De la condition de l’inégalité dans la recherche ethnographique
La majeure partie de la recherche ethnographique africaniste, toutes disciplines confondues, repose sur des rencontres soit planifiées, soit prévisibles ou encore dues à un heureux hasard, et dans tous les cas sur la construction de relations personnelles entretenues, parfois intenses. Selon le sujet de recherche, ces relations se situent au-delà de ce qui aura été rendu possible ou non par les autorités postcoloniales, en revanche toujours bien au sein même de l’inégalité.
Dans les parages de notre hôtel cinq étoiles, nous entendons un coup de sifflet rappeler à l’ordre un jeune garçon sénégalais qui s’apprête à traverser ce bout de plage publique annexé et contrôlé par le Senghor Beach Spa*, l’hôtel de luxe où a lieu une conférence à laquelle nous participons. Intrigués par cet incident, nous approchons le gardien. Nous ne tardons pas à comprendre qu’Omar*, revêtu à l’instar de ses collègues de brigade d’un treillis à la façon des tirailleurs sénégalais et non armé, n’est qu’une potiche nécessaire à l’ambiance. Avides de toute occasion d’échapper à l’atmosphère climatisée, stérilisant jusqu’à notre perception du lieu, nous reprenons la conversation avec Omar les soirs suivants. « Moi aussi, j’en ai besoin pour garder des choses », confie Omar. A lui aussi, il lui en faut. Il tient à en prendre soin. Nous saurons bientôt de quoi il s’agit, à quel type de ressources mutuelles nous correspondons.
Mus par l’intention de l’aider à tenir ses douze prochaines heures de gardien de nuit, mais dubitatifs quant à la portée de notre geste, nous lui proposons une part du gâteau provenant du buffet surabondant réservé aux hôtes de l’hôtel. Omar accepte sans hésiter. Et d’autant plus volontiers que le personnel se voit attribuer une pitance qui lui sera déduite de ses revenus, au demeurant un honoraire exempt de contrat, insuffisant pour nourrir une famille.
Du poste d’Omar où nous nous tenons, les yeux tournés vers une plage soigneusement peignée, bordée par l’océan étale dans le crépuscule, nous entendons en fond sonore, en version keyboard, «Yesterday» suivi de « I will always love you » chantée par Whitney Houston. Ces airs s’immiscent dans les souvenirs d’Omar. Sa narration fait cas de bien d’autres pertes, de tribulations et d’adversités qui se conjuguent différemment ici et en Casamance, sa région d’origine. Ce passé qui ne passe pas, ce présent auquel il ne peut échapper et qui pourtant lui échappe et dont l’avenir est incertain. «Tout ça là, ça fait mal, très, très mal.»
La vie des classes moyennes est basée sur des certitudes, remarquait récemment, dans le quotidien allemand Sueddeutsche Zeitung (Neshitov 2015), Ntone Edjabe, éditeur du magazine panafricaniste Chimurenga. Dialoguer avec des gens venant de ce monde sûr reviendrait presque à y être. Un moment fort du destin que les autres gardiens, ses collègues et son chef de poste, ne semblent pas vouloir lui accorder. La bonne fortune d’Omar est d’ailleurs de plus en plus souvent interrompue par les va-et-vient et des interventions répétées ainsi que par les appels radio. De l’envie déguisée, confie Omar. Nous lui proposons de le quitter, les risques de réprimande, voire de représailles (comme peut-être une suspension de salaire) augmentant. « Y a pas de problème », nous affirme Omar, déjà passablement désemparé. En effet, tout dépend de savoir si l’initiative du contact émane de l’hôte ou bien de la « potiche ». Finalement, cet élément du décor se mettra à parler, à entrer en relation, à être une véritablement personne.
« L’Européen, c’est d’abord un demi-dieu », se gausse Omar. Nous commençons à saisir la portée de l’ambivalence de notre première approche, de la signification qu’accorde Omar à notre affabilité apparemment inhabituelle, de ses attentes croissantes, si peu réalistes. La musique s’est tue et les crabes continuent de danser au murmure des vagues.
