Tchernobyl, Fukushima : Et si on tirait des leçons à partir de l’Afrique ?
De la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 à celle Fukushima, c’est l’incapacité de tirer les leçons pertinentes de l’histoire qui nuisent à l’humain. Comme on n’a pas désappris l’esclavage et des logiques qui l’ont soutendu, qu’on s’est toujours complu dans le confort que confère la puissance, les logiques de destruction et d’autodestruction continuent de prévaloir. Et pour Jacques Depelchin, il importe de s’interroger, aujourd’hui, pour « comprendre pourquoi et comment l’humanité se retrouve aujourd’hui coincée entre des choix qui semblent impossibles».
L’intervention du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki Moon, en rapport avec le 25e anniversaire de l’accident nucléaire de Tchernobyl, résume assez bien la pensée dominante des puissances financières et nucléaires en ce début de 21ème siècle (1). Pour ces gens, les leçons de Tchernobyl et de Fukushima sont claires : il faut améliorer la sécurité car, ainsi va l’argumentaire, le nucléaire est la voie du futur de la Planète.
Notre point de vue est simple : les leçons de Tchernobyl n’ont pas encore été tirées, celles de Fukushima ne le seront pas n’ont plus. Pour que des leçons crédibles puissent être tirées, il faudra faire appel aux voix qui sont systématiquement écartées des débats autour des problèmes fondamentaux qui assaillent les habitants de la planète, et qui posent la question de la survie de l’humanité. Ces voix devront se manifester le plus vivement et le plus urgemment possible, car les puissants de ce monde ne sont pas prêts à les inviter. La fin de l’esclavage à Haïti (1804) n’a pas eu lieu parce que les Africains ont été invités par leurs maîtres à s’exprimer sur le problème de l’esclavage. Il en fut de même avec toutes les luttes pour mettre fin à la colonisation et à l’apartheid.
La question du nucléaire n’intéresse pas seulement les puissances nucléaires et/ou les puissances sur le point d’acquérir la technologie leur permettant de produire des armes et de l’électricité. Il s’agit aussi de comprendre pourquoi et comment l’humanité se retrouve aujourd’hui coincé entre des choix qui semblent impossibles.
Malgré l’effort d’aller jusqu’aux racines de la crise du nucléaire, il est évident qu’une fois de plus, on assiste à une présentation tronquée de l’histoire de cette crise. La problématisation est biaisée dès le départ en refusant de suivre les méandres de l’histoire de la technologie et de la science telle que perçue à partir de l’Europe, des Etats-Unis, du Japon, en somme à partir de la plate-forme des puissances mondiales.
Curieusement, rares sont les personnes qui rappellent les travaux et la pensée de Günther Anders sur la question du nucléaire. Et cela malgré le fait qu’il fut parmi les fondateurs du mouvement anti-nucléaire (2). Philosophiquement, la réflexion qu’il a faite vaut la peine d’être rappelée, compte tenu du contexte que nous vivons. Ce contexte n’est pas seulement dominé par la crise nucléaire de Fukushima, mais aussi par l’incapacité visible des grandes puissances mondiales de reproduire les modèles de gestion économique, politique et sociale qui les a toujours servi.
Ces modèles prennent leurs racines quand l’Europe « découvre » les Amériques, massacre ses populations et doit se tourner vers l’Afrique pour avoir accès à la matière première essentielle de ces temps-là : des Africaines et des Africains enchaînés. Il y a une histoire, une narration, une logique qui conduit de l’esclavage atlantique à l’esclavage nucléaire. Les protagonistes changent, certes, mais les structures des rapports entre les victimes et les bénéficiaires ne changent pas.
