Cameroun : Une nouvelle crise se prépare-t-elle ?
Nous avons procédé à une analyse non conventionnelle de la grave crise sociopolitique qui a secoué le Cameroun en février 2008 (voir pamabazula News n° 46 : Cameroun : Eléments explicatifs d’un soulèvement populaire) et dont les deux principaux éléments déclencheurs étaient le caractère insupportable de la vie chère et de la modification douteuse de la Constitution. Le fond de cette analyse consistait à situer les principales responsabilités au niveau de la politique antisociale de la bourgeoisie régnante et du comportement social provocateur d’une caste qui tient à s’éterniser au pouvoir. Toutes choses qui vont à l’encontre des attentes des populations défavorisées et des couches moyennes.
C’est ainsi que la résistance populaire s’est spontanément exprimée avec une force légitime correspondant à la gravité des préjudices sociaux et politiques subis depuis au moins deux décennies. Après une répression sanglante qui a fait des dizaines de morts dans la population, plus de 1500 citoyens condamnés à la prison ferme avec des peines parfois très lourdes, et des dizaines de blessés par balles dont la plupart s’en sortiront handicapés pour la vie, Paul Biya a promis de résoudre le problème. Qu’en est-il plus d’un mois après ? Nous fournissons ici des éléments complémentaires, relatifs aux développements de la situation post-crise.
Sur le front socio-économique
Un journal crédible de la place note : « Un mois après les décrets présidentiels défiscalisant certains produits de première nécessité, la situation n’a véritablement pas changé dans les marchés ainsi que d’autres commerces et supermarchés. En réalité, le sel, la farine, le poisson congelé et le riz ne se vendent pas encore aux proportions arrêtées unanimement entre le ministère du commerce et un groupuscule d’importateurs. Bref, ces produits coûtent toujours chers » (Nouvelle Expression du 08/04/2008). Il y aurait des divergences difficiles à gérer entre le ministère, les importateurs, les grossistes et les détaillants. Inutile de dire que les populations s’impatientent et se plaignent.
Le même organe de presse fait état de l’opinion mitigée du Gicam (Groupement Interpatronal du Cameroun). « Le patronat est encore réticent sur plusieurs points. L’inquiétude des opérateurs économiques réside dans le financement des mesures (gouvernementales). Ils se demandent où l’Etat prendra l’argent pour supporter les 8 milliards de F Cfa de plus sur la masse salariale et pour compenser les 45 milliards environ de pertes sur les recettes douanières. Pour Gicam, le risque est grand de voir apparaître de nouveaux impôts ou une accentuation du harcèlement fiscal, toutes choses qui, selon lui, "ne feraient qu’accentuer la précarité de la plupart des entreprises tout en compromettant dangereusement la situation de l’emploi". Dans l’ensemble, le patronat souhaite que l’Etat se prononce clairement sur le financement de ces mesures ».
La situation spéciale du gaz domestique et du ciment est la suivante : Le prix du ciment augmente depuis quelques mois et encore davantage ces dernières semaines, et le mouvement de hausse se poursuit toujours, sur fond de pénurie de ce produit. Il en est quasiment de même à propos du gaz domestique. Pour les deux produits, l’on invoque des travaux annuels de maintenance industrielle qui stoppent ou ralentissent la production. La spéculation de certains commerçants qui stockeraient la marchandise pour créer la rareté et hausser en conséquence les prix est aussi mise en cause.
Toujours est-il que les pouvoirs publics ne semblent pas en mesure d’assainir une situation qui dure depuis des années pour ces deux articles stratégiques, pénalisant lourdement les ménages. On en est arrivé au point où une pénurie de carburant a eu lieu il y a une semaine, entraînant la constitution de longues files d’automobilistes dans des stations services, notamment à Douala. La même explication avait encore été fournie officieusement : maintenance industrielle à la SONARA (Société Nationale de Raffinage).
Rappelons l’essentiel des mesures gouvernementales visant à répondre à la crise de février, dans le langage officiel :
- Allègement des charges sur les importations de certains produits de grande consommation ;
- Consolidation des aides à l’emploi des jeunes ;
- Recrutement de nouveaux agents dans la fonction publique ;
- Réexamen des prix des carburants, des tarifs téléphoniques et des commissions de banque ;
- Augmentation des salaires du secteur public de 15% et hausse de l’indemnité de logement de 20% ;
- Réexamen de la tarification et des coûts de la consommation d’électricité.