La dérision a fait place à la vérité inéluctable : « Quand on est avec vous, on arrive vite à pouvoir être un tout petit quelque chose, peut-être. » Etre à notre contact est donc susceptible de le doter d’une existence propre. Il donnera la préférence à la chercheuse blanche plutôt qu’à son collègue pas si blanc, mais pourtant identifié comme frère parce que musulman comme lui, histoire de calmer sa douleur d’être pas si humain. L’homme noir, hétérosexuel réifié, cherche à atteindre son intégrité et sa plénitude en désirant la femme blanche.
“De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être tout à coup blanc. Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc. Or (…) qui peut le faire, sinon la Blanche? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc. Je suis un Blanc. Son amour m’ouvre l’illustre couloir qui mène à la prégnance totale… J’épouse la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche. Dans ses seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes.” (Fanon 2011: 111)
Une sculpture de bois représentant une femme blanche accroupie enlacée et pénétrée par un homme noir, ce cadeau d’adieu d’Omar nous rappelle le caractère farouche de son espérance nourrie par son imagination et témoigne surtout de la violence persistante du harcèlement inégalitaire. La peur au fond des yeux, il nous supplie de ne pas partir sans avoir changé sa vie. «Ne me jetez pas comme ça, je vous en prie… J’ai très peur. » La cruauté de la situation est imminente, ses larmes coulent. Une amère déception s’abat sur nous trois ; notre rencontre sera ensevelie sous une ultime demande, une demande d’argent : nous nous exécutons en lui remettant un billet de 50 euros. Puis nous nous en allons, tout secoués, le laissant effondré.
Ces faits inéluctables, prémisses d’une inégalité fatale, tels que nous les avons vécus lors de notre séjour au Senghor Beach Spa, représentent un exemple certes exacerbé mais typique des possibles ou non de la pratique d’une science sociale fondée sur la rencontre de personnes noires d’origine africaine, issues d’un milieu déshérité, et de chercheurs non noirs venant d’une région du monde et d’un milieu favorisés.
Si l’on peut effectuer avec succès une demande officielle de recherche (qui consistera souvent seulement en l’obtention d’un visa, ce qui implique une certaine appréciation de la souveraineté postcoloniale du pays en question), il n’en reste pas moins vrai qu’il ne s’agit là que d’une variante permettant de faire de la recherche de terrain. Plus précisément encore, il faut tenir compte du fait que le véritable enjeu du combat continu pour surmonter le caractère postcolonial lié à la présence de ce chercheur réside dans la rencontre même, afin de produire du savoir exempt de tout présupposé aliénant. Collecter des données à travers l’observation et la conversation peut être empêché sans une autorisation institutionnelle ; ne pas pouvoir accéder à un sentiment partagé de compréhension approfondie n’est pas un moindre défi non plus. La majeure partie de la recherche ethnographique africaniste, toutes disciplines confondues, repose sur des rencontres soit planifiées, soit prévisibles ou encore dues à un heureux hasard, et dans tous les cas sur la construction de relations personnelles entretenues, parfois intenses. Selon le sujet de recherche, ces relations se situent au-delà de ce qui aura été rendu possible ou non par les autorités postcoloniales, en revanche toujours bien au sein même de l’inégalité.
