Les crises civiles et le crime social

La tuerie et l’humiliation sociale n’ont aucun brin de légitimité légale et sociale

A travers les révolutions dans les pays arabes ou les dérives post-électorales en Côte d’Ivoire, voire plusieurs autres événements dans le passé, les conflits armés civils ont donné lieu à des crimes de masse injustifiables. Derrière cette dimension sociale de la tuerie, fondée sur des référents qui peuvent être socioculturels et souvent favorisée par les médias, Pascal Oudiane relève les fondements d’une instabilité qui peut être destructrice de toute société, de toute nation.

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Il n’est plus besoin de revenir sur la conceptualisation du crime qui se fonde essentiellement sur la sanction comme effet d’entraînement. Mais ce qui est intéressant dans les conflits civils, c’est la dimension sociale du crime. Celui-ci revêt deux aspects importants dans l’existence individuelle ou collective. Il s’agit de la tuerie et de l’humiliation ; lesquelles bafouent la dignité humaine. Elles portent un cachet social dés l’instant qu’elles impliquent un groupe social ou suscitent chez celui-ci des ressentiments favorables ou hostiles. Les communautés politiques, ethniques et nationales participent de ces groupes en question.

La guerre semble légitimer les crimes d’une envergure pareille. Mais toujours est-il que c’est l’humanité qui en est offensée. Aucune conscience humaine ne peut se convaincre de pouvoir perpétuer la vie dans un contexte conflictuel. Par voie de conséquence, la tuerie et l’humiliation ne peuvent que constituer une menace pour la survie de l’homme. Ils deviennent automatiquement condamnables à cet effet, dans les sociétés humaines voire intelligentes. De ce fait, ils reçoivent à nouveau le caractère criminel qui sembla les quitter en temps de guerre. Tuer ou humilier un humain est un crime et le crime n’a jamais cessé d’être un crime. Nous nous permettons cette redondance pour insister sur le sens et la portée que revêt cet acte, qu’importe le contexte où il est pratiqué.

La guerre ne justifie pas le crime. Les considérations racistes et xénophobes non plus. Aucune société ne doit cautionner les massacres, les génocides entre autres fléaux sociaux. Les sociétés ne survivent pas au crime social.

Etant donné qu’ils intègrent le populisme, la tuerie et l’humiliation populaire sont–elles une solution à la résolution d’une crise sociale voire politique? Peuvent - elles être une forme de justice sociale lorsqu’elles sont perpétrées dans le cadre d’un règlement de compte? Quel rapport entre une justice légale et une justice sociale ? Le social est il une chose distincte de la loi ou la loi est elle une entité du social ou s’échapperait-elle de celui-ci ?

LES REFERENTS SOCIAUX ET LEGAUX DU CRIME SOCIAL

La subsistance et la convoitise ont été l’objet de conflits depuis les hordes, en passant par les communautés agraires, jusqu’à nos jours ; ou pour faire plus réducteur depuis les civilisations conçues comme primitives. Mais la traditionalité humaine, dans sa diversité régionale, a connu l’érection de règles de conduite sociale. Lesquelles, à travers la distinction du normal et du pathologique, a déterminé les membres des différentes communautés au profit de la survie de celles-ci.

Au départ, le problème a été de trouver une convention sociale qui régulerait les comportements. L’Etat a été, jusque-là, à notre avis, la forme de convention sociale la plus parfaite. Il n’est pas un monopole occidental toutefois, puisque les chefferies, royaumes et empires recensés en Afrique, en Amérique et sur le continent asiatique ont développé cette forme d’organisation conventionnelle. La particularité est que chez ces derniers non occidentaux, l’Etat était d’abord fondé sur des bases ethniques, tribales ou claniques.

Dans le cas des empires, les peuples conquérant dominaient la vie politique et administrative. L’orientation collective était régie et formée à partir de l’usage de la force. Une opportunité, par conséquent, qui laissait libre cours aux révoltes et aux projets d’émancipation sociopolitiques.

La nation est la meilleure trouvaille sociale pouvant pérenniser et améliorer l’existence sociale dans un contexte moderne. Sa réussite repose sur sa capacité à regrouper des communautés traditionnelles différentes au sein d’un même idéal de vie. Cependant, dans certaines parties du globe, elle est gênée par des résistances culturelles. Alors, quel fondement serait convenable pour la nation non-occidentale ? Doit-elle cohabiter avec les traditions locales ou simplement être une exclusive communautaire moderne ? A partir de cette considération, l’orientation de la conscience collective sera déterminée.

