemble d'actions qui permettront d'avoir le moins de crimes et délits possibles au sein de la société ? D'un pouvoir qui se porte garant de valeurs morales on passe ainsi d'un état utilitariste qui chercherait à maximiser l'intérêt des populations sans porter de jugement moral.
A partir d'un certain nombre de cas spécifiques donc, Foucault peut montrer que le pouvoir n'agit pas forcément d'une manière rationnelle, nécessitant ainsi de revisiter l'histoire et de comprendre comment certaines normes et valeurs se sont mises en place. Cette remise en cause est ainsi de nature à interroger les formes de « vérité » que l'état diffuse.
L'un des argumentaires forts des abolitionnistes sur la peine de mort, au delà de son aspect inhumain, c'est que cette peine n'avait aucune efficacité préventive. Plus de la moitié des pays dans le monde ont aujourd'hui aboli la peine de mort. Nous pourrions également citer la pénalisation de l'homosexualité qui a significativement varié dans le temps et selon les pays. Moins de la moitié des pays dans le monde la pénalise encore par la loi. On notera que l'Oms l'a retiré de la liste des maladies mentales en 1990.
Chacun se souvient de l'échange assez tendu à Dakar, en 2012, entre le président américain Barack Obama et son homologue sénégalais Macky Sall, lorsque le premier dénonçait la pénalisation de l'homosexualité dans certains pays, tandis que le second répliquait qu'au moins au Sénégal la peine de mort était abolie depuis longtemps. A travers cet échange, on voit bien deux formes de subjectivité s'affronter.
En juillet 2015, le président Obama de passage à Addis Abeba et devant l'Union Africaine, réitérait sa condamnation de la pénalisation de l'homosexualité en Afrique. On devra tout de même relever que cette situation a été fortement entretenue par des mouvements pentecôtistes américains très conservateurs pour la pénalisation de l'homosexualité, dont l'influence auprès de certains dirigeants africains a été manifeste, visant des prises de position homophobes. D'une certaine manière, c'est la subjectivité des pro et anti homophobie américains qui s'est très largement exporté sur le continent africain.
Les travaux de Foucault sur les formes de marginalité interrogent donc sur la subjectivité des normes et lois au sein d'un pays, mais également comme on le voit sur les relations internationales entre états.
FOUCAULT ET LE NEOLIBERALISME
TENTATIVE D'INTRODUCTION DE LA PENSEE DE FOUCAULT SUR LE NEOLIBERALISME
Si Foucault a été membre du Parti communiste au début des années 1950, comme beaucoup d'intellectuels à cette période, il s'en est très rapidement détaché. Il fut également intéressé par le maoïsme à la fin des années 1960, là encore comme beaucoup d'intellectuels, avant de rejeter finalement les mouvements de type collectiviste et de soutenir ce qu'on appelé la nouvelle gauche viscéralement anti-totalitaire et anti-communiste.
Dans les années 1970, il fut un militant très actif sur de nombreuses causes et contre les différentes formes d'oppression. Parallèlement, il entama ses cours au Collège de France, jusqu'au cours sur la biopolitique (1978-1979).
Il faut également noter que les années 1977-78 sont marquées par le génocide au Cambodge sous le régime des Khmers rouges. En 1976, Milton Friedman, de l'école de Chicago et qui prône une vision très libérale de l'économie, reçoit le prix Nobel d'économie. L'école de Chicago aura une forte influence sur des institutions comme la Banque Mondiale, mais également sur les politiques économiques menées à leur arrivée au pouvoir par Margaret Thatcher en Grande Bretagne (1979) puis Ronald Reagan aux Etats Unis (1981). La fin des années 1970 est marquée par le second choc pétrolier, une forte augmentation du chômage et de l'inflation dans les pays industrialisés.
C'est dans ce contexte, et au travers de son cours sur la naissance de la biopolitique que Foucault traitera du néolibéralisme. S'il n'a eu de cesse de dénoncer les abus de pouvoir de l'Etat sur des groupes discriminés, il est possible qu'il ait vu dans cette nouvelle forme de pensée économique, l'opportunité de réduire l'état à une forme « frugale » qui l'empêcherait d'établir une trop grande mainmise sur les normes et valeurs et se faisant de laisser chaque citoyen ou groupe de citoyen régenter sa vie comme il l'entend.
