C’est une première véritable victoire incontestable qui vient d’être obtenue au Burkina, dans la justice pour Sankara. Les campagnes qui se sont succédé, la ténacité et la vigilance de la famille et le combat judiciaire acharné des avocats y sont bien sûr un peu pour quelque chose. Mais c’est au peuple burkinabè que revient cette première victoire, car c’est bien l’insurrection qui a débloqué ce dossier. Suffira-t-elle à le débloquer aussi en France et aux Etats-Unis ? Rien n’est moins sûr.
La nouvelle nous est parvenue le 25 mars 2015. Mais l’affaire Sankara n’en est pas à sa première péripétie. La première procédure avait en effet été lancée en 1997. Nous allons tenter ci-dessous d’apporter des éclaircissements et d’évaluer la portée de cette nouvelle.
« Nous avons eu la confirmation de ce que le dossier Thomas Sankara est désormais entre les mains d’un cabinet d’instruction au sein du tribunal militaire » a déclaré maître Bénéwendé Sankara, le 24 mars dernier, un des avocats de la famille Sankara, à la sortie d’une audience auprès du président de la Transition, Michel Kafando. Ce que lui avait déjà annoncé la ministre de la Justice, Joséphine Ouedraogo, dont on attend beaucoup du fait qu’elle fut ministre pendant la Révolution. Une nouvelle annoncée la veille de l’ouverture des Etats généraux de la justice qui doivent mettre à plat les problèmes de la justice et proposer des réformes. Comme pour annoncer que ces Etats généraux, ne seront pas une réunion de plus pour rien, mais bien un moment de refondation de la justice, une des revendications phares de l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014.
Dès les premiers jours de la transition, le lieutenant-colonel Issac Zida, d’abord président puis Premier ministre avait annoncé publiquement sa volonté de rouvrir certains dossiers, dont celui de l’assassinat de Thomas Sankara. Une déclaration qui n’avait pas manqué d’étonner, car selon les informations qui circulaient alors, sa nomination aurait été l’œuvre de manœuvres du général Diendéré, ancien chef du régiment de sécurité présidentielle (Rsp), puis chef d’Etat-major particulier de l’ancien président Blaise Compaoré, véritable numéro deux du régime, mais aussi véritable patron de la sécurité intérieure et extérieure du pays.
Depuis Issac Zida, qui était numéro 2 du Rsp, a voulu, semble-t-il, donner plusieurs fois des signes de sa volonté de se libérer de cette tutelle. A à tel point que des éléments du Rsp ont empêché, par deux fois, la tenue d’un Conseil des ministres pour faire aboutir leurs revendications, parmi lesquelles notamment la démission d’Issac Zida. Si cette démission n’a pas eu lieu, ils ont par contre obtenu la nomination de deux proches de Blaise Compaoré à des postes clés du régime (voir http://bit.ly/19FFVrb), ce qui ne manque pas d’inquiéter.
De son côté le Président Kafando a plusieurs fois déclaré que le gouvernement passerait outre la justice et qu’en accord avec la famille, le gouvernement autorisera et financera l’exhumation des corps enterrés au lieu-dit de la tombe de Thomas Sankara au cimetière de Dagnoen. Sauf que la famille a plusieurs fois déclaré qu’elle n’avait pas été vraiment informée directement, profitant de l’occasion pour rappeler que, outre le fait de vérifier que Thomas Sankara était bien enterré à cet endroit, il lui importait surtout de connaitre la vérité et que la justice joue son rôle.
PAR-DELA LES INSUFFISANCES DE COMMUNICATION, QUELQUES PRECISIONS
Nous reviendrons plus bas sur l’historique de l’affaire Sankara. La dernière procédure lancée par les avocats de la famille remonte à 2010. Elle était toujours en cours en appel.