Il n’y a pas eu de processus de destruction des acquis socioculturels, comme en Europe, destinés à fonder la nation chez les peuples non occidentaux. Ces derniers ont hérité de la réalité nationale comme fait coercitif auquel il faut se conformer. Cette convention du fait national n’est, par conséquent, qu’un ordre de façade dans la mesure où la nation cohabite avec les acquis traditionnels à travers le vécu individuel des citoyens et ne peut les faire reculer de manière consentante, si ce n’est par l’usage de la force. A propos de cette force, précisons qu’elle est détenue par l’Etat et sa loi. Nous y reviendrons plus en détail.

Si la nation est une convention importée, alors sa loi est une convention importée. Ce qui peut constituer un risque d’ébranlement de son fondement social. La pensée de Solon, le législateur grec, fait l’économie du rapport idéal entre la loi et la société. Il a demandé à ce que les Grecs aient la loi qu’ils méritent. Sous le feu de l’actualité, avec les crises que connaît l’Afrique aujourd’hui, nous avons envie de dire, sans souffrir d’un déficit contextuel, qu’il faut que les Africains aient aussi la loi qu’ils méritent. Celle-ci ne peut pas faire abstraction des dispositifs traditionnels de respect et de préservation de la dignité humaine. Les coutumes africaines connaissent le consensus social à partir duquel elles organisent la société. Elles servent de loi et sont protégées par un fond mythique socialement inébranlable, au risque d’une sanction punitive d’ordre temporel et intemporel.

En tous les cas, il faut une loi acceptée de tous, à laquelle on adhère librement et non par contrainte. La loi ne terrorise pas. Dés l’instant que c’est le cas, il y a donc problème parce qu’il y a des gens qui ne la partagent pas. C’est la loi librement consentie qui sauve la société depuis ses rapports micro sociologiques.

LA LOI EST L’ULTIME DEPOSITAIRE DE LA VIOLENCE

La violence est toujours la résultante de rapports sociaux axés sur des intérêts. De ce point de vue, elle s’inscrit fondamentalement dans la construction des ambitions individuelles visant à s’approprier d’un bien – immatériel ou matériel- précis. Elle se dote ainsi d’une forme sociale. Cette violence est lato sensu physique et se distingue de la violence symbolique que détiennent, par exemple, les instances d’orientation, pour parodier Pitrim Sorokin ou, pour faire plus simple, les institutions d’éducation voire de socialisation.

Les hommes ont très tôt eu conscience de ces deux formes de violence dés l’entame de la première organisation sociale, où l’institutionnalisation du normal et du pathologique s’est déclinée comme essentielle dans les rapports sociaux.
L’émergence des premières communautés agraires, avec la conscience du pouvoir inhérente au regroupement, distingue mieux la singularisation de la loi entre une forme légale voir institutionnelle et une autre forme sociale. Le pouvoir est lié à la violence. Il s’agit d’une violence que l’on porte sur soi grâce à ses capacités physiques, intellectuelles, morales, magiques ou mystiques lorsqu’on est en rapport avec les autres. Rappelons que la violence n’existe que dans un cadre social. L’individu isolé n’est pas capable de violence.

Du fait de la convoitise des biens et la disparité des capacités individuelles, la normalisation des comportements est perçue comme essentielle pour assurer la survie du groupe. Certaines forces émergent au-dessus d’autres grâce à leurs dispositions physiques ou culturelles, se constituent en un pouvoir et imposent leurs normes au groupe. Ce processus a caractérisé forcément la formation des référents intériorisés, ritualisés et traditionalisés du point de vue socioculturel, avec bien évidemment, d’une part, des entrées soutenues par les influences extérieures au groupe et d’autre part des sorties causées par la destruction de certaines valeurs et habitus comme c’est le fait aujourd’hui de la modernisation.

Les normes légales centrent en leur sein la violence symbolique et la violence physique. Elles incarnent ainsi un pouvoir. Quant aux normes sociales, elles sont simplement pourvues de violence symbolique. Les divergences d’intérêt sont plus accentuées dans une institution sociale que dans une institution dite, de nos jours, légales. Les cloisonnements structurels expliquent ce fait. Par exemple, les référents socioculturels des sociétés africaines ne sont pas forcément les mêmes dans les sociétés occidentales. De même que celles d’une ethnie donnée du Sénégal ou de la Cote d’Ivoire ne seront pas les mêmes forcément avec celles d’une ethnie du Niger, de la Libye ou de l’Afrique du Sud. Toutefois, la rationalité formelle arrive à contourner la barrière structurelle et à aller vers la convention. Etablie, celle-ci fait l’objet d’une « loi légale ». Ce concept paraît être un pléonasme pour la littérature, mais demeure socialement significatif.

