Une fois de plus, la source d’un conflit africain remonte aux démarcations arbitraires de frontières non viables, établies par les puissances coloniales, conduisant à des guerres civiles. Entre la Guinée et la Sierra Leone, un différend demeure ainsi en état de latence à propos de la zone de Yenga. Pour Lansana Gberie, les discussions qui se sont engagent depuis longtemps n’offrent aucune garantie que cette localité, occupée dans le feu des représailles de l’armée guinéenne contre les rebelles du RUF, à l’époque de la guerre civile, va être rendue à la Sierra Leone dans un futur proche ou même lointain. Il s’inquiète des passions qui montent autour de cette occupation et estime que la CEDEAO devrait avoir une politique préventive sur la question.
Une mesure de sécurité prise par les Guinéens au cours de la brutale guerre civile en Sierra Leone, nécessaire et approuvée de part et d’autre, est en train de devenir une dispute de frontière qui menace la stabilité des deux Etats. Alors que le problème, qui tourne autour de la dispute de Yenga, est souvent dépeinte en terme romantique et inflammatoire par les poètes, les militants de la société civile et les journalistes en Sierra Leone, l’histoire elle-même sombre dans le ridicule.
Avant la guerre, Yenga était un minuscule et pauvre village de pêcheurs de moins de cent habitants et de dix vieilles masures Mais il est situé dans un réseau de voies navigables - quoique sous-développés - lié au bassin de la rivière Moa, formé par la convergence de trois autres rivières venant de la Guinée : le Mellacourie, le Fourecaria et le Bereira. Une grande partie de cette région, qui s’étend jusque loin dans le nord de la Sierra Leone et inclut le Rio Pongas et le Rio Nunez en Guinée, était connue autrefois sous le nom collectif de Mellacourie.
Jusqu’à sa notoriété récente, celui qui aurait émergé à Yenga au sortir de la route herbeuse, pleine de nids de poules, n’y aurait prêté aucune attention. Des endroits plus importants existent, comme Kailahun, Koindu, Bomaru et Sienga du côté de la Sierra Leone et Guekecdou et Forecariah du côté guinéen. C’était un village de pêcheurs sans grande activité, séparé de la Guinée par la rivière Moa. Toutefois, cet élément cartographique était purement fictif pour les populations vivant de part et d’autre de la rivière Moa : les populations se sont déplacées de part et d’autre de la frontière, sans restriction provenant de gardes frontières et ont maintenu des relations familiales avec ceux de l’autre côté de la rivière.Croyez le ou non, ceci était la vision des puissances coloniales, la Grande Bretagne et la France, lorsqu’elles ont délimité la région entre les deux empires en compétition. La nouvelle réalité politique et géographique, à la fin du 19ème siècle, s’est seulement exprimée à travers quelques deux douzaines de balises plantées par les Européens sur lesquelles flottaient les deux étendards. Mais ils ont séparé le peuple Kissy et ont même séparé des familles qui vivaient dans la région, les contraignant à intégrer des Etats sans qu’ils ne l’aient jamais demandé.
La délimitation de la frontière n’a pas été aussi sommaire que dans le cas de l’Ouganda, où un aventurier anglais en maraude en Afrique de l’Est l’a offert à la reine Victoria pour son anniversaire, mais la logique était la même : il n’y avait pas de considérations pour les Africains qui vivaient dans ces endroits et, naturellement, aucun souci quant à la viabilité future de ces deux Etats créés à la hâte. C’est principalement pour cette raison qu’Amos Sawyer a fait l’importante suggestion - qui n’a jusque là pas eu de suites – selon laquelle il conviendrait de prendre des mesures plus concrètes afin de créer une union politique des trois Etats du bassin de la rivière Moa (Sierra Leone, Guinée et Liberia)
Alors pourquoi est-ce que les populations paupérisées d’une Sierra Leone à l’armée défaillante et d’une Guinée qui vient juste d’émerger de conflits violents (liés à l’instabilité politique), tiennent-elles des propos concernant cette bande de terre comme s’ils voulaient allumer un nouveau conflit violent dans cette région ? Il y a, de toute évidence, de quoi avoir une sérieuse considération pour cette réalité.
J’ai passé récemment un après-midi sinistre avec un officier supérieur (et suralimenté) de l’armée de la Sierra Leone qui me disait, avec insouciance et sans aucune preuve, que tout ce dont les militaires de la Sierra Leone avaient besoin, c’était un ordre et Yenga serait reprise des mains des Guinéens promptement. Alors que j’écris ces lignes, il s’est développé un mouvement virtuel en Sierra Leone, du nom pittoresque de « Save Yenga, save Salone » (Sauvez Yenga, Sauvez Salone), avec une campagne qui a attiré des hommes des médias et des militants de la société civile, des poètes et des politiciens. L’un de ces politiciens, Musa Tamba Sam, qui appartient au parti d’opposition de Sierra Leone People’s Party (SLPP), a récemment tenté de mettre Yenga à l’agenda du Parlement, mais il a été sagement débouté par le président de cette institution. Cette question, a répondu ce dernier, est traité par voie diplomatique par le gouvernement. L’honorable Sam vient de Yenga, où il est né à l’époque où le village faisait encore partie de la chefferie de Kissi-Teng, dans le district de Kailuhun dans la province orientale de la Sierra Leone.
