Si les accords de libre-échange, promus et imposés par l’Ue aux pays du Sud, prennent des reliefs particuliers, en fonction des contextes nationaux, plusieurs caractéristiques générales communes s’en dégagent.
« Le commerce, c’est la guerre » nous dit Yash Tandon [1]. Mais alors, qu’en est-il de l’aide et du développement ? Et, puisque nous sommes ici au sein des institutions européennes, en cette année européenne du développement, qu’en est-il plus spécifiquement de la politique de coopération et de développement de l’Union européenne (Ue) ?
Celle-ci serait – nous disent les textes – cohérentes avec les autres politiques de l’Ue, et toutes convergeraient dans l’ambition d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement. En réalité, cette cohérence est basée sur un parti-pris idéologique, répété et imposé comme une évidence, et jamais interrogé ; à savoir que le marché, c’est la liberté, qu’il garantit la croissance, et que celle-ci est le moteur du développement. « Le commerce a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté au cours des dix dernières années », affirme ainsi la brochure de présentation de la Coopération internationale et du développement de la Commission européenne [2]. Dès lors, la contribution de la Commission à l’Agenda du développement post-2015 des Nations unies est tout indiqués : « Stimuler le marché pour éradiquer la pauvreté et promouvoir le développement durable », en assurant un environnement favorable au secteur privé et aux investissements [3].
Les commissaires changent, mais la ligne politique demeure. Karel De Gucht avait déclaré la guerre au protectionnisme. Cécilia Malmström, la nouvelle commissaire responsable du Commerce, dans sa présentation de la stratégie de la Commission, souligne « le principe général sous-jacent à la politique commerciale européenne » : « nous sommes tous dans une meilleure situation quand les marchés sont ouverts » [4]. Et ceux-ci sont « un élément vital du développement ». Sa vision est à l’opposé du spectre de Tandon, puisqu’elle affirme que « le commerce aide à propager la paix ». Dès lors, comme elle le dit si bien, «le principe est clair», et la seule question qui demeure est de savoir comment ouvrir ces marchés ?
Les accords européens de libre-échange et, plus particulièrement, les Accords de partenariat économique (Ape) sont la réponse à cette question. Et Malmström de noter ingénument qu’il faudra encore travailler pour renforcer la confiance de la population dans les politiques commerciales. En effet, rien à faire, malgré la cohérence lumineuse des politiques européennes et les lendemains qui chantent du libre-échange, les peuples restent obstinément réticents, incompréhensiblement hostiles aux termes de ces accords, qui, du Ttip (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) aux Ape, sont censés leur apporter bonheur et prospérité. Et le livre de Yash Tandon ne va pas les aider à avoir plus confiance en ces politiques commerciales...
Si les accords de libre-échange, promus et imposés par l’Ue aux pays du Sud, prennent des reliefs particuliers, en fonction des contextes nationaux, plusieurs caractéristiques générales communes s’en dégagent... J’en mentionnerai sept :
1 - La mise à mal de la souveraineté nationale et, plus encore, de la souveraineté populaire, en dépossédant les acteurs de leurs moyens d’action et de subsistance : forte baisse des recettes douanières, enlevant ainsi aux États une part de leurs revenus ; attaque directe contre l’agriculture, l’une des principales sources d’emplois dans le Sud ; instrumentalisation ou subordination des politiques nationales et des stratégies de développement des pays du Sud à l’arbitrage des instances financières internationales, des transnationales et des puissances du Nord.
2 - Le sabotage des efforts d’intégration régionale, de constitution de marchés régionaux, et, plus globalement, des dynamiques d’échanges économiques Sud-Sud. Ainsi, le Réseau des organisations paysannes et de producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), avec lequel travaille Solidarité socialiste, dénonce dans les Ape« un effet massif de détournement du commerce régional vers l’Europe » [5].