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Selon maître Ambroise Farama, un des avocats de la famille : « Le 23 mars 1998, le juge d’instruction Kambire P. Alexis, a rendu une ordonnance contraire aux réquisitions du parquet et a ordonné qu’il y a lieu d’informer contre X pour assassinat de Thomas Isidore Noel Sankara et pour faux en écriture publique… La chambre d’accusation, dans un arrêt rendu le 26 janvier 2000, a infirmé l’ordonnance du juge et déclaré les juridictions de droit commun incompétentes. Autrement, pour la chambre d’accusation, la poursuite ne pouvait être faite que devant le Tribunal militaire. »
Or l’affaire a été suspendue au lieu d’être alors déférée devant un Tribunal militaire. Il revenait au ministre de la Défense de donner un ordre de poursuite au procureur du Tribunal militaire, ce qui n’a pas été fait depuis tout ce temps, par aucun ministre de la Défense. Précisons que Blaise Compoaré était alors lui-même ministre de la Défense. Le Tribunal militaire a en effet compétence dans le cas où les faits jugés se sont déroulés dans une enceinte militaire.
Après de multiples blocages, selon Ambroise Farama, « nous avons introduit en 2010 une autre demande auprès du Tgi (Tribunal de grande instance), afin qu’il ordonne une expertise sur les restes supposés de Thomas Sankara. Bien entendu cette expertise ne peut être faite qu’après exhumation ! Donc on a demandé à pouvoir faire un test Adn, mais nous avons recherché ici une décision judiciaire afin que l’expertise puisse être faite sous un contrôle judiciaire. Il appartenait donc au tribunal de désigner l’expert, de définir les missions de l’expertise, et là encore le Tgi s’est déclaré incompétent. Nous avons relevé appel et ce dossier est pendant devant la cour d’appel. » (voir http://www.thomassankara.net/spip.php?article1747)
Dans le compte rendu du Conseil des ministres du 4 mars 2015, on peut lire : «Le troisième rapport est relatif à un décret portant autorisation d’exhumation et d’expertises des restes du président Thomas Isidore Noël Sankara. L’adoption de ce décret permet aux ayants droit de feu Thomas Isidore Noël Sankara, président du Faso du 4 août 1983 au 15 octobre 1987, d’ouvrir la tombe supposée contenir son corps et de faire procéder à toutes expertises nécessaires à l’identification ». De son côté, le gouvernement avait plusieurs fois annoncé qu’il prendrait en charge les frais d’exhumation. Par ailleurs, pour aller de l’avant, il a été demandé aux avocats qu’ils se désistent de l’appel en cours, ce qu’ils ont fini par accepter.
A ce stade les déclarations étaient encore insuffisantes. Or pour Me Farama, il suffisait « tout simplement au ministre de la Défense de donner l’ordre de poursuite, que le tribunal militaire soit saisi, et c’est au juge d’instruction qui aura en charge le dossier de faire procéder à l’exhumation et aux expertises nécessaires ». C'est bien ce qui a été fait depuis.
En annonçant aux avocats que le dossier avait été confié à un cabinet d’instruction au sein du tribunal militaire, la ministre de la justice puis le président mettaient fin aux tergiversations et satisfaisaient les avocats de la famille Sankara.
JUSQU’OU IRA LE TRIBUNAL MILITAIRE ?
On sait désormais que l’exhumation se fera en présence d’un juge militaire, dont le nom est à ce jour inconnu et dans le cadre d’une instruction. Plusieurs questions restent en suspens cependant.
Au sein de l’armée, ce juge pourra-t-il remettre en cause le caractère d’enceinte militaire de l’Entente qui abritait les réunions du Conseil national de la révolution, mais aussi le cantonnement de nombreux services de sécurité ? En transmettant le dossier au Tribunal militaire, le gouvernement a finalement tranché la question. Nous l’espérons en tout cas.
Mais d’autres questions nous interpellent. Le premier à être interrogé, si une enquête s’ouvre, ne doit-il pas être le général Diendéré le chef du commando qui a assassiné Thomas Sankara ? Or on a assisté à un début d’affrontement entre Diendéré et Zida. Par exemple, le Conseil des ministres, reporté le 4 février, était celui qui devait alors déjà adopter le décret finalement pris le 4 mars. Nous sommes longuement revenus sur le passé pour le moins sulfureux du général Gilbert Diendéré, de cet homme d’apparence affable, dont la main ne semble pas trembler lorsqu’il s’agit d’exécuter de basses manœuvres (voir http://bit.ly/1BMx5jm) bénéficiant du soutien probable de la France et des Usa. S’il n’a pas quitté le pays, c’est bien qu’il dispose de forces capables de le soutenir mais aussi de capacités de nuisance apparemment intactes. Qui peut croire qu’il ne tentera pas d’intimider le juge d’instruction militaire s’il n’est pas empêché de nuire ?
