Nigeria : N’était-ce qu’un rêve de quinze jours?

En apparence les choses sont revenues au statu quo ante au Nigeria, mais les gens ne font pas l’expérience de tant de solidarité, de pouvoir sans être transformés. La barrière de l’apathie a été renversée et il y a eu une prise de conscience

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La "révolution" nigériane est-elle révolue ? N’était-ce qu’un bref moment de notre histoire lorsque tout le monde s’est rassemblé croyant que cette fois ce serait différent ? Ou y a-t-il eu une prise de conscience durable ? Emmanuel Iduma compare les quinze jours de révolte à un rêve dont on se réveille avant que de s’en retourner à la routine :

"L’horizon de votre rêve était une vie meilleure, une forme différente d’existence, une différence tangible et mesurable. Vous avez compris que le débat concernant l’abolition du carburant subventionné était une véritable occasion pour rêver le changement, parce que cette protestation qui couronne toutes les protestations, parce que cette protestation semblait naturellement logique. Mais vous avez oublié que lorsqu’on rêve on ne sent rien. La nuit passe si vite et bientôt vous serez réveillé."

Il est fort possible que les Nigérians se sont réveillés et il semble qu’ils soient retournés à leurs affaires quotidiennes. Mais les gens ne font pas une telle expérience de solidarité et de pouvoir pour demeurer inchangés. La barrière de l’apathie a été renversée et, oui, il y a une prise de conscience. Sa profondeur et sa durabilité restent à voir. L’élan a été brisé le vendredi 13 janvier, lorsque les mouvements syndicaux ont demandé une pause de deux jours au cours du week end afin de "récupérer". Il aurait été mieux si le NLC avait dit qu’il avait besoin de deux jours pour négocier plutôt que de faire croire aux gens que ce n’était qu’un début alors que c’était la fin. On n’a guère été surpris lorsque, le lundi matin, les syndicats ont passé un accord avec le gouvernement pour arrêter le prix du carburant à 100 nairas. Les menaces de PENGASSAN d’arrêter la production pétrolière, et donc de faire tomber le gouvernement, s’avèrent n’avoir été que du vent. Sur son blog, Notes from Atlanta, Farouq A Kperogi, lorsqu’il commente la capitulation du NLC, exprime tout haut ce que beaucoup pense tout bas :

"Alors les syndicats du Nigeria, totalement discrédités, ont confisqué la révolte, ont endormi le peuple avec un faux sens de solidarité et ont finalement éteint le feu révolutionnaire qui incendiait les fondements même de la classe dirigeante nigériane… Le Nigerian Labor Congress et le Trade Union Congress n’ont rallié les manifestations massives que trois jours après les faits. De toute évidence ils ont été esquissés par le président Jonathan et ses agents qui devaient contribuer à contenir et, si possible, à mettre un terme à la conflagration qui allait les consumer. Dès le départ, j’ai, en privé, exprimé le souci que le Nigerian Labor Congress infiltrerait et diluerait la révolte du peuple".

Exactement une semaine après la fin des manifestations, Boko Haram a de nouveau frappé. Cette fois c’était une bombe qui a créé le carnage à Kano et a fait entre 180 et 250 morts et des centaines de blessés (des chiffres précis diffèrent et le nombre de morts continue de croître). Le bain de sang et la totale impunité avec laquelle Boko Haram continue de dévaster le nord du Nigeria, presque quotidiennement, laisse le pays traumatisé. Seulement 48 heures après la bombe à Kano, le groupe a attaqué des villes dans l’Etat de Bauchi et on rapporte qu’il y a eu une autre bombe à Kano. Avec près de mille morts depuis 2009, les Nigérians continuent de spéculer sur qui sont ces gens du Boko Haram et comment il se fait qu’ils puissent continuer de tuer aussi librement. L’opinion générale est qu’il s’agit d’un groupe disparate, doté de nombreuses têtes. Il semble avoir des appuis aussi bien à l’intérieur du gouvernement que dans leur communauté et la campagne d’attentats à la bombe est une réponse au meurtre, en 2009, de leur chef Muhammad Yusuf et d’autres membres de la secte. A noter que c’était presque deux ans avant que Jonathan ne devienne président.

Olly Owen développe ses arguments dans African Arguments, mais nous rappelle également qu’il y a, dans le delta du Niger, "une persistance du sous-développement et de la mauvaise gouvernance". Je voudrais ajouter qu’il y a là un danger similaire de réductionnisme, dans le cas de la secte, qui consiste à les étiqueter d"islamistes radicaux" sans considérer leurs origines ou le contexte matériel dans lequel ils se sont développés.

