L’exemple du Sénégal sous Wade et que semble confirmer la situation actuelle du Burkina Faso, c’est la grande efficacité de la dissidence comme moyen d’action politique citoyenne, lorsque les instruments classiques comme le dialogue et les manifestations publiques ne fonctionnent plus. Il ne s’agit pas ici de dissidence-révolte, mais d’une dissidence authentique qui ouvre la voie vers une vraie démocratie citoyenne et participative.
SORTIR DE LA MINORITÉ POLITIQUE
Le Burkina Faso, après plus d’un demi-siècle d’errance politique, serait-il sur le point d’en finir avec le cercle vicieux des coups d’États pour venir renforcer le mouvement en cours, dans la vie politique africaine, qui verra de plus en plus l’implication courageuse des élites politiques, de la société civile et de la rue dans les grandes décisions affectant l’existence de la nation toute entière. Un mouvement qui, il faut l’espérer dans le cas du Burkina Faso, sera assez dissuasif pour décourager de futurs candidats à la confiscation du pouvoir politique.
N’en déplaise à ceux qui tentèrent vainement de montrer que légalité et légitimité sont une seule et même chose, rappelons que la présidentielle sénégalaise de 2012, l’alternance réussie au Mali en 2013 et la commotion populaire actuelle au Burkina Faso, confortent toutes l’idée que l’Afrique est lentement en train de refermer la porte de l’autocratie politique.
Désormais, en effet, arrive à épuisement un certain modèle de gestion ‘’autocratique-familial’’ du politique ; et à la place de ce modèle se met en place une exigence inédite de renouvellement des modalités du politique en Afrique , (1) fondée sur la participation politique authentique et le respect des règles et procédures démocratiques. Et celui qui s’y trompe court le risque de s’humilier lamentablement comme d’autres.
Aujourd’hui en effet, plus que jamais, la force ne peut tenir lieu de légitimation ; le pouvoir politique, quelle que soit sa nature, doit s’efforcer de se construire une légitimité acceptable à la fois aux yeux de la nation que de la communauté internationale : notamment par des discours, des actions et des constructions idéologiques destinées à fonder en raison et en droit l’ordre social qu’il incarne.
C’est, au demeurant, un tel souci de légitimation qui sous-tend la stratégie, actuellement en cours au Burkina Faso, de justification de la modification de l’article 37 de la Constitution par le biais d’un référendum. C’est qu’en vérité, le pouvoir, malgré la force et les moyens dont il dispose, n’est que violence pure et simple, sans la légitimité qui est véritablement ce qui lui sert de socle.
Cependant, comme par une terrible ironie de l’histoire, les hommes politiques que le recul historique aurait dû rendre plus avisés (Gbagbo, Wade, Tanja,…) sont ceux précisément qui déchiffrent le plus mal les événements de l’histoire et se méprennent sur les conditions et les principes de l’exercice du pouvoir, en particulier lorsque ceux-ci impliquent une nouvelle manière de comprendre la fondation (légitimation) du pouvoir . (2) Sinon comment expliquer l’entêtement politique d’un Wade ou d’un Tanja à ne pas comprendre que, comme l’écrivait Boubacar Sanso Barry concernant le cas du Burkina Faso, «dans les conditions normales, quand un concours de circonstances fait que tout ce beau monde se ligue contre vous, le bon sens voudrait qu’on se choisisse une sortie honorable» . (3)
Et au Burkina Faso, ce dont témoignent la qualité des débats politiques actuels, l’intensité des mouvements sociaux et la multiplication des analyses de l’actualité politique, c’est d’une grande détermination de la classe politique à faire en sorte que, à l’instar du Sénégal puis du Mali, ce pays également sorte enfin de sa minorité politique.
LA PETITE LEÇON DE PHILOSOPHIE POLITIQUE
Rappelons en effet que l’une des causes de la déconvenue de Wade, c’est d’avoir cru qu’il pouvait ignorer les signaux pourtant clairs, tout au long de son second mandat, qu’une certaine manière de concevoir la politique était définitivement dépassée. Et, à mon sens, un sort similaire menace les autres politiciens qui voudraient ignorer désormais les bruits de la rue. C’est que les peuples sont en réalité extrêmement lucides et implacables dès lors qu’ils sont inspirés par les idéaux puissants de justice, de liberté et de respect de la légitimité. En ce sens, le cas de Wade permet de tirer des leçons importantes pour les mouvements populaires et les politiciens africains :
LEÇON I : aux politiques du continent, ce cas donne un enseignement simple : ayez la délicatesse de savoir céder la main avant d’y être contraints, désormais que les conditions d’accession et de conservation du pouvoir sont fondées sur la transparence, l’imputabilité, le respect des règles et des procédures démocratiques. Aux peuples du continent, cet événement a envoyé un message clair : souvenez-vous que vous avez une arme redoutable contre toutes les formes de confiscation du pouvoir : votre carte d’électeur, votre droit de vote, votre voix !