Il s’agit manifestement d’une très bonne littérature administrative. Mais à ce propos, la plupart des Camerounais demeurent sceptiques, étant donné qu’ils sont habitués aux promesses non tenues du pouvoir sur l’amélioration de leurs conditions de vie. Cette méfiance mêlée d’incrédulité et de mécontentement se manifeste d’autant plus facilement que les citoyens sont au courant des manœuvres dilatoires et des techniques de fuite des responsabilités que l’administration utilise après de beaux discours. Par exemple, il y a le procédé des réductions symboliques des prix. C’est le cas du carburant qui a baissé de 5 F. Cfa, alors que ses augmentations récentes étaient 10 fois plus élevées.
Il y a aussi la technique de la rumeur. On fait courir le bruit que les solutions sont imminentes, mais sans véritable précision ni moindre concrétisation immédiate. Mais comme elles sont imminentes, il serait sage d’attendre encore un peu et de ne pas interpréter les choses en termes d’inertie volontaire des pouvoirs publics. Beaucoup de manipulation et peu d’action significative : tel semble être le mot d’ordre officiel ici. En substance, il règne en ce moment une réelle insatisfaction populaire au Cameroun, par rapport à la tenue des promesses socio-économiques officielles.
Sur le front sociopolitique
Deux grandes affaires sont ici concernées : la révision de la Constitution et l’arrestation des grands pilleurs de fonds publics. Les gens appellent la première « opération "éternisation" au pouvoir » et la seconde : « opération épervier » (du nom d’un filet de pêche qui attrape les gros poissons : ces milliardaires mal enrichis bénéficient du sobriquet de baleines ; mais c’est aussi la désignation d’un oiseau de proie qui se saisit férocement de poussins imprudents et gourmands s’éloignant de la mère poule).
La modification de la Loi fondamentale du pays porte quant à elle ce nom parce que le principal article expressément désigné par le chef de l’Etat au cours d’une déclaration publique, comme devant être amendé, est le fameux article 6, alinéa 2, relatif à la durée du mandat présidentiel. Ce point précisait auparavant : « Le Président de la République est élu pour un mandat de sept (07) ans renouvelable une fois ». Le nouveau «6. 2» émanant encore de Paul Biya en personne, et qui lui est applicable, est le suivant : « Le Président de la République est élu pour un mandat de sept (07) ans. Il est rééligible ». En d’autres termes, la présidence à vie est maintenant instituée, étant donné que dans la plupart des « démocraties avancées et apaisées » africaines, parmi lesquelles le Cameroun, le Gabon, le Togo, le Tchad, etc., se vantent de figurer en bonne position, il est interdit, par une loi non écrite trônant au-dessus de la Constitution, que l’opposition remporte une quelconque élection d’envergure nationale.
Au sujet de la révision constitutionnelle, il faut dire que le projet de loi a été subrepticement introduit à l’Assemblée nationale le vendredi 4 avril 2008, pour être adopté le vendredi 11, à la veille du week-end, période par excellence de démobilisation des forces vives. Le texte a été jugé recevable par la commission des lois constitutionnelles au terme d’un débat de pure forme, malgré les objections fermes des partis d’opposition autonomes qui souhaitaient la voie d’adoption référendaire au cas où la thèse de la révision était retenue finalement.
Dominée comme l’ensemble du parlement par le parti-Etat RDPC, la commission a rejeté presque tous les amendements proposés, y compris ceux de certains députés du RDPC adeptes du mandat de 5 ans. Tout ce processus se déroule dans le huis clos. On notera que l’Union Européenne avait prôné un large débat national avant toute éventuelle révision constitutionnelle au Cameroun. La présidence a préféré ne pas suivre ce conseil d’ami.
La plupart des leaders d’opinion parlent de « forfaiture ». L’état d’esprit des Camerounais concernant cette situation évolue entre l’étonnement et l’abattement ou la grande colère. On n’arrive pas à croire que, nonobstant les risques de réactions incontrôlables d’origines diverses et même de troubles graves que comporte cette modification rejetée par la quasi-totalité du peuple camerounais et incomprise par l’opinion internationale, l’« opération "éternisation" au pouvoir » puisse tout de même avoir lieu.