"Les spéculations médiatiques désignant l’ancien gouverneur Ali Modu Sherrif comme le "père" de Boko Haram" étaient largement à côté de la question (les musulmans pieux gardent leur distance face à ce genre de politique), mais il est juste de dire que l’administration et d’autres, dans la région, ont crée les conditions pour l’extension de l’extrémisme en favorisant la loi du plus fort, des politiques corrompues de voyous tout en négligeant totalement les services de base et l’éducation…

Les érudits religieux, comme le dirigeant de la secte Muhammad Yusuf, ont prêché en faveur des pauvres, message admiré même par certains Chrétiens dans les villes et a aidé concrètement ses fidèles par exemple avec des programmes de micro-crédit, Il n’est pas non plus surprenant que le mouvement manifeste une antipathie marquée à l’égard de l’Etat. Le mouvement, après tout, est né dans une région qui a vu d’autres soulèvements millénaires comme celui, dans les années 1980, du mouvement Maitastine qui a fait de l’évasion au-delà des frontières, de la contrebande et des migration autour du Lac Tchad, un mode vie."

Le manque de réaction du président Goodluck Jonathan aux bombes du jour de Noël ont laissé aux Nigérians le sentiment qu’il avait soit peur des éléments de Boko Haram dont il dit qu’ils ont infiltré son gouvernement, soit qu’il soit simplement incompétent ou peut-être les deux. Il a finalement ouvert un œil et a pris conscience de l’urgence de la situation en exigeant que l’inspecteur général de la police et tous ses adjoints démissionnent immédiatement afin de procéder, de toute urgence, à une réorganisation de la police. Toutefois la question demeure : pourquoi lui a-t-il fallu autant de temps, en particulier suite à l’évasion du seul suspect de la bombe de Noël alors gardé par cent policiers qui n’ont rien fait ? Le nouvel inspecteur général, MD Abubakar (ancien commissaire de police dans l’Etat de Plateau) a une histoire douteuse et a été décrit comme fanatique religieux par la commission de Niki Tobi. Pas vraiment un bon début pour une nouvelle force de police. Le blogueur Yomzie explique :

"Ce même MD Abubakar a été inculpé pour complicité dans le meurtre horrible du Dr Shola Omoshola et la commission Oputa a recommandé sa destitution. De même, la commission judiciaire Niki Tobi, qui a traité la crise de Jos de 2001, a recommandé la mise à la retraite de l’inspecteur général de police adjoint, zone 5, Muhammad Abubakar. Abubakar a été le commissaire de police de l’Etat de Plateau pendant la crise’’.

La police nigériane est peut-être l’institution la plus corrompue et la plus violente du pays, une force qui a joué un rôle majeur dans tout le pays, en terrorisant la population au nord, dans le delta du Niger et d’autres parties du pays. Elle s’est rendue coupable d’exécutions extrajudiciaires, de viols, de torture, de prostitution forcée dans le delta du Niger et il n’y a pas de raison de penser qu’elle agit autrement ailleurs dans le pays. Owen suggère une "révolution tranquille" afin de créer un nouveau modèle de maintien de l’ordre dans les communautés plutôt que la "police anti-terroriste, de plus en plus paramilitaire, pourvue de toujours plus de gadgets de haute technologie qui coûte les yeux de la tête. Ce sont ces tactiques de terrain qui peuvent contribuer à détecter le crime et l’extrémisme, à rassembler des renseignements et à construire des partenariats et à obtenir la confiance du public".

Je voudrais aussi suggérer un recrutement local de policiers, venus des communautés locales qui peuvent avoir un intérêt à établir une relation de confiance avec la communauté. L’impression que le gouvernement a peur est étayée par les déclarations de deux politiciens du nord qui ont demandé que Boko Haram soit amnistié. Naija Pundit :

"Le speaker de la Chambre des Représentants, Aminu Tambuwal, a pressé le gouvernement fédéral de pardonner aux membres de la secte islamique de Boko Haram et d’accorder l’amnistie. "Pardonnez-leur, amenez-les à la table de négociations afin de discuter avec eux de comment mettre un terme à ce problème". Il y a environ un mois, Buba Galadima, le secrétaire national du Congress for Progressive Change (CPC), mené par Muhammadu Bari, a déclaré la même chose à la BBC, en particulier que le gouvernement fédéral sous-estimait le soutien dont Boko Haram jouit au sein de la population… Au cours de cet entretien, Buba Galadima a raisonné de la façon suivante : "Pourquoi le président n’a-t-il pas écrasé la population du delta du Niger ? C’est une question posée par beaucoup de gens dans cette partie du pays. A la place ils sont récompensés pour la destruction économique du Nigeria qu’ils ont provoquée. Pourquoi la même chose ne peut-elle être vraie pour Boko Haram ? Les gens ont une certaine sympathie pour certains principes et idées", a-t-il dit à la BBC. Si les gens ont le sentiment qu’on leur refuse quelque chose ou qu’ils subissent une injustice, alors il y a des probabilités pour qu’ils se fassent justice eux-mêmes.