L'Etat en serait alors réduit à une forme d'entreprise qui aurait à gérer au mieux les intérêts des individus, en évitant au maximum les jugements de valeur ou moraux. Bref, un gouvernement ne doit plus s'intéresser qu'aux intérêts des administrés dans ce qu'il appelle l'utilitarisme radical. Un marché libre permettrait alors de fluidifier la circulation des idées et des intérêts des individus pour agir sur l'Etat, dans le cadre d'une bonne gouvernementalité. Foucault aurait ainsi vu le néolibéralisme comme un outil économique favorisant l'émancipation des individus.
LES DEFENSEURS DE LA VISION DE FOUCAULT ET DU NEOLIBERALISME
Parmi les défenseurs des analyses de Foucault sur le néolibéralisme, nous pourrions citer Geoffroy de Lagasnerie qui propose d'« utiliser le néolibéralisme comme un instrument critique pour reconfigurer notre expérience et redéfinir un certain nombre de concepts ».(5) Il voit dans la pensée radicale de Foucault la possibilité de «réfléchir aux façons de multiplier la prolifération de l’individualisation, les affirmations minoritaires, l’hétérogénéité des modes d’existence, et dans le même temps mettre en place des dispositifs de redistribution qui assure une égalité économique réelle. Bref, démultiplier les potentialités émancipatrices des traditions libérales et sociales plutôt que les mutiler l’une par l’autre. » Il critique ainsi les courants de type socio-libéraux, qui à force de chercher le compromis entre social et libertés, n'aboutissent in fine pas à obtenir le maximum sur les deux.
LES CRITIQUES DE LA VISION DE FOUCAULT ET DU NEOLIBERALISME
Parmi les critiques de la pensée de Foucault et du néolibéralisme, on notera l'intéressant ouvrage collectif sous la direction de Daniel Zamora sorti fin 2014 (« Critique Foucault, les années 1980 ou la tentation néolibérale ») (6).
Si les auteurs ne remettent pas en cause certains apports de Foucault en particulier pour l'éclairage mis sur certains groupes discriminés, leur critique porte sur le focus trop grand porté sur toutes les minorités alors que les problèmes, en particulier sociaux, de la majorité ne sont pas encore résolus. Ils estiment que Foucault a déplacé le problème de l'imperfection de l'Etat dans sa capacité à redistribuer les richesses vers un Etat qui redistribue mal le pouvoir. Ils identifient ainsi dans la sémantique foucaldienne le besoin fondamental de lutter contre les exclusions plutôt que de parler de lutte contre les inégalités.
Nous reproduisons ici un extrait d'une interview de Daniel Zamora qui nous paraît intéressante :
«Au problème de l’exploitation et des richesses se serait alors substitué celui du « trop de pouvoir », celui du contrôle des conduites et des formes de pouvoir pastoral moderne. À l’aube des années 1980, il semble clair, pour Foucault, qu’il ne s’agit plus tellement de redistribuer les richesses. Il n’hésite pas à écrire qu’« on pourrait dire que nous avons besoin d’une économie qui ne porterait pas sur la production et distribution de richesses, mais d’une économie qui porterait sur les relations de pouvoir7 ». Il s’agit donc moins de luttes contre le pouvoir en « tant qu’il exploite économiquement » mais plutôt des luttes contre le pouvoir au quotidien, incarné notamment par le féminisme, les mouvements d’étudiants, les luttes des détenus ou des sans-papiers. Le problème, qu'on se comprenne bien, n’est évidemment pas d’avoir mis à l'ordre du jour toute une gamme de dominations qui étaient jusque-là plutôt ignorées, le problème vient du fait qu’elles sont de plus en plus théorisées et pensées en dehors des questions relatives à l’exploitation. Loin de dessiner une perspective théorique qui pense les relations de ces deux problèmes, ils sont petit à petit opposés, voire même pensés comme contradictoires ! »
NOTRE OPINION SUR FOUCAULT ET LE NEOLIBERALISME (SUR LE CONCEPT GENERAL)
Nous serions tentés de dire que certaines idées de Foucault sur le néolibéralisme sont intéressantes dans le questionnement sur le pouvoir, mais qu'également certaines critiques (comme celles portées dans le livre de Daniel Zamora) pourraient être retenues sur certains points.
Faut-il pousser à un big-bang dans la répartition des pouvoirs en s'appuyant sur le néolibéralisme et l'utilitarisme radical, ou bien faut-il chercher à progressivement améliorer la gouvernementalité en conservant les acquis précédents ? La réponse pourrait être différente selon les tempéraments et les cultures des acteurs ou des pays.