Cette inégalité persistant à travers la perception d’une différence qualitative de la valeur de soi-même et d’autrui est le principe même qui conduit, tout en la confortant, à une organisation sociale d’accès à certains lieux et infrastructures, et donc de ressources, axée de façon binaire autour du privilège et de la privation. La plupart du temps, lors des recherches de terrain, la rencontre a lieu par défaut de façon asymétrique, le privilège résidant pour le chercheur blanc ou non-noir venant d’ailleurs, tandis que la privation colle à la peau du participant local noir ou de couleur. N’y aurait-il pas là, dans le contexte de sociétés africaines, une explication au poids successif, d’une part, des décennies d’un racisme justifié par la raison d’Etat et, d’autre part, des siècles de brutalité du fait de l’interaction coloniale ? Les rencontres consécutives et l’éventuelle relation qui s’ensuivra tourne autour de ces positionnements historiques. Il peut donc sembler paradoxal que cette suprématie soit perçue de façon exacerbée malgré une tentative d’approche s’effectuant dans un échange régulier.
Même si l’interlocuteur, en réponse à la volonté du chercheur d’effacer une disparité visible et tangible, feint superbement d’ignorer cette situation, même si les deux parties ont établi d’un commun accord une activité partagée, selon certains préceptes méthodologiques, et même si dans le bavardage initial on peut sporadiquement entrevoir une esquisse d’entretien découlant d’efforts mutuels susceptible d’estomper les obstacles où, dans un moment magique, se dessinent de part et d’autre de nouveaux horizons imaginaires ; même si ainsi tout cela est acquis, la différence en tant qu’inégalité, aussi bien conceptuelle que matérielle, garde son caractère pernicieux. L’asymétrie apparemment immuable, concrétisée par les besoins et les urgences, engendre un clivage par rapport au sens attribué à la rencontre, une divergence perçue dans l’interprétation de la ressource qu’est la rencontre. Aussi, cette asymétrie requiert-t-elle beaucoup d’énergie lors de la négociation conséquente fixant les échanges. Ainsi la rencontre sera-t-elle vite réduite à un expédient face à des attentes respectivement figées. Cela mène à une altération de la compréhension mutuelle et probablement aussi, la recherche n’y échappant pas non plus, à des connaissances non valables. Fragiles et précieuses sont les possibilités puisées dans la prise de contact, les tâtonnements qui devraient permettre de saisir l’être et l’agir dans un monde divers où il faudra savoir distinguer les masques des visages.
Malgré ou en raison de toutes les meilleures intentions, le chercheur non-noir venant d’un ailleurs blanc et riche risque de déclencher, renforcer, voire trahir les attentes et par là toute une gamme d’émotions. Souvent l’attitude affable et respectueuse du chercheur provoque des circonvolutions illusoires avant un rejet dans le positionnement délicat distinguant privilège et privation, avant de se résoudre, l’un à rejeter résolument, l’autre à être douloureusement renvoyé à ses aspirations déçues. Or, abandonner tout espoir sans réitérer l’opportunité d’un contact avec le chercheur blanc ne peut être une alternative.
Ce n’en est pas une non plus, pour le chercheur blanc, que de s’isoler et de relâcher l’attention ; sensible au rôle ignominieux joué par les milieux universitaires lors de projets coloniaux et postcoloniaux, il comprend que son accomplissement se fera par la poursuite de la rencontre. Renoncer à aller à la rencontre l’un de l’autre et par là à apprendre à se connaître n’est pas envisageable, à moins de dénier à la nature humaine ces qualités essentielles que sont la sociabilité, la curiosité et la mobilité.
Cependant, ce déni, tout comme le fait que, bien que tributaires les uns des autres, certes de façon inégale, nous en restions séparés, participe de la nature même de l’Etat et de celle de la politique internationale (cf. Rosière / Jones 2012). Aller à la rencontre de l’autre, apprendre à le connaître et travailler avec lui, ou par quelque autre biais échanger, dans une attitude de respect, est pour la majorité de l’humanité une gageure troublante, dangereuse, voire fatale. Pour l’ethnographe circonspect, cela équivaut à éviter tout positionnement de privilège, en tenant compte de son corollaire de privation.
