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Azis

C’est dans la négociation des libertés par un régime dictatorial, que la Tunisie a construit son développement. Mais comme le rappelle Moubarak Lô, en citant le Prix Nobel Amartya Sen, «le but ultime du développement reste la possibilité, pour chaque citoyen, de pouvoir choisir librement la vie qui a de la valeur à ses yeux». Dès lors, deux facteurs essentiels ont été fatals au régime de Ben Ali: la lassitude de la population face à la confiscation des libertés publiques et la montée du chômage des jeunes diplômés.

Le départ de Zine El-Abidine Ben Ali de la présidence tunisienne a surpris par sa soudaineté. Qui eût cru que des manifestations de rue pouvaient emporter un régime de fer solidement établi et multipliant les performances économiques, au point de faire de la Tunisie un des pays africains les plus avancés du point de vue du développement économique (1). Qu’on en juge : de 1960 à nos jours, le Pib par tête de la Tunisie a continuellement augmenté de plus de 3 % par an, permettant au pays de devenir un pays émergent ; le taux de pauvreté a subséquemment baissé pour l’ensemble du pays, se situant à moins de 4 % en 2010, contre 33 % en 1966/67, faisant de la Tunisie un exemple de réussite en matière de lutte contre la pauvreté et la précarité. Pour toutes ces raisons, le miracle économique et social tunisien est partout chanté et célébré, de Davos à Washington, de Paris à New York.

Qu’est-ce qui donc explique la brusque escalade d’émeutes et de violences qui ont conduit, en moins d’un mois, à la chute du régime de Ben Ali ? Deux facteurs y participent : la lassitude de la population face à la confiscation des libertés publiques par le pouvoir de Ben Ali et la montée du chômage des jeunes diplômés.

Succédant à feu Habib Bourguiba, le président Ben Ali s’est inspiré de Lee Kuan Yiew de Singapour, en mettant en place un modèle économique axé sur l’ouverture économique, la planification du développement national, la diversification du tissu industriel et la limitation des libertés individuelles et collectives. Ce Policy-mix n’a pas été sans générer des résultats, comme l’attestent les performances relevées ci-dessus.

De fait, la population a fortement soutenu Ben Ali, dans la première décennie de son règne entamé le 7 novembre 1987, en acceptant, bon gré mal gré, de troquer un peu moins de liberté avec un peu plus d’efficacité économique et de progrès social, donnant ainsi une certaine crédibilité à l’école des économistes de la ‘modernisation’ qui placent le développement économique comme préalable à la recherche du développement politique pour les nations pauvres. Et il est vrai que les transformations structurelles qui doivent se faire dans les premières étapes du développement, sont facilitées si la discipline règne dans la société et dans les entreprises, permettant de mobiliser les énergies dans un même but. Du reste, cet ingrédient de discipline contribue aux facteurs qui ont déterminé le miracle asiatique (2).

Mais, ce qui est bon dans une phase de développement, peut ne plus se révéler pertinent dans des phases ultérieures. La population, au fur et à mesure qu’elle améliore son niveau éducatif, son alimentation et son bien-être, inclut d’autres variables dans ses préférences. Elle réclame par exemple plus de libertés et plus d’autonomie, comme le prophétise le prix Nobel Amartya Sen qui fixe comme but ultime du développement la possibilité, pour chaque citoyen, de pouvoir choisir librement la vie qui a de la valeur à ses yeux.

Il s’y ajoute que, dans un monde désormais globalisé et où le savoir est devenu le facteur-clé de succès, la compétitivité se gagne d’abord et avant tout dans les capacités du pays à faire preuve d’innovation et de flexibilité. La Tunisie, parce qu’elle est déjà émergente, aspire maintenant à devenir un pays développé. Elle doit donc s’évertuer à atteindre les frontières technologiques et à mettre à niveau ses ressources humaines. Toutes choses qui ne peuvent se réaliser que dans un environnement de liberté. Le modèle économique de Ben Ali, maintenu en l’état, était donc appelé tôt ou tard à s’essouffler et à être contesté par les citoyens tunisiens. L’incertitude résidait uniquement sur le moment. Tous les autres modèles à succès, comme le modèle chinois, bâtis sur l’efficacité économique et la restriction des libertés, devraient subir les mêmes fissures à moyen et long termes si les réformes politiques ne sont pas introduites à côté des réformes économiques.

Le deuxième facteur explicatif de la chute de Ben Ali, c’est la révolte des jeunes diplômés confrontés au lancinant problème du chômage. D’après une enquête menée par le ministère tunisien de l’Emploi et de l’Insertion professionnelle des jeunes (3), le taux de chômage des femmes diplômées se situait, au milieu des années 2000, à 51,6 % contre 38,3 % pour les hommes, les techniciens supérieurs et les maîtrisards constituant les catégories les plus touchées (respectivement 50 % et 48,7 %), contre 17,8 % seulement pour les ingénieurs et 12,6 % pour les médecins, maîtres et architectes. Pour les maîtrisards, le taux de chômage de la filière Droit se situe à 68,2 % contre 51,5 % pour la filière Sciences humaines ; 50,1 % pour la filière Gestion, Economie et Finance ; 48,8 % pour la filière Langue ; 44,4 % pour la filière Sciences fondamentales ; 35,8 % pour la filière Techniques apparentées à l’ingénierie et 28,9 % pour la filière Informatique.

Cette montée du chômage s’explique d’abord par le nombre croissant de diplômés qui a doublé en dix ans, passant de 121 800 en 1996-1997 à 336 000 en 2006-2007. Elle trouve également son origine dans l’inadéquation formation-emploi et dans l’inefficacité des programmes publics d’insertion des jeunes diplômés. Ben Ali, dans un dernier effort de survie de son régime, a pourtant promis de créer 300 000 emplois pour les jeunes. Mais les jeunes n’y ont pas cru, suivant en cela les analystes qui pensent qu’une inversion de tendance ne pourrait subvenir avant quelques années encore.

Au total, le désespoir des jeunes diplômés, dans un contexte déjà tendu de rejet de la limitation des libertés, a constitué un terrain fertile pour l’exacerbation des troubles et leur évolution inexorable vers la chute de Ben Ali. Il y a là un exemple à méditer pour tout pays en développement qui cherche à émerger et à se développer.

NOTES :

1 - La Tunisie se classe au premier rang africain pour l’Indice synthétique d’émergence économique (Iseme) conçu par notre Institut Emergence.

2 - Banque mondiale, ‘Le miracle asiatique’, 1993.

3 - Habib Touhami : ‘Le chômage des diplômés du supérieur : Constat, origines, perspectives’, www.leaders.com

* Moubarack Lô est résident de l’Institut Emergence Dakar

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