Par ailleurs quand on sait que les corps ont été enterrés en 1987, un témoin l’a déjà raconté (voir http://thomassankara.net/spip.php?article470 ) si tant est qu’ils sont bien restés à cet endroit, la justice mettra-t-elle les moyens financiers suffisants, mais aussi d’expertise pour aller au bout de la reconnaissance des corps présents à cet endroit ?
LE COMPLOT INTERNATIONAL POURRAIT-T-IL ETRE DEMELE A OUAGADOUGOU ?
Plusieurs témoignages renforcent l’hypothèse d’un complot international (voir http://thomassankara.net/spip.php?article805) A titre d’exemple, citons juste un extrait : « Le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la Cia à l’ambassade des Etats Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française, eux ont pris les décisions les plus importantes », déclare Cyril Allen, ex-chef du parti de Taylor au Libéria, et ex-président de la compagnie pétrolière nationale, dans un documentaire diffusé sur la télé publique italienne Rai3 en 2009 (voir d’autres témoignages de ce documentaire à http://thomassankara.net/spip.php?article794)
Il faudrait que les Usa et la France, pour ne citer que ces deux pays, acceptent de collaborer, d’ouvrir leurs archives, mais aussi de participer financièrement aux enquêtes, voire, pourquoi pas, de nommer aussi des juges d’instruction. Mais aux Usa, personne n’a cru bon d’interpeller le gouvernement pour lui demander des éclaircissements. En France les députés du Front de gauche et d’Europe Ecologie les Verts, sensibilisés sur la question par le réseau international « Justice pour Sankara, justice pour l‘Afrique » (voir http://thomassankara.net/spip.php?article866), ont déjà demandé par deux fois l’ouverture d’une enquête parlementaire sur l’assassinat de Thomas Sankara, mais cette demande n’a toujours pas été mise à l’ordre du jour.
LA RECHERCHE DE LA VERITE, UN LENT TRAVAIL D’INVESTIGATION DOUBLE DE CAMPAGNES INTERNATIONALES MILITANTES
L’assassinat de Thomas Sankara le 15 octobre 1987, n’a jamais été vraiment élucidé. Les premiers éléments d’information proviennent du journaliste Sennen Andriamirado, qui a enquêté sur place. S’il parle ouvertement de complot dans ses articles publiés peu après l’assassinat, il semble revenir sur ces affirmations dans le livre enquête qu’il a publié, en 1989 au éditions Japress, intitulé « Il s’appelait Sankara » (voir http://www.thomassankara.net/spip.php?article230) Sennen Andriamirado est mort peu après d’une grave maladie, mais il semble qu’il ait eu pas mal de problèmes à cette époque avec la direction de Jeune Afrique, suspecté régulièrement de liens avec la Françafrique.
Il faudra attendre octobre 2004 pour que le journaliste burkinabè Cheriff Sy, publie, sous un pseudonyme, une première version d’une investigation livrant les initiales des noms du commando ayant assassiné Thomas Sankara. Cheriff Sy avait créé le premier journal se permettant de parler ouvertement de Thomas Sankara au Burkina. Il est actuellement président du Conseil national de transition, issu de l’insurrection qui fait office d’Assemblée nationale jusqu’aux élections prévues en octobre 2015. Un des avocats de la famille Sankara publiera, quelques temps après, les noms dissimulés derrière les initiales, tous militaires du Rsp, alors commandé par Gilbert Diendéré.
Depuis, des témoignages sont venus renforcer la thèse d’un complot international, impliquant selon les cas, Charles Taylor et ses amis, la Libye, la Côte d’Ivoire, le Togo, la France et les Etats-Unis (voir notamment l’article intitulé Que sait-on de l’assassinat de Thomas Sankara à http://www.thomassankara.net/spip.php?article805 . Mais rien n’est encore acquis. Une enquête devrait confronter ces témoignages avec d’autres témoins vivants.