Parce que nous ne sommes pas pour des théories désincarnées, nous proposons d'analyser quelques données statistiques produites par deux modèles très différents : l'un qui a pleinement utilisé le néolibéralisme économique (Etats Unis), l'autre qui conserve une tradition social-démocrate même s'il a évolué en 30 ans (Suède). Foucault a travaillé en Suède dans les années 1950 et a donné de nombreuses conférences aux Etats Unis vers la fin de sa vie. Ces deux pays ont des revenus par habitant à peu près équivalents. Nous ventilons les indicateurs sélectionnés en 7 grandes classes de déterminants (ou droits) qui ont un impact directs ou indirects sur la santé (nous présentons ces déterminants dans le chapitre 7.2).
TABLEAU 1
cc PZ
Sur seulement deux indicateurs, le modèle néolibéral traditionnel américain présente deux notes meilleures que la Suède, à savoir :
− légèrement sur le taux de chômage, mais dans un pays où les indemnisations sont bien moins avantageuses que pour la Suède ;
− sur la liberté d'entreprendre si on retient l'indice de la fondation Heritage, think tank néolibéral conservateur américain.
Pour le reste, la Suède présente un profil plus avantageux, ceci en prenant des indices ou indicateurs variés de différentes sources. Que ce soit dans les libertés individuelles, le droit des femmes, la transparence publique ou la corruption, la criminalité et le taux d'incarcération, la santé, la redistribution des richesses. On notera aussi des indicateurs plus positifs pour la Suède sur la pollution et l'aide au développement qui ont un impact international ; de même que pour les générations futures la recherche et développement est supérieure tandis que l'endettement public est bien inférieur.
Si on prend comme principe qu'un bon Etat est celui qui a une bonne gouvernementalité et focalisé sur l'utilitarisme radical, nous pourrions dire qu'un pays de type scandinave est bien plus efficace qu'un pays comme les Etats Unis.
Nous avons également choisi les indicateurs en fonction de sujets qui pouvaient tenir à coeur Foucault. Ne devrions nous pas alors considérer qu'un pays au profil plus social démocrate :
− Exerce une concurrence moins faussée du marché qu'un pays néolibéral traditionnel ? Qu'à laisser trop de puissance au marché celui-ci finit par pervertir l'Etat du fait de la puissance financière de certains acteurs privés qui cherchent à orienter l'utilitarisme à leur profit ?
− Exerce une pression moins policière sur la société (près de dix fois moins de prisonniers) et obtient moins de crimes (quatre fois moins). Nous pourrions aussi évoquer les capacités d'espionnage démultipliés ces dernières années par l'Etat américain pour surveiller et ses propres citoyens et les citoyens ou dirigeants des pays étrangers ;
− Propose une vision plus apaisée du monde grâce à une aide publique au développement près de 4 fois supérieure (en % du Pib) et un budget militaire près de trois fois inférieur (en % du Pib), tout en polluant près de trois fois moins par habitant ;
− Est bien plus avancé dans les droits des minorités ou des femmes, tout en préservant des inégalités de revenus basses ;
− Est bien plus rationnel dans ses dépenses de santé (près de deux fois moins en % de son Pib) et pourtant en obtenant de biens meilleures statistiques (le taux de prévalence du Vih en Suède est l'un des plus bas des pays de l'Ocde, contrairement aux Etats Unis ou à la France).
Le néolibéralisme à l'américaine, largement dérégulé, n'est pas des plus performants pour l'intérêt des citoyens.
On peut noter le très fort taux de syndicalisme dans les pays scandinaves notamment en Suède, contrairement aux Etats Unis, ce qui peut donner aussi de la consistance dans le dialogue au sein de la société et faciliter les réformes (ou transformations) étatiques par consensus. Pour l'Etat dialoguer avec des interlocuteurs significatifs et représentatifs de la société est certainement un atout plutôt que d'agir face à une multitude de petits groupes avec le risque d'agir en fonction d'opinions spécifiques mais pas forcément représentatifs.
En réalité, il ne suffit pas d'avoir un état frugal, il faut surtout qu'il soit intègre et au service des citoyens sans distinctions. Or, dans le modèle américain les conflits d'intérêts sont majeurs entre le marché et le politique, les très couteuses élections présidentielles américaines étant en bonne partie financées par le marché, le principe de séparation entre le politique et le marché n'est pas acté ce qui entraine une certaine confusion des genres et une concurrence faussée. Les pays très libéraux sur le plan économique, et contrairement aux pays sociaux-démocrates, ne sont généralement pas bien classés dans les indices internationaux de corruption, le modèle comporte donc des failles significatives de conception ou un manque de gardes fou.