3 - Une concurrence déloyale. L’un des intérêts du livre de Tandon est de montrer que le libre-échange constitue un double discours. D’une part, il sert de paravent aux intérêts d’acteurs antagonistes, aux rapports de force inégaux et aux politiques interventionnistes et protectionnistes des États riches. D’autre part, il représente une arme contre les pays du Sud, pour leur imposer l’ouverture de leurs marchés et la dépendance aux prétendues lois naturelles de l’économie. Enfin, il fait de l’impuissance un mode de gouvernance, une forme commode de dédouanement, devant la soi-disant toute puissance d’un marché, qui est en réalité, l’institution la moins neutre et la plus politique de toutes.
4 - Une entrave considérable à la production, à la transformation et à la consommation des produits locaux, au profit des importations de produits européens subventionnés, principalement alimentaires et agricoles. Et le Roppa de parler, à propos de l’Ape signé en juillet 2014 par les États de l’Afrique de l’Ouest, du « plus grand dumping de notre histoire ».
5 - Le démantèlement des efforts des gouvernements du Sud pour faire émerger ou étendre la protection sociale, notamment l’accès aux soins de santé...
6 - L’enfermement des pays du Sud dans une division du travail de type néocolonial, où ils fournissent une main-d’œuvre et des matières premières très bon marché aux industries du Nord qui, en retour, en tirent le maximum de bénéfices et leur vendent des biens manufacturés au prix fort [6]. Tandon parle à ce propos de « guerre sur les ressources ». Un ensemble de plateformes d’Ong internationales a d’ailleurs appelé l’Ue à revoir sa relation avec l’Amérique latine et les Caraïbes, en se centrant sur l’égalité socio-économique et les droits humains plutôt que sur les intérêts des transnationales [7]. Cela démontre, si besoin était, que les accords de libre-échange sont principalement, sinon uniquement, avantageux pour l’Union européenne et qu’ils servent des intérêts bien particuliers. En témoigne encore tout récemment le refus de la Commission d’obliger les entreprises européennes à vérifier l’origine des minerais qu’elles exploitent ou traitent afin de s’assurer que ceux-ci ne sont pas des « minerais de sang » ; c’est-à-dire qu’ils n’alimentent pas les conflits et les violations des droits humains en Afrique des Grands lacs et ailleurs [8].
7 - Enfin, la criminalisation des mouvements sociaux. En mettant la priorité sur le cadre macro-économique, au détriment des droits sociaux, économiques et politiques, en dépolitisant des orientations stratégiques imposées, en augmentant les inégalités, et en accélérant l’accaparement des terres et de l’eau, l’extraction intensive de ressources naturelles, principalement destinées à l’exportation vers les pays du Nord, ces accords ont accru les conflits, tant en nombre qu’en intensité, tout en restreignant leur expression et en réprimant leur manifestation dans les faits. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la Colombie, qui a conclu un accord de libre-échange avec l’Ue en juin 2012, connaît depuis 2014 une augmentation considérable des attaques envers les défenseurs des droits humains (19 ont été assassinés au cours des trois premiers mois de cette année). De manière générale, les groupes paramilitaires et l’État sont responsables d’au moins 80% des agressions [9].
Mais le Nord/Sud qui se dessine à travers ces échanges et ces accords ne se réduit pas à sa dimension géopolitique et territoriale ; il se décline aussi en termes de rapports sociaux et de projets politiques. Ainsi, il serait faux d’imaginer que tous les gouvernements du Sud seraient des États anti-impérialistes, acculés à signer ces accords de libre-échange, qui leur empêcheraient de mettre en œuvre leurs politiques de développement et d’émancipation. En réalité, nombre d’entre eux partagent les présupposés néolibéraux, sont étroitement liés à la classe des affaires de leurs propres pays, et tirent profit de ces accords pour asseoir et étendre leurs pouvoirs.