LEÇON II : L’élection n’est pas une faveur que le pouvoir accorde de temps à autres au peuple, pour le récompenser de sa docilité. L’élection est une pièce centrale du contrat qui lie le pouvoir exécutif au détenteur de l’autorité politique (c’est-à-dire le peuple), et cela en plusieurs sens. Premièrement, elle est un mécanisme de consultation, par lequel la nation souveraine choisit lequel des prétendants à un poste politique est digne de la confiance de la nation pendant une certaine durée. Deuxièmement, elle est la procédure par laquelle le peuple, de façon solennelle, exprime directement et clairement sa volonté sans la médiation de ses mandataires. Troisièmement, acte fondateur et hautement symbolique dans les nations démocratiques modernes, l’élection s’oppose au plébiscite et aux mises en scènes, qui en sont d’ailleurs la négation pure et simple. Aussi, la pire chose qui peut arriver à un peuple c’est la confiscation de sa parole, la négation de sa liberté de détermination.
LEÇON III : Pour cette raison, peuples de tous les pays, méfiez-vous des projets de révision constitutionnelle. Sauf si celle-ci est motivée et respecte les conditions suivantes au moins :
1) elle est dictée par le souci de résoudre des difficultés légales, éthiques ou sociales résultant de l’application des lois ou des règles découlant de cette même constitution ;
2) elle est réclamée par une large majorité de l’opinion publique (suite à un référendum démocratique et transparent), et non pas par un parti politique ;
3) c’est la plus importante condition : le pouvoir politique en place au moment de la révision ne veut pas et ne pourra pas se prévaloir IMMÉDIATEMENT (dans les trois années suivantes au moins) des dispositions découlant de la modification de la Constitution.
PETITE LEÇON DE DISSIDENCE POLITIQUE
Un des fléaux politiques extrêmement préjudiciables en Afrique est la culture problématique de l’illégitimisme, cette idée bizarre qu’aucune légitimité n’est requise pour diriger l’État, et qu’il suffit seulement de s’approprier la puissance politique, quel que soit le moyen par lequel l’on y parvient. Ce qui fait dire que la solution au problème de la bonne gouvernance en Afrique consiste moins à trouver un pouvoir politique ‘’propre’’ qu’à mettre sur pied les mécanismes requis pour contraindre les titulaires du pouvoir à respecter des règles strictes de bonne gouvernance et d’imputabilité. Bref, il faut des mécanismes d’arraisonnement des gouvernants, de pression et de renforcement des contre-pouvoirs . (4) Et il est possible, à notre avis, d’y parvenir par le développement d’une culture de la dissidence collective.
En effet, ce que montre l’exemple du Sénégal sous Wade et que semble confirmer la situation actuelle du Burkina Faso, c’est la grande efficacité de la dissidence comme moyen d’action politique citoyenne, lorsque les instruments classiques (le dialogue, l’expression des opinions et les manifestations publiques) ne fonctionnent plus. Dans de telles situations, il nécessaire parfois de « vivre en dissidence » ou d’« entrer en dissidence », d’adopter un mode de vie en décalage complet par rapport à l’ordre que tente d’établir et de renforcer un pouvoir largement contesté.
La dissidence, ainsi entendue, est une attitude constructive et parfois même innovante. D’une part, elle n'est pas nécessairement dirigée contre une personne ou quelque chose, bien qu’elle implique un désaccord ou une distance prise avec un pouvoir ou une autorité politique. En ce sens, elle n'entre pas forcément en conflit direct, elle s'écarte, elle cherche d'autres voies et d'autres espaces de légitimité . (5)
D’autre part, cette dissidence dont nous parlons ici a également un sens positif qui implique l’espoir, la responsabilité et la volonté du changement. L’espoir, parce qu’elle part de la conviction qu’un monde nettement meilleur est possible et à portée, pourvu que l’on se donne la peine d’y travailler activement. La responsabilité, parce que, à l’image de l’opération lancée par le collectif sénégalais « Ma carte, mon Arme », elle impose avant tout de «se prémunir» contre la confiscation de sa liberté, notamment par l’exercice de son devoir même de citoyen : car être citoyen, c’est aussi être vigilant (prendre soin de sa souveraineté, de sa voix). Et volonté de changement finalement, parce qu’elle impose d’être soit même le moteur de ce changement, en faisant en sorte qu’apparaisse un nouveau type de citoyen assez exigeant pour faire apparaître de nouveaux types de politiciens, de militaires, de policiers, de magistrats, etc.
Il ne s’agit donc pas ici de dissidence-révolte, mais d’une dissidence authentique qui ouvre la voie vers une vraie démocratie citoyenne et participative.
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** Ibrahim Ouattara est professeur au Département de philosophie à l'Université de Moncton (Canada)
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