Cette vaste entreprise d’autopromotion politique se déroule sous le couvert de l’« opération épervier ». Un cercle inconnu de réflexion occupant certainement une position centrale au sein de l’entourage se permet, de temps à autre, de désigner à la vindicte populaire tel ou tel ancien ou actuel dignitaire du régime, accusé d’importants détournements de fonds publics. Des interpellations policières hautement médiatisées et des campagnes de presse, financées ou non par le pouvoir, sont orchestrées depuis quelques semaines dans ce cadre. Il faut que le peuple, qui croupit dans la misère et qui sait casser à l’occasion, identifie les supposés responsables de sa situation et s’en prenne à eux au lieu d’en vouloir au régime et de refuser sa modification constitutionnelle.
On lance cet os au chien pendant que des détournements gigantesques continuent en douce. L’affaire Elf n’a-t-elle pas révélé que les dirigeants d’Afrique centrale encaissent personnellement un certain pourcentage sur chaque baril de pétrole ? Il est bon de rappeler que l’une des victimes de cette cabale, qui a écopé de plusieurs dizaines d’années de prison, avait signalé qu’il soustrayait des valises d’argent à sa banque des communes (Feicom) pour le compte de « qui on sait ». Telle est la mise en scène chargée de distraire les citoyens pour violer leur Constitution.
En réalité, beaucoup de gens ne sont pas dupes, bien que le montage ait des effets idéologiques inhibiteurs et trompeurs certains. L’on peut imaginer que s’il fallait vraiment appliquer aujourd’hui le mot d’ordre « rigueur et moralisation » lancé il y a un quart de siècle par Paul Biya, presque sans suite, la neutralisation des pillards professionnels de catégorie supérieure enlèverait aux Camerounais une si précieuse bourgeoisie bureaucratique et affairiste au point que, privés de leurs bienfaiteurs, les travailleurs se suicideraient tous, plongeant ainsi le pays dans le chaos. Ne serait-ce que pour cette raison, il vaut sans doute mieux interpeller seulement quelques malchanceux, et au moment opportun ! Dès lors, le déploiement de l’épervier marin ou céleste nous sort-il de la logique de la manipulation des symboles et des consciences ?
Sur le front sécuritaire
La décision de transmettre le projet de loi de révision de la Constitution a été précédée d’un renforcement de la militarisation du pays qui a fait dire à certains que le Cameroun était en état de siège. Selon Le Messager n° 2586, « on a sonné le rassemblement, le 3 avril 2008, au Quartier général des forces armées à Yaoundé. Même des militaires permissionnaires ont rappliqué. Et il y a comme une patrouille discrète qui sillonne la capitale. De source bien informée, les forces de défense sont en état d’alerte. Une situation pas du tout fortuite. C’est que, relève-t-on, le gouvernement RDPC a parachevé sa stratégie pour saisir l’Assemblée nationale en vue de l’introduction du projet de modification de la Constitution ».
Traduisant le sentiment général, le journal pense que si le projet aboutit, « le gouvernement devra affronter une rude résistance de la rue (car) le souhait d’une bonne partie du peuple était que l’on maintienne le dispositif de limitation du mandat présidentiel à 7 ans renouvelables une seule fois. Donc que le projet du gouvernement ne rentre jamais au Parlement ».
Le 7 avril, la même publication revient sur le sujet en constatant que des barrières des forces de répression sont présentes dans les grands axes routiers du Cameroun et notamment entre Douala et Yaoundé. Il y en a au moins trois où de nombreux policiers, gendarmes ou militaires descendent tous les passagers des bus interurbains, contrôlent leur papiers et prennent 1000 F Cfa à ceux qui sont dépourvus de pièces officielles. Le journaliste précise : « Aucune information n’ayant circulé quant à cette militarisation soudaine des grandes villes du Cameroun, les supputations vont bon train. En fait, il semblerait que le gouvernement de Paul Biya, méfiant depuis les évènements sanglants de février dernier, a décidé de prendre les devants en anticipant toute tentative éventuelle de soulèvement après le dépôt à l’Assemblée nationale, vendredi 04 avril, du projet de loi portant sur la révision constitutionnelle. On sait que lors des manifestations violentes de la dernière semaine de février 2008, des slogans hostiles à cette révision se sont fait entendre, allant de fait dans le même sens que les positions de nombre de leaders politiques de l’opposition et de la société civile. Ces positions tranchées prévenaient contre toute modification de la Constitution, notamment l’article 6. 2 qui fixe la limitation du mandat présidentiel ».