Dans cette longue histoire entre deux formes d’esclavage, la meilleure illustration du refus d’accepter l’évidence nous est apportée par l’histoire d’Haïti qui, en 1804, parvient à s’émanciper de l’esclavage, sans intervention humanitaire ou abolitionniste. En allant plus loin que la révolution française de 1789, les Africaines et les Africains étaient allés beaucoup plus loin dans l’universalité de la liberté. De 1791 à 1804, les Africaines et les Africains avaient décidé de changer le régime en place à l’époque. À Haïti, ce fut la fin du Code Noir (mis en place par Louis XIV en 1685 et seulement aboli en 1848) qui affirmait que les Africaines et les Africains sous les chaînes n’étaient pas des êtres humains, mais si, des biens meubles.
Cette leçon d’humanité fut toujours refusée. Par la France conservatrice et ses alliés, depuis la prise de pouvoir par Napoléon jusqu’à la mission des Nations Unies militarisée avec l’aide du Brésil. L’impact de ce refus a été répercuté de diverses manières, mais l’aspect le plus important, peut-être, de ce refus tient dans la leçon qu’Anders tire de la fabrication de la bombe atomique et, surtout, de son utilisation à Hiroshima et à Nagasaki, les 6 et 9 août 1945. Il y a une double leçon : la première est que, depuis Hiroshima et Nagasaki, l’humain a démontré son incapacité de désapprendre ce qu’il a appris, car ce qu’il a appris est toujours présenté sous des aspects positifs, réconfortants ; la deuxième est que la toute-puissance acquise par la possession d’armes nucléaires, dès lors que d’autres y ont accès, finira par transformer la toute-puissance en impuissance.
Malheureusement, comme nos analystes des leçons de Tchernobyl, Anders ne pousse pas son raisonnement jusque dans les derniers retranchements. À son crédit, il faut reconnaître qu’il avait tiré une leçon plus forte, à savoir que l’homme était, avec la fabrication de ces armes de destruction massive, parvenu à créer sa propre obsolescence.
Pour Anders comme pour nos analystes, comme pour les rédacteurs du Code Noir, les Africaines et les Africains ne comptent pas comme des êtres humains. C’est en ne les comptant pas que s’est construite la notion de puissance invulnérable, intouchable. Sauf par ses propres excès.
Pour que les leçons de Tchernobyl, de Fukushima puissent être apprises, il faudra déclencher un processus de désapprentissage de ce qui a été appris depuis l’esclavage atlantique jusqu’à une forme d’esclavage d’où, semble-t-il, il n’est pas possible de sortir. La sortie exige de reconnaître qu’il y a eu des crimes contre l’humanité qui restent non reconnus. Il ne suffit pas de reconnaître, il faudra qu’il y ait un processus de désapprentissage de ce qui a été appris grâce à la non reconnaissance de ces crimes.
Les leçons ne seront apprises que quand sera acceptée l’idée que l’humanité est une et qu’elle n’est pas divisée entre celle qui doit être au service d’une autre. D’une façon ou d’une autre, de cette incapacité de comprendre pourquoi et comment l’humanité se retrouve aujourd’hui dans une impasse qui n’est pas seulement scientifique, technologique, mais aussi économique et politique, les penseurs de tous les pays peuvent s’unir pour faire naître un monde libre de la peur de son anéantissement probable, libre de la peur des tout-puissants et, ainsi transformer la toute-puissance en impuissance.
NOTES
1, Voir, entre autres, le site suivant : http://www.goodplanet.info/Contenu/Depeche/Ban-Ki-moon-appelle-a-Tcherno...
2. Parmi les travaux de Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Éd. De l’Encyclopédie des nuisances/Ivréa, 2002 ; Hiroshima est partout, Préfacé par Jean-Pierre Dupuy, Éditions du Seuil, 2008 ; La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, Le Serpent à plumes, 2006.
* Jacques Depelchin est Directeur exécutif de Ota Benga, Alliance internationale pour la paix en RD Congo (Voir, à titre d’information, l’article suivant paru dans Le Monde du 25 avril 2011 sur les leçons non tirées de l’accident nucléaire de Tchernobyl du 26 avril 1986 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/25/les-lecons-de-tchernobyl-...)
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