Sénégal : Cinquantenaire et 10 ans d’alternance. Bilan des échecs et progrès possibles

C’est le jubilé. Le président Abdoulaye Wade nous y invite. Y a-t-il dans notre pays, au Sénégal, cinquante ans après les indépendances, des raisons de jubiler ? Y a-t-il des raisons de se réjouir, de se féliciter, de s’amuser, d’applaudir, de triompher, d’être content de la marche de nos pays en cette année 2010 ?

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G B

La coïncidence du Cinquantenaire des indépendances et des dix ans d’alternance au Sénégal est intéressante. Car nous obligeant à refaire le parcours inverse pour chercher quoi fêter. Les dix ans de Wade et du PDS au pouvoir inaugurent-ils une nouvelle ère différente quant au fond aux quarante ans du PS ?

L’intérêt de l’alternance comme acquis démocratique du peuple sénégalais est de révéler plus que toute la littérature apologétique, courtisane et les bouffonneries irresponsables du pouvoir actuel que ce dont le Sénégal a besoin ce n’est pas d’une alternance mais d’une alternative.

Avant le Sénégal, d’autres pays avaient expérimenté l’alternance. Les alternances entre Soglo et Kérékou au Bénin et Manley et Seaga en Jamaïque, pour ne citer que ces exemples, sont là. Expériences dont nous, les progressistes, aurions du nous instruire. Expériences qui révèlent toutes la même chose : des alternances sans alternative, appliquant les recettes impérialistes du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC aboutissent au même cul-de-sac !

Mais la vie, c'est-à-dire la lutte des peuples et des classes, prend souvent des détours. Le détour sénégalais a abouti à la même conclusion : l’alternance ne suffit pas ! Car l’alternance seule ne répond pas à la question de savoir si on va continuer à accepter de ne pas avoir une banque nationale de développement et donc se contenter des Banques françaises et étrangères déguisées en Bicis, Cbao, etc. Si on va continuer à accepter l’impérialiste division internationale du travail qui nous ravale au rang de fournisseurs de matières premières (phosphates, arachides, marbre, or), de marché-déversoir, de Club-Méd pour touristes en mal de dépaysement, etc. Si on va continuer à appliquer les recettes des institutions de Bretton-woods dont l’unique but est de faire payer à notre peuple la dette et ses intérêts qui n’en finissent pas.

Le régime de Wade a échoué. Car, comme le précédent Ps, il n’a d’autre programme que d’appliquer les diktats du FMI et de la BM. Les défenseurs du régime de Wade disent souvent, tout comme leurs prédécesseurs du PS : « la situation du Sénégal est due à la crise internationale ». C’est justement cela l’impérialisme ! Locomotive mondialisée à laquelle notre pays et l’Afrique sont arrimés de force. C’est pourquoi l’heure est à l’édification de l’alternative.

Du colonialisme au néo-colonialisme

Senghor, Diouf et Wade, leurs partis PS et PDS, représentent en fait les forces sociales et politiques qui ont concocté en 1960 le « deal » qui a conduit à la date du 4 avril (Ndlr : date de l’indépendance du Sénégal) qu’ils fêtent aujourd’hui.

Pour réaliser le passage de la colonie à la néo ou semi colonie, il a fallu d’abord saborder la Fédération du Mali. Rappelons que le « Soudan » et le « Sénégal » étaient les deux derniers qui ont tenté de préserver l’unité panafricaine après le piège de la gouvernance territorialisée appelée « autonomie interne » instaurée par la « loi-cadre-Deferre ». En effet celle-ci fut une tactique du diviser pour mieux régner de la part du colonialisme français, afin de faire exploser le projet panafricain que préfigurait le congrès fondateur du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) d’octobre 1946 à Bamako.

Un à un, les « territoires » de l’AOF vont se replier dans un « nationalisme » étroit vis-à-vis des autres « territoires ». Ce repli bourgeois sur le « marché local », qui va produire les futurs Etats indépendants en 1960, se reflètera dans le vote dui Oui à la « communauté française ». Et seule la Guinée, sous l’égide du PDG, votera massivement Non. Cinq mois après sa proclamation, le 4 avril 1960, la Fédération du Mali éclatera comme aboutissement de la division initiée par la « loi-cadre » et par la mise en place progressive de la Françafrique. Faisons remarquer que la seule institution de l’AOF et l’AEF qui sera préservée sera la Zone franc et le Franc CFA, monnaie coloniale arrimée au Franc Français et à l’euro avec dépôt de 65% et aujourd’hui de 50% des réserves de change des Etats de la Bceao et de la Beac.

Ensuite la mainmise Françafricaine se manifestera par la provocation, la répression puis l’interdiction du Parti Africain de l’Indépendance (PAI), suite aux élections locales de juillet 1960. A Saint-Louis, les élections sont manifestement remportées par le PAI.