La paranoïa sécuritaire n’a pas cessé depuis les évènements de février. Si les tueries gratuites perpétrées par les forces de répression ont pris fin, le harcèlement et l’intimidation des populations se poursuivent. Ainsi par exemple, le député SDF Jean-Michel Nintcheu a été interdit de sortie du territoire à l’aéroport de Douala, où son passeport a été saisi et où il fut gardé à vue au mois de mars 2008. On pourrait aussi mentionner des contrôles abusifs, des patrouilles nocturnes de militaires et des rafles sauvages dans certains quartiers des villes contestataires, notamment Douala et Bamenda.
Outre ces tracasseries, l’on continue de procéder à des arrestations arbitraires. C’est ainsi que Lapiro de Mbanga, le musicien bien connu, vient d’être incarcéré cette semaine pour avoir commis le crime gravissime de produire une chanson intitulée « Ne touche pas à ma Constitution ». On peut rappeler que ce titre a un rapport avec un vaste mouvement de la société civile qui fédère de nombreuses associations de jeunes et d’adultes opposées à la présidence à vie, pudiquement baptisée « révision constitutionnelle ».
L’artiste Joe la conscience défend la même cause. Il est emprisonné depuis février, coupable d’avoir voulu marcher seul entre sa bourgade de Loum et le palais présidentiel (plus de 300 km) pour dire NON à l’amendement du 6. 2. Quant au maire RDPC et président de la sous-section du parti-Etat dans la localité de Njombe-Penja, Paul Eric Kingue, il a été suspendu de ses fonctions par la hiérarchie et incarcéré à Nkongsamba depuis le 27 février, sous les motifs de « complicité de pillage en bande et incitation à la révolte » lors des évènements, alors que les médias avaient plutôt laissé entendre qu’il jouait un rôle d’apaisement, étant relativement influent dans la région. La « démocratie avancée et apaisée » compte ainsi de nouveaux et authentiques prisonniers politiques dans ses geôles, auprès des Edzoa Titus et autres.
Sur le front de la démagogie périlleuse
Une immense activité de bavardage politicien d’intoxication est entreprise depuis fin février jusqu’à maintenant par des provocateurs officiels. Leur démagogie touche à la question ethnique et à la question des « apprentis sorciers » (supposés organisateurs cachés des « émeutes et pillages » de février). L’Etat a ainsi poussé certains chefs traditionnels et personnalités autochtones de Douala et Yaoundé à s’en prendre aux ressortissants bamiléké et anglophones résidant dans ces villes, les accusant d’avoir quitté leurs quartiers périphériques pour piller et casser dans les quartiers des natifs de ces cités.
Ce qui suppose que les membres des autres ethnies ne se sont pas impliqués dans le vaste mouvement de résistance populaire à la vie chère et à la présidence à vie, et qu’ils sont d’accord avec la politique en vigueur. Ce qui suppose aussi que les Bamiléké et les Anglophones sont capables de tout pour prendre le pouvoir aux Camerounais civilisés. Bien sûr, on sait que de telles choses n’ont pas de sens et sont fausses, mais il faut chercher des boucs émissaires et briser la solidarité populaire transethnique que les évènements ont mis en évidence, quitte à créer des faux conflits.
A la suite du discours inquisiteur et musclé du chef de l’Etat le 29 février, divers hauts responsables politiques du parti-Etat et autres éléments rompus dans l’art de la recherche antiscientifique ont mis principalement en cause le parti d’opposition dite radicale SDF et son chef. On a également parlé du CODE, mouvement de Camerounais fonctionnant à l’étranger et très peu connu au Cameroun. Curieusement, aucune preuve n’a été fournie et aucune arrestation n’a eu lieu. Bref on est dans la dénonciation calomnieuse. En réalité on sait que la thèse des « apprentis sorciers » est une fable et qu’on cherche simplement à faire peur aux gens et à montrer qu’on a des services de renseignements efficaces. Mais si tel était le cas, comment se fait-il qu’on n’ait pas pu prévoir ces évènements et les étouffer dans l’œuf ?
Si des manipulateurs ont existé, peut-être alors provenaient-ils de certains milieux du parti-Etat où grouillent des pêcheurs en eaux troubles et autres semeurs de confusion, prêts à n’importe quoi pour s’éterniser dans l’entourage et bien vivre éternellement aux dépens du peuple !
* Dr Nsame Mbongo est professeur à l’université de Douala
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