Je ne peux imaginer que le peuple nigérian soit d’accord pour offrir une amnistie à Boko Haram même si c’était possible, ce dont je doute fort. Trop de sang a été versé et les conséquences pour le pays dépassent l’aspect des bombes mais affectent le projet national de "One Nigeria". Les équipes des médias sociaux nigérians peinent à contrer l’insistance des médias internationaux qui veulent que les attaques de Boko Haram fassent partie d’une guerre de religion entre Chrétiens et Musulmans. Je soutiens entièrement ce point de vue. Mais si nous grattons un peu, on s’aperçoit que sous la surface, des tensions entre les religions et les ethnies existent bel et bien et qu’elles ne peuvent être ignorées. Le fanatisme religieux est en passe de devenir endémique dans les deux religions. Le pays est en train d’être noyé par un Dieu qui vient de toutes les directions, mais peut-être que la pratique religieuse peut être une force unificatrice.

Les tensions demeurent entre le delta du Niger et le reste du pays. La région a été largement absente des protestations. Au contraire, les voix dominantes et bien plus perturbantes sont venues de militants et d’ex-militants qui, le samedi 14 janvier, ont fait une déclaration qui appelait toute la population du delta à protéger Goodluck Jonathan et lui enjoignaient de rentrer chez elle.

La déclaration de Niger Delta Occupy the Niger Delta [NDOND] est dans son essence un préambule à la sécession. Ce qui peut avoir précipité la déclaration signée par Annikio Briggs n’est pas clair, qui, en décembre et jusqu’au jour précédent, a exprimé des doutes quant à la validité de l’abolition du carburant subventionné. Elle avait également insisté sur le fait que si cette abolition devait avoir lieu, elle doive être conditionnelle. Elle a taxé les subsides de "mère de la corruption", ce qui me paraît très pertinent.

"Les subsides eux-mêmes sont la mère de la corruption. Je soutiens leur abolition mais cette position est fondée. Un des éléments est que les Nigérians ne vont pas payer un kobo de plus qu’ils ne peuvent se permettre pour payer du pétrole. Deuxièmement, il doit y avoir une enquête transparente sur la fraude perpétrée au nom des subsides. Il est maintenant très clair qu’il y a eu quelque chose de frauduleux dans cette affaire. Comment se fait-il que le Nigeria ait commencé à payer des subsides à trois compagnies en 2006 et qu’en 2011 et que les compagnies qui encaissent des subsides soient au nombre de 77 ? Il doit donc y avoir une enquête publique et ces compagnies doivent expliquer aux Nigérians en quoi elles sont qualifiées pour avoir droit à des subsides.

Troisièmement, le gouvernement doit informer les Nigérians de l’état de nos raffineries. Comment se fait-il que nous ayons quatre raffineries et qu’aucune ne fonctionne ? Ceux intéressés à établir des raffineries dans différentes zones géopolitiques n’y ont pas été autorisés. Quel est le problème lorsque les gens peuvent illégalement raffiner grossièrement du cru et encore en avoir à revendre ? C’est là ma position et celle de Agape Birthright, l’organisation que je représente (« Sunday Sun », Décembre 18 2011. « Reps are anti-people Ankio Briggs. Par Daniel Alabrah)

Ainsi c’est avec consternation que j’ai lu la déclaration du NDOND qui pourrait miner des années de lutte dans le delta du Niger. Bien qu’il semble que ce soit un point de vue minoritaire, c’est la voix entendue au-dessus de toutes les autres. Par exemple, un article qui est supposé avoir été publié par un groupe d’ex-militants MEND (pas moyen de savoir qui est derrière ce nom) "Can this government do the job ? (Ce gouvernement peut-il remplir sa mission)", n’a pas été publié.

"Le Nigeria est littéralement en train de partir à vau l’eau sous la houlette du président Jonathan. Et ce ne sont pas là les propos d’un détracteur ou d’un ennemi… Il semble que le gouvernement du Nigeria du président Jonathan a complètement perdu le contrôle de la situation dans le pays et n’est plus à même de garantir la sécurité, de protéger la vie et la propriété des Nigérians respectueux des lois". Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est plutôt effrayant que des meurtriers puissent planter 20 bombes, y compris des grenades, dans la deuxième ville du pays, qui ont fait plus de 200 morts, sans que le gouvernement et toute sa machinerie aient été capables de repérer la chose afin de protéger le pays de toute l’horreur, l’embarras et le scandale qui se sont abattus sur lui. Même pendant la guerre civile nigériane, entre 1967 et 1970, je ne me souviens pas qu’il y a eu un endroit où 20 bombes et grenades ont été jetées sur une même ville le même jour.