La retenue (non caractéristique) du gouvernement d’Ernest Koroma concernant le problème de Yenga, qui reflète la position de la précédente administration de Kabbah, est admirable. Si tous les autres problèmes nationaux de quelque importance avait été géré de la même façon calme et pondérée, depuis que Koroma est arrivé au pouvoir, nombre de sérieuses erreurs de jugement auraient pu être évitées. Comme le licenciement hargneux d’employés de l’administration soupçonnés de soutenir l’opposition, les attaques sur les infrastructures de l’opposition, et de nombreux autres actes vénaux qui traduisaient la mauvaise humeur de ce gouvernement.
La question de Yenga est, comme nous l’avons dit précédemment, la conséquence de deux éléments historiques : la colonisation par les Européens et une guerre civile post-coloniale brutale. Toutefois, pour une série de bonnes raisons, l’accent devrait être mis sur le passé plus récent. Parce que la Guinée n’a pas pénétré dans Yenga comme une force hostile. Elle est intervenue comme un ami poursuivant un ennemi commun, une force rebelle d’un barbarisme médiéval. La Guinée a en fait été un très bon voisin pour la Sierra Leone, volant au secours de son armée défaillante de nombreuses fois et accueillant des dizaines de milliers de réfugiés qui fuyaient les destructions des rebelles.
Mais revenons sur les origines coloniales.
Les 1355 pages de l’encyclopédie de Ian Brownlie « African Boundaries : a legal and diplomatic encyclopedia” (les frontières africaines: une encyclopédie diplomatique et légale) publiée par Hurst (Londres) pour le Royal Institute for International Affairs en 1979, contiennent de précieuses informations sur la genèse des frontières africaines. Le livre reproduit nombre de documents y compris les accords et la correspondance entre les Anglais et les Français, qui ont constituée la base des frontières entre la Sierra Leone et la Guinée. Le premier document est la Convention anglo-française du 28 juin 1882, qui précède la Conférence de Berlin de deux ans, au cours de laquelle l’Afrique a été partagée entre les Européens. Les Anglais ont accepté les revendications françaises sur la Mellacourie (dont, comme nous le notions précédemment, Yenga faisait partie) ce qui a effectivement assuré le contrôle aux Français de toute la région de Futa Jallon, la base de leur colonie en Guinée.
L’article 11 de la Convention déclare que « L’île de Yelboyah et toutes les îles revendiquées par la Grande Bretagne sur la Côte ouest de l’Afrique, sises au sud… aussi loin que la limite sud de… colonie de la Sierra Leone sera dorénavant reconnue par la France comme appartenant à la Grande Bretagne » et « Matacong et toutes les îles revendiquées ou possédées par la France sur la Côte de l’Afrique de l’Ouest vers le nord… jusqu’au Rio Nunez sont reconnues par la Grande Bretagne comme appartenant à la France »
Lorsqu’on le détaille, ce document s’avère plutôt imprécis et des accords successifs entre les deux puissances européennes l’ont considérablement modifié. En fait, la frontière actuelle n’a été établie qu’en 1912-1913. L’accord original, par exemple, mettait Pamalap et une grande partie du district de Kabala sous juridiction française. Toutefois, sous pression des marchands britanniques (la région était lucrative pour le marché de la cacahuète) les autorités britanniques ont renégocié avec les Français. En conséquence de quoi, ces places ont été cédées aux Anglais. Sir Edward Grey, le secrétaire aux Affaires Etrangères d’alors, qui n’a jamais visité l’Afrique, a proposé les derniers ajustements en janvier 1911.