La provocation commence par l’expulsion illégale des représentants du PAI des bureaux de vote. Puis par l’utilisation de la police et de nervis pour s’attaquer aux militants qui résistaient à l’expulsion. La pasonaria Tchoumbé Samb s’illustra par son courage pour s’opposer aux fraudes. Ensuite, pour brouiller les cartes, on crée la confusion générale qui débouche sur les arrestations des militants PAI et la proclamation de résultats électoraux donnant la victoire au pouvoir.

Une fois débarrassée du PAI par son interdiction, la fraction relativement patriotique du pouvoir, celle d’ailleurs qui a été utilisée pour en finir avec le PAI, elle-même est éliminée par un putsch en 1962. Pour ce faire les agents néo ou semi coloniaux, en l’occurrence Senghor, se sont servis du voyage de Mamadou Dia, ancien président du Conseil, en URSS, pour lancer l’accusation de « tentative de coup d’état » et l’écarter du pouvoir.

Dans le régime parlementaire de type IVème République, le président du Conseil exerçait la réalité du pouvoir alors que le président de la République, L. S. Senghor, avait un pouvoir symbolique à l’instar de la Reine d’Angleterre. C’est ainsi qu’est instauré le régime présidentiel avec Senghor, qui va ensuite, par le biais d’un traficotage constitutionnel de l’article 35, donner en héritage le pouvoir à son dauphin A. Diouf.

Notons que c’est donc dans la lutte contre les forces patriotiques, principalement celle de la gauche incarnée par le PAI à l’époque, que le régime néo ou semi coloniale s’est stabilisée et imposée. C’est ce que démontrent le Doyen Alla Kane quand il cite les chiffres ci-après de la répression au Sénégal contre le PAI révélés par feu Maître Babacar Niang : «Du mois de mars 1962 au mois d’octobre 1975, la juridiction d’exception sous Senghor a prononcé plus de 300 années d’emprisonnement, plus de 200 années de travaux forcés à temps, plusieurs condamnations à perpétuité, dont deux condamnations à mort exécutées » (La Gauche : S’unir ou continuer de dépérir, Rapport du CNP, 8 août 2009).

Comme cela arrive toujours la répression va engendrer la division du PAI, d’où sera issu le PIT, LD/MPT, AJ, etc. Les nouvelles forces de gauche vont à la fois lutter contre le pouvoir semi-colonial, mais aussi lutter les unes contre les autres. Les démembrements issus du PAI vont tour à tour subir à leur tour la répression du pouvoir PS et certains connaître aussi la prison, la persécution, à l’instar des militants de Ferñent / M.T.P-S, dont notre regretté camarade feu Birane Gaye.

Le bipartisme semi-colonial

Une fois le PAI issu du Manifeste du 15 septembre 1957 et la révolte estudiantine, ouvrière et populaire de mai-juin 1968 écrasés, le régime PS va se donner le rôle de vitrine « démocratique » de la Françafrique en organisant le « multipartisme limité à quatre tendances ». La manœuvre politique avait pour but de forger la bipolarisation de la scène politique en marginalisant les forces révolutionnaires de gauche et patriotiques. Senghor se débarrassa du parti d’opposition réelle qu’était le RND de feu Cheikh Anta Diop, en l’interdisant tout simplement. C’est ainsi que naquit le PDS qui s’est auto-défini comme « parti de contribution ». Lequel fut autorisé à participer à un duel électoral avec Senghor en 1978.

Ainsi fut mis en route le processus qui allait conduire à imposer le domination de la scène politique sénégalaise par le bipartisme PS/PDS dans le cadre du « multipartisme intégral » institué par Abdou Diouf à partir de 1981. Les élections de 1983, de 1988, 1993 vont servir à installer ce bipartisme faisant de Abdoulaye Wade et du PDS le « chef naturel » de l’opposition. En 1993 il y eut une tentative de briser ce piège bipartiste avec la candidature de Landing Savané, puis en 2000 ce fut celle de Mademba Sock. Mais il faut dire que cet état de fait a été admis, entériné, théorisé, puis mis en pratique par la majorité écrasante des forces de la gauche jusqu’à l’alternance de 2000.

L’alternance et la monarchisation Françafricaine

(…) Beaucoup s’étonnent de la tendance actuelle à la monarchisation des pouvoirs africains. Les fils Eyadéma, Bongo, Khadafi, Wade illustrent cette tendance à la préservation du pouvoir au sein d’une famille non plus seulement politique mais biologique. Il s’agit ici d’une greffe féodale, celle de l’ancien régime africain qui a pactisé avec la colonisation, sur le nouveau régime semi-colonial Françafricain issu du régime colonial lui même.

Les bourgeoisies semi-coloniales africaines ont lié leur sort à la domination impérialiste et donc de dictatures militaires et civiles des années 1960, 70 et 80. Elles vont s’intégrer et s’adapter à la nouvelle restructuration multipartiste impulsée à la fin des années 1980 suite aux « conférences nationales ». La particularité de cette ère multipartiste réside dans le fait qu’elle a été la conséquence politique du triomphe de la pensée unique libérale, celle des plans d’ajustement structurel, celle de la dévaluation du Franc Cfa et des privatisations, qui se poursuivent encore aujourd’hui, du patrimoine économique national.