Foucault s’est probablement servi du néolibéralisme comme d’un test, en plongeant dans cet univers intellectuel, il tente de nous faire vivre une expérience de dépaysement et de nous inviter à penser autrement, à donner à des concepts comme ceux de l’Etat, de la démocratie, du marché, de la liberté, de la loi des significations radicalement nouvelles. Ce qui séduit profondément Foucault dans le néolibéralisme, c’est vraisemblablement la possibilité de penser le sujet autrement, non plus comme formaté, façonné par un pouvoir mais comme autonome. La relation entre la société et l’individu est ainsi conçue sous forme de marché, y compris la pénalité.
Enfin, dans notre tableau comparatif Etats Unis/Suède, nous avons retenu des indicateurs mesurés et évalués. Bien entendu, un grand nombre d'éléments non métriques, et qui ont peut être encore plus d'importance, ne peuvent être comparés : la qualité culturelle et des arts, la convivialité dans la société, le respect des autres, la passion démocratique, l'éducation civique et l'implication citoyenne dans la chose publique, le rapport à la nature et au monde, le rapport à l'accumulation de biens matériels, l'esprit critique, la proximité des élus (la participation électorale en Suède est parmi les plus élevées de l'Ocde), la notion de responsabilité individuelle, le goût pour l'individualisme ou au contraire pour le collectif, la perception de l'éthique, le sens de la vie et les valeurs spirituelles, le rapport à l'histoire, le rôle et l'usage des différentes sciences, le goût de la réforme (ou de la transformation) juste ou partagée, et pourquoi pas la qualité de ses débats intellectuels, etc... Ces éléments immatériels, liés à un certain état de conscience ou de mentalités, font peut être la différence et rejaillissent ensuite sur des données métriques et donc mesurables. C'est bien le défaut des Objectifs du millénaire pour le développement (Omd) ou des futurs Objectifs du développement durable (Odd) qui ne sont pas capables de les appréhender parce qu'on ne peut les enfermer dans des indicateurs et aligner tous les pays dans un même carcan.
Alors il faut se demander si l'utilitarisme radical n'est pas plus performant avec des citoyens qui ont été formés pour avoir un fort sens du collectif et de l'esprit critique plutôt qu'avec des citoyens éduqués aux valeurs individualistes et matérialistes et qui paradoxalement resteront très conformistes face aux dogmes (et à l'irrationalité) du néolibéralisme traditionnel. Le néolibéralisme traditionnel n'est pas seulement une approche socio-économique, il entraine aussi une profonde mutation des mentalités pour faire de chaque citoyen une entreprise individuelle qui doit chercher à s'adapter en permanence aux normes du marché. C'est peut être cela le plus dangereux après tout car entraine une forme de servitude volontaire.
NOTRE OPINION SUR FOUCAULT ET LE NEOLIBERALISME (SUR LA SANTE EN PARTICULIER)
Dans un entretien (un système fini face à une demande infinie) (7) avec Robert Bono, alors secrétaire national de la Confédération française démocratique des travailleurs (Cfdt), Michel Foucault tient des propos sur la santé qui pourraient être considérés comme assez pragmatiques, c'est-à-dire pas franchement néolibéraux au sens traditionnel, mais semble fixer des limites raisonnables aux dépenses et parle aisément de la responsabilité individuelle.