Selon ce nouvel accord la rivière Moa ou Makona marquerait la frontière séparant les deux entités ; aucun des documents, qui sont par ailleurs précis sur le nom des endroits et de leurs conditions (par exemple, village en ruine, etc.), ne fait mention de Yenga. Il est presque certain que le village n’existait pas à l’époque. Mais le protocole final qui marque les frontières est précis : « la frontière suit le thalweg (une ligne qui connecte les points les plus bas d’intersection successives de la vallée) de la rivière Meli (provenant de Guinée) jusqu’à sa confluence avec la Moa ou la Makona, étant entendu que les îles marquées par les lettres A et B sur la carte attachée appartiennent à la France, cependant que les îles marquées C appartiennent à la Grande Bretagne. Le protocole signé à Pendembu, le 1er juillet 1912, a accepté la proposition de Grey qui veut que dans les six mois qui suivent la signature de l’accord, « il sera permis aux populations autochtones des territoires transférés de passer la frontière vers l’autre côté où il leur sera permis de s’établir avec leurs propriétés mobilières et leurs récoltes »
Grey a aussi proposé que là où une rivière forme une frontière, les populations des deux côtés de la rivière aient des droits égaux à la pêche. Et c’est là la pierre d’achoppement. Qu’en est-il si quelque chose de plus précieux que du poisson, comme des diamants ou du pétrole sont trouvés là ? Comment ces accords vont-ils s’appliquer ? L’accord dit seulement que l’usage des « forces hydraulique » de la rivière ne pourrait être autorisé que par les deux parties. Par ailleurs utiliser des rivières pour marquer des frontières peut poser problèmes : la rivière peut être asséchée (il y l’effet de serres dont personne n’avait entendu parler à l’époque) et des barrages peuvent altérer le cours de rivières.
En fait, le système fonctionnait très bien jusqu’à la guerre civile en Sierra Leone et la découverte par le Revolutionary United Front (RUF) des diamants de la Moa et l’occupation subséquente par la Guinée suite aux incursions du RUF. Cela fonctionnait en effet trop bien. Graham Greene, qui se prélassait un jour ou deux le long de cette frontière au début des années 1930, a marché de Kailahun en Guinée (alors la Guinée française), mais naturellement il ne mentionne par Yenga dans son récit de voyage en Afrique de l’Ouest, ‘Journeys without maps’ (Voyage sans cartes), un classique, compte tenu que très probablement il n’y a prêté aucune attention.
A propos de la frontière marquée par la rivière Moa, Greene écrit ‘’ qu’elle est à peu près deux fois aussi large que la Tamise à Westminster.’’ Et Greene fait encore une observation judicieuse : « la chose curieuse à propos de ces frontières, une ligne de rivière dans une terre désolée, sans passeport, sans douanes, sans barrière pour les nomades, est qu’elles sont aussi distinctes que les frontière européennes : sortir de son canoë et on se trouve dans un autre pays. Même la nature a changé ; à la place des forêts… un sentier étroit qui court tout droit devant, miles après miles, à travers de l’herbe à éléphants dans un paysage sans arbres. »
J’ai récemment visité la région. La luxuriante forêt pluviale de la Sierra Leone, qui avait tant impressionné Graham Greene a largement disparu, tombée sous la hache des pilleurs de forêts, généralement sans replantation, etc. On peut voir maintenant la même herbe à éléphant courir le long de la minuscule route que Greene avait vu du côté guinéen. Les troupes guinéennes en ont maintenant fermement pris le contrôle et ont récemment contraint un contingent politique de la Sierra Leone à désarmer leur service de sécurité avant de pouvoir entrer dans le pays.
Un mauvais signe. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. Le problème a commencé lorsque le RUF a attaqué un certain nombre de villes au sud de la capitale Conakry. La région hébergeait des dizaines de milliers de réfugiés qui fuyaient les attaques, après la campagne de destruction et de terreur que le RUF a infligée aux civils à l’intérieur de la Sierra Leone. Un peu plus tard le RUF a attaqué des villes et villages dans la région du ‘Parrot Beak’, émergeant de la Sierra Leone et de différents points du Libéria. Là ils ont causé beaucoup plus de destruction et de perturbations, forçant les Guinéens à quitter leur maison et rejoindre les 75 000 réfugiées de la Sierra Leone qui vivaient sur le côté guinéen de la frontière depuis plusieurs années.
Hormis «la note de bas de page humanitaire» concernant le conflit de plus grande notoriété qui se déroulait en Sierra Leone, les attaques du RUF n’ont guère suscité d’intérêt. A l’époque j’avais passé deux semaines dans la région pour compléter un rapport pour le ‘’Partnership Africa Canada’’ et j’avais noté que les Guinéens eux-mêmes avaient l’air confus. Suite à une attaque des rebelles sur Forecariah, à moins de 100 km de la capitale Conakry où demeuraient des dizaines de milliers de réfugiés provenant de la Sierra Leone et du Libéria, en début septembre 2000, Lansana Conté, le président de la Guinée a prononcé un discours enflammé à la radio et télévision d’Etat où il blâmait les réfugiées pour les incursions du RUF, avec pour conséquence de nombreuses attaques par la police guinéenne, des soldats et de milices civiles sur une population déjà traumatisée.