Seule la convention voire la loi peut extirper la violence physique des dispositions sociales d’un groupe, d’un peuple ou d’une ethnie donnée pour s’en approprier et en demeurer le détenteur ultime et légitime. La loi ne laisse aux normes sociales qu’une violence symbolique qu’elle partage d’ailleurs avec elles. La loi comme les règles sociales traditionnellement ancrées bénéficient de la reconnaissance et de l’observance de tous.
En somme, la loi légale face aux normes sociales est le seul dépositaire de la violence physique et symbolique. Nul, ni aucun groupe politique ou culturel, ne peut se faire justice sous prétexte de la coercition de leurs référents socioculturels pour ne pas dire d’une poussée occasionnée par leurs normes sociales. Cette prérogative revient de droit à la loi légale parce qu’elle se base sur une convention qui subit moins la coercition structurelle des groupes socioculturels traditionnels. Jusque-là, cette expérience a rendu d’énormes services aux sociétés du monde. De ce point de vue, les nations qui n’en disposent pas ou qui se voient saper la leur par des conflits politiques ou socioculturels doivent rapidement se réapproprier ce processus de légalisation au risque du chaos prononcé et chronique. Aujourd’hui, nous avons le cas de la Côte d’Ivoire mais cela est valable pour toutes les entités nationales que la planète connaît. Il faut redonner à la loi ses exclusives prérogatives de détenteur de la violence. Elle en est le seul usager légitime.

L’exemple également du gouvernement d’Obama sur l’élimination de Ben Laden est légitime, dés l’instant qu’elle est menée de par son statut légal et selon ses propres prérogatives. Toutefois, cet acte, de la manière dont il a été fait, s’est appauvri en légitimité dés l’instant qu’il a passé outre la prévention du Pakistan, un pays souverain sur le début des assauts du commando américain sur ses propres terres. Seule une convention, fondement de la légalité, peut rendre légitime l’action américaine en terre pakistanaise au sujet de la traque de ce personnage public, jugé comme criminel de par son activité terroriste. Les rapports actuels, plus ou moins instables, qui s’en sont suivis entre le Pakistan et les USA en disent long.

Enfin, pour revenir à la force de la loi souverainement aménagée et qui monopolise l’usage de la violence, nous précisons qu’elle est toujours phagocytée et devient moins coercitive lorsque le crime s’étale à l’échelle sociale.

LE CRIME SOCIAL ET LA DEMOCRATIE

S’il y a crime, c’est parce qu’il y a une sanction. Sans normes coercitives, un acte ne peut pas être criminalisé. La démocratie prospère à l’ombre de la loi, lorsque celle-ci protège et fonde son assise sur une convention sociale à travers laquelle le crime social ne se définit pas. En effet, le crime social ne repose pas sur un fond de légalité. Il est motivé par des intérêts socioculturels ou politiques. Les individus sont socialisés d’une manière telle qu’ils réagissent spontanément lorsqu’il s’agit de se défendre. Il est une obligation pour eux de protéger leurs intérêts sans forcément consulter la loi, même si celle ci est supposée prendre en compte cet aspect. Par exemple, les gens se font justice eux-mêmes, indépendamment de la justice légale. Il s’agit encore une fois d’une justice sociale. L’acte ou la réaction sociale n’a pas besoin d’une convention légale pour se mettre en place. Autrement dit, le dispositif social n’a pas forcément besoin de la convention légale pour s’affirmer. Par conséquent, la démocratie et le crime social ne peuvent pas être contenus dans un même espace théorique et empirique.

La tuerie et l’humiliation sociale sont des actes qui ont une ampleur populaire et atteignent un groupe précis qui peut avoir une forme familiale, communautaire, politique, ethnique entre autres. De ce point de vue, la dimension sociale de la tuerie ou de l’humiliation surgit et implique obligatoirement des sursauts d’humeurs. Les individus réagissent de manière hostile lorsque leur façon de sentir, de voir et d’agir est fondamentalement atteinte.

Commettre un crime social ou un acte d’humiliation sociale, c’est susciter chez le groupe - qui ressent cet acte comme une offense ou une menace - un sentiment d‘auto protection, lequel s’exprime toujours par un instinct défensif ou offensif. Chacun ou chaque groupe s’approprie la violence par usurpation au détriment de la loi pour se faire justice. C’est cela le couloir destructeur de toute société, de toute nation. La démocratie ne peut prospérer à l’ombre de la criminalité. Celle-ci, lui est foncièrement nuisible.