De même, la dépossession de nos moyens d’action, le transfert de souveraineté vers les acteurs financiers et économiques, la mise à mal de nos mécanismes de protection sociale [10], la criminalisation des grèves et de la contestation sociale ne constituent pas des cas lointains et exotiques, mais une réalité toujours plus actuelle, agressive au Sud comme au Nord. C’est la combinaison de ces rapports territoriaux, sociaux et politiques, qui explique la poursuite de ces politiques néolibérales malgré l’échec patent de ces trois dernières décennies, car cet échec, pour l’écrasante majorité des peuples, n’est que le versant « malheureux » du formidable succès de ces politiques, en termes d’accumulation de richesses, pour une infime minorité.
Alors, pour revenir à ma question de départ, quels liens entre commerce et développement au sein des politiques européennes ? Il y a bien une cohérence. Mais verticale : toutes les politiques sont subordonnées au dogme de l’ouverture des marchés, d’où doivent naturellement découler la croissance, le développement et le bien-être. Dans cette optique, le développement est fonctionnel par rapport aux réformes néolibérales, et doit servir, au mieux, comme amortisseur aux chocs de la stratégie économique suivie, au pire, comme « privatisation par voie d’Ong » [11].
Quelques jours après la journée mondiale des luttes paysannes (le 17 avril) et celle contre les traités de libre-échange (le 18 avril), auxquelles nombre de mouvements sociaux du Sud et du Nord ont participé, indépendamment des désaccords que l’on peut avoir sur tel ou tel point du livre de Tandon, nous ne pouvons que le rejoindre dans son invitation à décoloniser le développement et à rappeler que celui-ci est aussi et surtout affaire de transformations sociales et économiques. Pour cela, il nous faut défaire le nœud qui lie développement et dépendance, renverser les politiques européennes, et inventer, avec les acteurs du Sud, une autre cohérence, basée sur l’égalité et la solidarité, car nous avons tous moins besoin d’aide que de changement.
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** Texte complet de l’intervention de Frédéric Thomas du Cetri lors de la séance de présentation de l’ouvrage de Yash Tandon « Le commerce, c’est la guerre », au Parlement européen, jeudi 23 avril 2015, en présence de l’Euro députée Marie Arena (S&D) et en collaboration avec l’Ong Solidarité Socialiste et le Cetim.
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NOTES
1] Yash Tandon, Le commerce, c’est la guerre, Genève, 2015, Cetim.
2] Commission européenne, Comprendre les politiques de l’Union européenne. Coopération internationale et développement, novembre 2014. Lire également Le consensus européen pour le développement. Résumé, http://bit.ly/1FtOpiH
3] Communication from the Commission to the european Parliament, the Council, the European economic and social committee and the Committee of the regions. A global partnership for poverty eradication and sustainable development after 2015, 05/02/2015, http://bit.ly/1GD27Bp
4] Cecilia Malmström, « The Commission’s future trade strategy », discours du 23 mars 2015, http://bit.ly/1GLaCGU Tous les extraits proviennent de ce discours.
5] Roppa, Position du Roppa sur la signature des Ape, http://bit.ly/1A9V3og
6] Eurolat, El comercio de materias primas entre la Unión Europea y América Latina, 29 mars 2014, http://bit.ly/1J6mgNF
7] Comunicado de prensa, « UE necesita repensar su relación con América Latina y el Caribe », Bruxelles, 19 mars 2015, http://bit.ly/1FtOSkO
8] Lire à ce sujet la déclaration d’un ensemble d’organisations de la société civile : http://bit.ly/1GrPKCK
9] Voir http://bit.ly/1GAS8K7 et http://bit.ly/1bz3jrL
10] Pour ne prendre qu’un seul exemple récent, le Collège intermutualiste national, qui regroupe les 5 unions mutualistes belges, a sorti un communiqué s’inquiétant de la menace de l’accord de libre-échange en cours de négociation entre les États-Unis et l’UE pour notre système de soins de santé. Lire http://on.fb.me/1y6a8Gn
11] David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, 2014, Les prairies ordinaires.
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