Boko Haram continue de se renforcer. Chaque jour il devient plus élaboré et plus ambitieux cependant que le gouvernement fédéral continue de s’affaiblir, semble plus petit et plus pusillanime.

Revenons maintenant à la manifestation massive. Beaucoup a été dit sur l’absence des femmes lors de ces manifestations, ce qui va à l’encontre de l’histoire de la résistance des femmes dans le pays. Mais le lundi 17 ceci a changé lorsque des centaines de femmes de Kaduna se sont rassemblées dans une action qui devait empêcher leur éviction de leur foyer ancestral par les Nigerian Air Force.

" Les femmes portaient des pancartes avec des inscriptions en hausa du genre ‘Bamu da gida sai Titi (ce qui signifie : le seul abri qui nous reste est la rue). Les femmes ont aussi protesté contre l’attaque physique contre l’une d’entre elles par des soldats appelés en renfort pour contrôler les femmes. Un incident qui a failli dégénérer avec l’intervention des jeunes, des maris et les forces de sécurité amenées dans la région. L’incident, qui a aggravé l’anxiété dans la ville, a généré une paralysie totale du trafic entrant et sortant dans Kaduna pendant bien trois heures. Les efforts combinés de la police, des militaires, de fonctionnaires gouvernementaux et des dirigeants communautaires ont été requis pour calmer les nerfs des femmes qui ont insisté pour rester dans la rue, celle-ci restant leur seul abri. Relatant leurs griefs, Madame Monica Musa a déclaré à la presse que plusieurs années auparavant, l’Air Force les avait expulsées de Ungwan Waziri, "un village où se trouve la tombe de nos ancêtres, sans compensation. Nous avons dû venir ici en 1984. Ils nous ont suivi et ils ont détruit nos maisons et nos terre"

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Le 25 janvier, le soulèvement en Egypte a eu un an. Le jour précédent, la Twittersphere égyptienne rapportait que Maikal Nabil avait été libéré après avoir été incarcéré. "Dix mois de la vie de Maikal ont été galvaudés. Il n’aurait jamais dû être arrêté. Son casier judiciaire doit être effacé et il doit recevoir des compensations pour son épreuve", a-t-elle continué.

"Tout au long de son procès, les autorités égyptiennes ont fait montre d’un manque de respect total pour ses droits. Parfois il semblait jouer avec sa vie, laissant sa santé se détériorer si gravement que nombreux sont ceux qui ont craint pour sa vie". Nabil, le blogueur incarcéré, considéré comme le premier prisonnier politique d’Egypte, après avoir été emprisonné par la junte au début de l’an dernier, a été libéré" a écrit son frère Mark sur Twitter.

Tous les chemins mènent à Tahrir au cours "des jours heureux de la révolution". « Egyptian Chronicle » parle de l’espoir et du courage qui a soutenu une année entière de protestations continues " La grande réalisation de cette révolution consiste dans le fait qu’elle ramené l’espoir aux Egyptiens et leur a rappelé qu’ils avaient une voix que le monde entier écoutera. Puisse Allah bénir les âmes des martyrs et la vie des blessés. Puisse Allah bénir les Egyptiens même ceux qui ont pensé que la révolution était une mauvais chose"

C’est une révolution à laquelle nous avons tous participé même si c’était seulement en regardant la TV ou en consultant les blogs et Twitter. Elle nous a tous inspiré et tout au fond de nous-même nous espérions qu’elle aboutisse. Ainsi elle a apporté l’espoir à des millions de personnes. Alors que nous célébrons une année de Réveil africain, inspiré par un jeune homme courageux, Mohammed Bouazizi, je ne peux me défaire de l’impression qu’il manque quelque chose d’important. Après une année, nous n’avons pas encore réussi à créer une solidarité transfrontalière. C’est comme si nous étions tellement absorbé par notre propre soulèvement que nous ne saisissons pas l’occasion de partager et soutenir notre action avec d’autres

D’une certaine façon je comprends cela : les révolutions sont un rude ouvrage. Tout le monde doit être physiquement et mentalement épuisé et en réalité, autant en Tunisie qu’en Egypte, le travail vient à peine de commencer. Mais j’espère qu’au cours des 12 mois à venir, les militants seront capables de dépasser leurs frontières, ne serait-ce que pour de bref contact, pour qu’on se salue.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSÉ PAR PAMBAZUKA NEWS

* Sokari Ekine blog a Black Looks – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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