D'une part, il dit :
− « Quoiqu'il en soit, je ne prône pas, cela va sans dire, je ne sais quel libéralisme sauvage qui aboutirait à une couverture individuelle pour ceux qui en auraient les moyens et à une absence de couverture pour les autres... »
Mais il dit aussi ceci :
− «Il est clair qu'il n'y a guère de sens à parler du « droit à la santé ». La santé - la bonne santé - ne peut relever d'un droit ; la bonne et la mauvaise santé, quels que soient les critères grossiers ou fins qu'on utilise, sont des faits : des états de choses et aussi des états de conscience. Et même si on corrige aussitôt en faisant remarquer que la frontière qui sépare la santé de la maladie est pour une part définie par la capacité des médecins de reconnaître une maladie, par le type d'existence ou d'activité du sujet, et par ce qui dans une culture est reconnu ou non comme maladie, cette relativité n'empêche pas qu'il n'y a pas de droit à être de ce côté-ci ou de ce côté-là de la ligne de partage. »
− « La question que je pose est de savoir si une « stratégie de santé » - cette problématique du choix - doit rester muette... On touche là à un paradoxe : cette stratégie est acceptable, en l'état actuel des choses, dans la mesure où elle est tue. Si elle se dit, même dans les formes d'une rationalité à peu près recevable, elle devient moralement insupportable. Prenez l'exemple de la dialyse : combien de malades en dialyse, combien d'autres qui ne peuvent pas en bénéficier ? Supposez qu'on expose en vertu de quels choix on aboutit à cette sorte d'inégalité de traitement. Ce serait mettre au jour des règles-scandales ! C'est à cet endroit qu'une certaine rationalité devient elle-même scandale. Je n'ai aucune solution à proposer. Mais je crois vain de se voiler la face : il faut essayer d'aller au fond des choses et de les affronter. »
− « Je ne vois pas, et personne ne peut m'expliquer comment, techniquement, il serait possible de satisfaire tous les besoins de santé sur la ligne infinie où ils se développent. Et quand bien même je ne sais quel butoir leur assignerait une quelconque limite, il serait en tout état de cause impossible de laisser croître les dépenses, sous cette rubrique, au rythme de ces dernières années. »
C'est là où le comparatif dans les statistiques de santé entre les Etats Unis et la Suède est particulièrement intéressant. Les Etats Unis ont des dépenses exorbitantes dans ce domaine avec des statistiques médiocres, une capacité d'action dans la prévention particulièrement déplorable, là où justement la Suède est excellente avec comme résultat une espérance de vie en bonne santé très élevée (significativement plus élevée qu'en France).
Les propos de Michel Foucault ne nous semblent pas incompatibles avec le modèle suédois, bien au contraire, qui allie peut être encore davantage que le modèle français à la fois la solidarité collective mais aussi la responsabilité individuelle.
A propos de la Suède justement, Foucault y a vécu dans les années 1950. Dans un entretien sur la raison d'Etat en 1980 (8), il disait ceci :
« Le temps que j'ai passé en Suède, en Pologne et en Allemagne, pays aux sociétés proches de la mienne et pourtant différentes, a été très important. Ces sociétés me semblaient une exagération ou une exacerbation de la mienne. Entre 1955 et 1960, la Suède était, sur le plan du bien-être social et politique, très en avance sur la France. Et un certain nombre de tendances qui, en France, n'étaient pas encore perceptibles, me sont apparues là-bas, tendances auxquelles les Suédois eux-mêmes pouvaient rester aveugles. J'avais un pied dix ans en arrière et l'autre dix ans en avant. »
Le néolibéralisme auquel il a pensé à la fin des années 1970 était-il donc très en avance en Suède et en marche dès les années 1950 ?
Si Foucault n’a jamais abordé directement la relation entre néolibéralisme et santé il présente la rationalité qui préside aux choix en matière de santé comme l’objet d’une recherche à faire, et non comme le résultat d’une recherche qu’il aurait déjà faite et qu’il pourrait exhiber. En démontrant que la biopolitique a modifié le rapport de la santé aux structures économiques, rapport qui est maintenant d’appartenance sans médiation et non plus de subordination à des normes, Foucault réalise une avancée significative dans cette recherche.
FOUCAULT ET LA LUTTE CONTRE LE VIH
Michel Foucault est décédé en 1984 des suites du sida. A l'époque le Sida était encore mal connu, les outils de diagnostic peu disponibles et il n'y avait aucun traitement. Après son décès, le compagnon de Michel Foucault a pris la décision de créer une association destinée à l'appui aux malades (Aides) et qui deviendra l'une des toutes premières associations de santé en France avec un rayonnement international très marqué. Dans un contexte où les malades du sida étaient largement discriminés au départ, cette association a été conçu comme un contre pouvoir pour permettre aux patients d'être écoutés, d'être mieux informés sur la maladie et la recherche, de pouvoir peser sur les décisions politiques pour avoir accès aux traitements. L'association a privilégié la défense de tous les patients, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels, même si la défense des minorités fait partie des plaidoyers privilégiés.
Aides est en France le plus important acteur de la société civile de la lutte contre le Vih. L'association dispose d'un important réseau national en France et appuie de nombreuses initiatives à l'international, en particulier dans les pays francophones. Il existe d'autres acteurs spécialisés sur le Vih en France, de taille plus petite, ou des acteurs de santé qui s'investissent dans la lutte contre le Sida.