« Vous êtes chercheur et non touriste. Ne vous comportez pas comme un touriste. » Cette recommandation de Keguro Macharia (2015) à l’intention des visiteurs scientifiques venant d’un ailleurs blanc et riche, dans certains contextes sociaux africains, peut être appliquée tant aux lieux de séjour, aux infrastructures utilisées qu’à la façon dont on s’engage dans des relations personnelles « sur le terrain ». L’intérêt suscité pour une personne selon l’opportunité incitant à privilégier un engagement sporadique dans des relations bien souvent négligées au cours de la progression du voyage scientifique, voire l’oubli catalysé par la distance, ne sont pas nécessairement une preuve d’indifférence ou de mépris, d’un confortable désengagement ou de repli dans l’innocence de l’ignorance et le luxe de l’arrogance.
Tout ceci ne peut être aussi que l’expression d’une paradoxale impuissance du chercheur, dès lors qu’il cherche à dompter sa situation de privilégié et à amortir ce choc entre deux mondes, le choc étant la hideuse partie intégrante de toute rencontre. Les échecs concomitants ne peuvent être attribués uniquement à un comportement individuel qui ne correspondrait pas à des codes d’éthique universitaires ou autres, quand le scientifique se trouve coincé dans un dilemme injustement estampillé éthique. Se passer de ces prémisses d’inégalité devrait représenter plutôt une tentative collective et politique, laquelle poserait les jalons esquissés plus haut : comment l’inégalité façonne-t-elle les rencontres « sur le terrain » ? Quelle est la place de l’intervention de l’inégalité dans la recherche dans la mesure où elle dresse des barrages ? Et comment faire face à ces paramètres ? Le fait de partager les réponses à ces questions et l’effort tant scientifique que personnel effectué au cours de ce processus finira par nous amener à des espaces durables de rencontres libérées au service du savoir de tous pour tous.
Aujourd’hui, Omar a quitté son emploi de gardien de plage. Il travaille en tant que journalier dans le bâtiment, sur des chantiers de promoteurs sénégalais expatriés. Les sommes allouées ne lui suffisant pas pour vivre, désormais, nos virements, tout problématiques qu’ils soient, lui permettent des fins de mois moins rudes. Notre mise en garde contre l’idée fixe, mue par la nécessité et fort répandue parmi ses compatriotes, de partir pour les côtes libyennes (cf. Mathieu 2015) aura ainsi été prise en compte. Ainsi un visa peut-il correspondre à une autorisation de séjour de recherche, tout comme il peut être un sésame pour entrevoir toute l’étendue de ses impossibilités.
* Des pseudonymes ont été utilisés à la place des noms et places dans cet article.
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** Olivia Klimm est étudiante Ph.D. au Département d’Anthropologie sociale et culturelle, Université de Freiburg, Allemagne ; Dr Shahadat Hossain est un urbaniste avec un focus sur les pays dits en voie de développement (en particulier de Dhaka et Dar es Salaam)
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REFERENCES :
- Fanon, Frantz (2011) [1952]: Peau noire, masques blancs. Œuvres. Paris: La Découverte: 69-251.
- Macharia, Keguro (2015): Visiting Africa: A short guide for researchers. Pambazuka News, 25 février 2015, http://www.pambazuka.net/en/category.php/comment/94046 (dernier accès le 7 mai 2015).
- Mathieu, Olivier (2015): Chaos libyen, crises, euro et météo: pourquoi l’immigration en Méditerranée est devenue un drame global. Jeune Afrique, 21 avril 2015, http://bit.ly/1G3tejj (dernier accès le 7 mai 2015).
- Neshitov, Tim (2015): Ewige Flitterwochen mit der Zukunft. Unser Leben, hier und jetzt, was ist das eigentlich? Wie der panafrikanische Publizist Ntone Edjabe in Kapstadt die Rätsel des Kontinents ergründet. Süddeutsche Zeitung, 31 mars 2015.
- Rosière, Stéphane / Jones, Reece (2012): Teichopolitics: Re-considering Globalisation Through the Role of Walls and Fences. Geopolitics 17: 217-234.