LE ROLE DES MEDIAS DANS LE RELAI DE L’INFORMATION : STATUER POUR UNE ETHIQUE DU DIFFUSEUR

Les médias contribuent à la popularisation de l’information. Nous constatons avec regret qu’ils deviennent de moins en moins sélectifs face à la montée des intérêts capitalistes ou sociaux. Ils orientent l’opinion privée et publique. En effet, à travers le type d’information, ils arrivent à déterminer le sentiment, la pensée et l’action de l’individu. L’agrégation de ces postures individuelles s’accordant aboutit à une poussée collective. Celle-ci incarne une opinion devenue publique. Cette publication, il importe de le dire, n’est jamais générale. En effet, une opinion publique laisse toujours de côté une minorité qui ne se l’approprie pas. Les intérêts individuels sont fondamentalement divergents et leur collectivisation n’est jamais parfaite en intégralité. Les médias, comme ils savent bien le faire dans une société industrielle, participent allégrement à la formation d’une opinion publique voire sociale.

Il ne faut pas pousser les gens à se délecter du malheur des autres. Diffuser une information violente, c’est pousser les gens à la violence en leur donnant l’opportunité et les arguments de se réjouir, par exemple, de la mort ou de l’humiliation de quelqu’un ou de se nourrir d’un sentiment de haine et de vengeance au profit de la victime. La production de photographies sur la crise ivoirienne à des buts d’information ou de propagande n’a fait que susciter l’horreur, la peur, la haine dans certains milieux, même si elles sont discrètement maintenues.

Je tiens à saluer la grandeur de l’administration Obama à ce sujet. Que des doutes soient émises à propos de la véracité de l’élimination de Ben Laden ne nous concerne pas, mais c’est la manière dont cet événement a été gérée par les leaders américains qui importe. Les Africains, du plus grand leader au plus petit citoyen, devraient en prendre une leçon. Les photos humiliantes et criminelles de la Côte d’Ivoire, celles de la Guinée Bissau avec l’ancien président Nino Vieira, celles du Libéria avec Samuel Do, entre autres, ne méritent pas une telle propagande.

La violence est trop présente dans les médias et cela ne contribue nullement à la résolution des crises. La solution n’est autre que de lutter pour l’institutionnalisation et le respect de l’éthique de la diffusion dans les médias. Si des efforts sont faits, il faut envisager de les renforcer.

La démocratie ne veut pas dire faire n’importe quoi. Elle est une opportunité pour le citoyen de profiter de sa liberté mais pas n’importe laquelle. Il s’agit, pour une société qui se respecte, de celle qui intègre l’éventualité d’amener l’individu à demander pardon. En définitive, nous concevons la démocratie comme une poussée de liberté qui inclut l’obligation de demander pardon.

Avec l’avènement de l’internet, il est bien difficile certes d’arriver à ce résultat. Mais c’est à la loi que revient ce droit et non à n’importe qui.

L’ETAT, GARANT DE LA LEGITIMITE LEGALE COERCITIVE A LA DIFFUSION DE L’INFORMATION IMAGEE

L’extraction des personnages publics de leurs activités despotiques, criminelles, terroristes et dont les actes et les paroles ont une portée collective, sociale voire nationale ou internationale doit se faire de la manière la plus professionnelle possible voire légale, laquelle éviterait de créer un sursaut collectif hostile. De ce point de vue, pour éviter cette éventualité, il faut priver d’images cruelles et traumatisantes les populations.

Seule une déclaration et le professionalisme, dont nous avons parlé, que requiert cet exercice s’il est bien fait c'est-à-dire sous le contrôle de la loi légitime, pousse à croire à l’exactitude du fait.

Pousser les gens à se réjouir ou à s’offusquer sous prétexte de la satisfaction d’une demande de restauration sociale ou nationale des sentiments hostiles des porteurs de vendeta, c’est s’engager dans un élan populiste et politique. C‘est à ce dernier niveau que l’instrument politique bat de l’aile. Certains ignorent encore et d’autres oublient toujours que la politique n’est pas une science exhaustive. Elle pêche plus que jamais dans la collectivisation parfaite des intérêts et attentes des citoyens ou populations qui lui sont assignés. Il est inhumain de faire de la politique à partir du malheur d’un être humain même si celui-ci est en situation de déroute. La violence ne doit pas engendrer la violence même si elle en est la conséquence la plus probable. L’être intelligent est assez outillé pour éviter d’en arriver là.

* Pascal Oudiane est doctorant en Sociologie à l'Université Gaston Berger de Saint –Louis

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