Les attaques sur Forecariah par le RUF, qui opérait depuis Kabala, une ville de la Sierra Leone proche de la frontière, étaient une diversion et les rebelles se sont retirés sans opposer de résistance à la contre-attaque des forces guinéennes. Néanmoins, des attaques mieux préparées et coordonnées devaient bientôt suivre. En janvier 2001, le RUF s’est déplacé de la Sierra Leone, avec les forces de Charles Taylor, dans la région riche en diamants autour de Macenta (dans la région des soi-disant forêts), Madina Oula (près de Kindia) et l’importante ville commerciale Guéckedou, laquelle était, comme Forecariah, le lieu de vie de dizaines de milliers de réfugiés. Les attaques sur Macenta et la destruction de Guéckedou a éveillé les Guinéens au fait que la crise était sérieuse. Les attaques se sont rapidement étendues, menaçant d’engloutir les districts autour de Bonankoro.
Finalement les Guinéens ont répliqué à un niveau proportionnellement. Avec l’aide cruciale des Etats-Unis (qui maintenait un programme annuel d’entraînement de l’armée guinéenne) et la France, la Guinée a acquis quelques hélicoptères blindés et des vieux bombardiers MIG qui ont été utilisés pour bombarder les bases rebelles en Sierra Leone et au Libéria. La Guinée a contribué à la formation de 1000 Donsos (le nom en langage kono pour les Kamajors ou les forces de défenses civiles), composé de Konos et de Kissis de la région de Yenga et du district de Kono, tout au long de la frontière entre la Guinée et la Sierra Leone pour contrer le RUF. J’en ai vu environs un milliers au cours de ma visite et j’ai aussi vu des officiers britanniques avec un engagement pour une période indéterminée pour la Sierra Leone, qui aidaient à la formation des Guinéens et des milices Donsu. La Guinée a mis le RUF en fuite et a contribué à accélérer le processus de désarmement en Sierra Leone : en effet, la Guinée a défait le RUF puis elle a occupé le côté Sierra Leone de la frontière y compris Yenga.
A la fin de la guerre, Kabbah a négocié le retrait de la plupart des troupes guinéennes mais des officiers mutins, engagés dans la lucrative exploitation des mines de diamants, ont refusé d’obtempérer et le président guinéen souffrant était simplement otage des militaires. Des mois après que les hostilités aient officiellement pris fin, un accord a été signé le 15 novembre par le ministre de l’Intérieur de la Sierra Leone, feu Hinga Norman, et son homologue guinéen, El Hadj Moussa Solano, confirmant les frontières établies à l’époque coloniale. Mais l’accord n’était pas final et prévoyait la mise sur pied d’une commission qui doit élaborer une résolution qui restaure Yenga à la Sierra Leone tout en assurant la sécurité des frontières de la Guinée, un objectif légitime de toute évidence. Mais les discussions s’étirent indéfiniment dans le temps et il n’y a aucune garantie que Yenga va être rendue à la Sierra Leone dans un futur proche, ou même lointain, au rythme où vont les choses.
Personnellement je ne vous pas de problèmes à la présence des Guinéens à Yenga, mais clairement ceci est un problème volatile au vu des tentative de politiser le débat. Mais tous les vagues discours de reprendre Yenga par la force devrait être découragé. Des propos qui attisent le feu, tels ceux tenus par certaines ONG comme World Vision (un groupe notoirement vulgaire qui a coutume de montrer à la télévision des Noirs pauvres et malades pour obtenir du financement) qui clame qu’il y a quelques années les troupes guinéennes l’ont empêché de construire une école à Yenga, devraient être fermement réprimer. Nombreux sont les villages pauvres des deux côtés de la frontière qui n’ont pas d’école en état de fonctionnement, alors pourquoi choisir Yenga, objet de litige ?
Il a été rapporté que le flamboyant ministre de la défense de la Sierra Leone, Paolo Conteh, a déclaré qu’il n’y avait aucun intérêt à négocier avec la junte guinéenne qui n’a été reconnue ni par l’ECOWAS ni par l’Union africaine. Cet argument n’est pas sans validité mais il était très peu judicieux de le mettre sur la place publique ; les discussions de café du commerce ont leur place, mais certainement pas au Ministère de la Défense ou toute autre instance gouvernementale.
Cependant que le président Koroma peut faire plaisir à ses électeurs et supporters en déclarant que la Sierra Leone et la Guinée sont sœurs et collaborent à une solution de la crise de Yenga sans avoir recours à un organisme international de médiation, la rhétorique enflammée qui a cours ailleurs n’est guère rassurante. Je pense que l’heure est venue pour ECOWAS de prendre des initiatives et de promouvoir des pourparlers entre les deux nations sur cette question. Il y a là de clairs signaux d’alarme …
* Lansana Gberie est un intellectuel de la Sierra Leone et un journaliste
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