Un des graves effets du triomphe du libéralisme a été la dangereuse dépolitisation d’une partie de la jeunesse africaine universitaire, individualisée, affairiste et dépouillée de tous sentiments patriotiques, dont les fils Eyadéma, Bongo, Wade sont les purs produits caricaturaux. Il n’échappera pas ainsi à l’observateur attentif que la monarchisation Wadiste en cours est consécutive à la fois de ce bradage des biens nationaux et de celui en cours des terres urbaines et rurales. S’approprier le pays en se donnant le droit de vendre les terres est une caractéristique de la bourgeoisie Françafricaine dont la base sociale est à la fois féodale, ethnique ou religieuse et capitaliste.

Il existe même une alliance panafricaine de cette bourgeoisie aux contours idéologiques et économiques Françafricains, qui se soutiennent mutuellement. C’est le cas, selon certaines sources, entre les fils Eyadéma, Bongo et Wade, etc. L’impérialisme Français a manifestement choisi d’intégrer ce panafricanisme féodalo-bourgeois monarchisant dans sa stratégie de préservation du pré-carré françafricain, complément du dispositif qui consiste à intervenir militairement pour imposer ses proconsuls comme au Tchad ou à organiser des putschs électoraux comme au Niger (AREVA), au Gabon (Total), au Togo ou à soutenir les putschs militaire comme en Guinée (Lansana Konté puis CNDD).

L’expérience ratée d’une succession politique Françafricaine à l’Ivoirienne, qui a conduit à la séparation de fait du pays en zones contrôlées par le pouvoir issu des urnes et par les ‘rebelles’, avec à la clef l’intervention militaire française contre le pouvoir légal, est certainement un facteur explicatif de l’évolution vers la monarchisation françafricaine en cours. C’est là un nouvel arsenal de l’impérialisme français pour préserver sa sphère de domination semi-coloniale en Afrique.

L’alternance et la recomposition politique de la Gauche

Des forces politiques de la Gauche avaient participé au pouvoir du PS après la trahison, par le PDS et Abdoulaye Wade, de la révolte populaire anti-fraude électorale de 1988. La majorité de la Gauche s’est retrouvée au pouvoir une fois obtenue cette conquête démocratique qu’est l’alternance.

En fait le piège dans lequel le réformisme a conduit la Gauche est celui contre lequel mettait en garde avec une pertinence d’une actualité saisissante au Sénégal le clairvoyant F. Engels, en 1894, sur la situation italienne d’alors: « Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au nouveau gouvernement - mais toujours en minorité. Cela est le plus grand danger. Après février 1848, les démocrates socialistes français (...) ont commis la faute d’accepter des sièges pareils. Minorité au gouvernement des républicains purs, ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies votées et commises par la majorité, de toutes les trahisons de la classe ouvrière à l’intérieur. Et pendant que tout cela se passait, la classe ouvrière était paralysée par la présence au gouvernement de ces messieurs, qui prétendaient l’y représenter » (La révolution italienne à venir et le Parti Socialiste - P.486).

Les travaux pratiques de la collaboration au gouvernement de la bourgeoisie libérale semi ou néo coloniale ont provoqué des implosions au sein des différentes composantes de la Gauche et ont impulsé un processus nouveau de recherche d’unification. Les expériences en cours forcent à relativiser les divergences qui paraissaient colossales il y a quelques décennies. Elles révèlent aussi les erreurs commises par les uns et les autres et le grand travail théorique à faire pour maîtriser la science révolutionnaire.

L’évolution au plan international avec Chine, Vietnam, Corée du Nord, Cuba et l’Amérique du sud, ainsi que les expériences bolivariennes et la réémergence de la question nationale amérindiennes exigent de revoir nos « certitudes » à partir du critère de la pratique. Ces expériences nouvelles et celles qui prolongent l’époque du camp socialiste doivent inspirer nos réflexions et notre travail théorique et pratique pour frayer la voie à l’indispensable force de Gauche dont les travailleurs et notre peuple ont besoin pour s’émanciper et se libérer véritablement de l’oppression impérialiste.
L’enjeu aujourd’hui n’est plus les attributs officiels et apparents de l’indépendance politique, mais celui de l’indépendance réelle qui permet de rompre avec le cycle infernal du « développement du sous développement » inévitable parce que l’impérialisme tel une sangsue parasitaire suce nos pays les vidant de nos richesses naturelles, de son capital le plus précieux ses enfants et les transforme en un marché pour déverser ses marchandises.

Faisant le bilan de nos échecs, du PAI à nos jours, mais conscients que tous les progrès ont été possibles grâce à l’engagement de la Gauche, nous avons les moyens d’éviter à notre peuple la célébration des noces de diamant de l’alliance entre l’impérialisme et une bonne partie de la classe politique sénégalaise de la bourgeoisie collaboratrice. Voilà comment nous pourrons ainsi réinventer le 4 avril.

* Guy Marius Sagna et Diagne Fodé Roland sont membres de Ferñent/ Mouvement des Travailleurs Panafricains-Sénégal

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