D'une manière générale, on notera une forte propension des acteurs de la société civile à mettre en avant des plaidoyers de défense des minorités ou groupes discriminés (Lgbt, usagers de drogues, professionnels du sexe, jusqu'aux droits des femmes) qui sont généralement plus touchés par le Vih. Plaidoyers qui sont généralement repris depuis quelques années par des institutions, de type Onusida ou Oms voire maintenant la Banque mondiale.
Nous pourrions dire que ces différents acteurs s'inspirent assez largement de la pensée de Foucault en ce qui concerne la défense des groupes discriminés et que son influence a été tout à fait manifeste, de manière directe ou indirecte. Nous devons également noter que pour les autres maladies on ne va pas retrouver ce type de militantisme sociétal.
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**** Les opinions exprimées dans les textes reflètent les points de vue des auteurs et ne sont pas nécessairement celles de la rédaction de Pambazuka News
BIBLIOGRAPHIE :
1) Plus d'inégalités de revenus, c'est plus de Vih Sida : plaidoyer pour des coefficients de Gini en dessous de 0,3
http://bit.ly/1QYZpHu
2) Groupes à risque sur le Vih : Quid des discriminations raciales et sociales : http://bit.ly/1RwPfPf
(3)Sida en Afrique : une aide néolibérale et raciste, par Alison Katz : http://bit.ly/1LCQayH
(4) Cours de Michel Foucault au Collège de France sur la naissance de la biopolitique où il traite du néolibéralisme
N°1 :https://www.youtube.com/watch?v=U0c4bwrrwcw
N°2 :https://www.youtube.com/watch?v=60f1lFoE_4o
N°3 :https://www.youtube.com/watch?v=lRYKnQpiTKc
N°4 :https://www.youtube.com/watch?v=zdGO4gOnu5Y
N°5 :https://www.youtube.com/watch?v=Oyz3D3savbc
5) La doctrine sociale-libérale : aide-mémoire, par Geoffroy de Lagasnerie - http://bit.ly/1jNO0jk
6) Interview de Daniel Zomara à propos de son ouvrage sur Foucault et le néolibéralisme - http://bit.ly/1KuzOU6
(7) Un système fini face à une demande infinie, entretien avec Michel Foucault - http://1libertaire.free.fr/MFoucault276.html
(8) Entretien avec Foucault sur la raison d'état
http://1libertaire.free.fr/MFoucault170.html
9) Exclusion des personnes LGBT : coûts économiques et impact sur le développement en Inde (Onusida / Banque mondiale) http://bit.ly/1LhRPrt
REFERENCES DU TABLEAU COMPARATIF USA/SUEDE :
(a) Indice de la perception de la corruption (Transparency International) :
http://bit.ly/1Mipdis
(b) Indice de la liberté d'entreprendre (Fondation Heritage) :
http://www.heritage.org/index/ranking
(c ) Dépenses militaires (en % du PIB) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1jeJYjs
(d) Recherche et développement (en % du PIB) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1Op63rh
(e) Aide publique au développement (en % du PIB) (OCDE) : http://bit.ly/1mRGp2h
(f) Dette du gouvernement central (en % du PIB) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1G0Y2rb
(g) Dépenses de santé (en % du PIB) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1jRTAkN
(h) Emissions de CO2 par habitant et par an (en t) (Banque Mondiale) : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/EN.ATM.CO2E.PC
(i) Prévalence de l'obésité dans le monde (Health Intelligence) http://bit.ly/1aSJlrr
(j) Coefficient de Gini (OCDE) : http://bit.ly/1LpSzqc
(k) Taux de chômage (en % de la population active) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1L2Gkm9
(l) PIB par habitant (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1sDtX8t
(m) Taux de syndicalisme (OCDE) : http://bit.ly/1RwPwBL
(n) Droit des femmes (Global Gender Gap Index): http://bit.ly/1wDdjqT
(o) Population carcérale (ICPS) : http://bit.ly/1L9QAXO
(p) Taux d'homicide (UNODC) : http://www.unodc.org/gsh/en/data.html
(q) Espérance de vie à la naissance (H&F) (Banque Mondiale) : http://bit.ly/1KTgzrJ
(r) Taux de prévalence du Vih : http://www.unaids.org/fr/regionscountries/countries
(s) Indice de liberté individuelle (Fraser Institute) : http://bit.ly/1Q7lSSs
(t) Indice de liberté de la presse (Reporters Sans Frontières)
https://rsf.org/index2014/fr-index2014.php