Une première campagne avait d’abord été lancée par le Comité international justice pour Sankara (Cijs), notamment pour interpeller l’Onu et tenter de faire pression sur le gouvernement burkinabè. Le dossier semblait bloqué au Burkina. En avril 2006, le Comité des Droits de l’homme de l’Onu, donnait raison aux plaignants et demandait à l’Etat burkinabè d’élucider l’assassinat de Thomas Sankara, de fournir à la famille les moyens d’une justice impartiale, de rectifier son certificat de décès, de prouver le lieu de son enterrement, de compenser la famille pour le traumatisme subi, et de divulguer publiquement la décision du comité. Mais le 21 avril 2008, le Comité des Droits de l’homme de l’Onu, en contradiction totale avec la décision précédente a clos le dossier sans qu’une enquête n’ait été diligentée.
C’est à cette époque qu’a émergé le réseau international « Justice pour Sankara justice pour l’Afrique » en lançant une pétition en cinq langues (voir à http://thomassankara.net/spip.php?article866) pour demander une enquête indépendante, déjà signé à plus de 14 000 exemplaires. Il a organisé de nombreuses réunions publiques dans différents pays pour informer des tenants et aboutissants de l’assassinat du président Thomas. Deux conférences de presse ont déjà eu lieu au sein de l’assemblée nationale française, avec l’association Survie, (voir la dernière le 13 février 2013 à http://thomassankara.net/spip.php?article1460) mais aussi au Burkina Faso (voir le compte rendu de la dernière à www.thomassankara.net/spip.php?article1743)
La toute dernière à Ouagadougou, le 7 mars 2015, organisée en concertation avec les avocats de la famille, le Balai citoyen, des artistes et un député du Conseil national de transition (Cnt) avait pour objet de profiter de la tenue du Fespaco (Festival parafricain du cinéma de Ouagadougou), pour informer les journalistes qu'une lettre était en cours de signature, parmi les députés du Cnt, afin de demander aux députés français de mettre enfin cette demande d'enquête parlementaire à l'ordre du jour.
UN PREMIER SUCCES MAIS LE CHEMIN SERA LONG VERS LA VERITE
Mis en perspective, c’est une première véritable victoire incontestable qui vient d’être obtenue au Burkina. Les campagnes qui se sont succédé, la ténacité et la vigilance de la famille et le combat judiciaire acharné qu’ont entamé les avocats y sont bien sûr un peu pour quelque chose. Mais c’est au peuple burkinabè que revient cette première victoire, car c’est bien l’insurrection qui a débloqué ce dossier. Suffira-t-elle à le débloquer aussi en France et aux Etats-Unis ? Rien n’est moins sûr. C’est pourquoi les pressions et les campagnes doivent s’amplifier.
Le chemin sera encore long pour que toute la vérité émerge, dans toutes ses composantes. Certains analystes pointent cet assassinat comme la création de l’alliance hétéroclite, France, Libye, Côte d’Ivoire, Charles Taylor, Blaise Compaoré Gilbert Diendéré qui lancera la guerre au Libéria. D’autres évoquent le danger que représentait Thomas Sankara dans la région, dont l’exemple d’intégrité et les premiers succès pouvaient déstabiliser les régimes soutenus par les occidentaux. On comprend que les pays concernés ne soient pas pressés d’ouvrir leurs archives ou de reconnaître leurs agissements de l’époque. Mais c’est leur devoir de le faire, par respect pour leurs propres citoyens, en ont-ils encore, mais aussi pour les peuples du Burkina et des autres pays africains qui ont fait de Thomas Sankara, la lumière qui éclaire le chemin vers le possible et la grandeur du continent.
PS : Pour approfondir, une rubrique du site thomassankara.net accessible à http://www.thomassankara.net/spip.php?rubrique55, est entièrement consacrée à "l'affaire Thomas Sankara" et contient des dizaines d'articles et documents.
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** Bruno Jaffré anime un site consacré à Thomas Sankara
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