Le dilemme africain : La transition entre où et où ?
La justice transitionnelle cherche à aider les sociétés à accepter les héritages des violations à grande échelle du passé afin de désigner les responsables, de servir la justice et parvenir à une réconciliation pour un futur démocratique et sans violence. Mais ses fondations et ses mécanismes sont pleins de dilemmes.
Il n’est pas rare d’entendre des militants, des communautés et le public en général, demander ce qu’est la justice transitionnelle. A partir de quoi entamons-nous une transition et vers quoi ? Ceci semblera simple aux avocats de la justice globale mais la question montre l’ambiguïté du concept.
Comme champ de recherche et de "pratique", la justice transitionnelle lutte afin d’accéder aux domaines politique et académique, alors que de nombreux critiques mettent en cause ses défauts aveuglants et ses faiblesses dès lors qu’il s’agit d’aborder les atrocités du passé sous des régimes répressifs ou durant une guerre civile.
De nombreux pays comme le Burundi, le Rwanda, le Kenya, la Côte d’Ivoire, le Soudan, la République centrafricaine, le Mali, la Libye et plus récemment le Sud Soudan, pour ne mentionner que ceux-là, ont été confrontés à de nombreux types de troubles civils, de guerres et de conflits au cours de la période post-coloniale. De nombreux autres conflits sont toujours en cours dans ces pays ou se sont transformés en d’autres types de conflits
Alors que la communauté internationale a cherché à intervenir, différents processus ont été suggérés et mis en œuvre afin de rendre justice aux victimes de violence individuelle ou collective, de demander des comptes à ceux qui sont responsables de violence et de violations des droits humains, d’établir la vérité, d’obtenir réparation pour les victimes, de réformer les institutions de l’Etat et de scruter les fonctionnaires publics afin de promouvoir la responsabilité.
Il est supposé que ces processus de justice transitionnelle :
- réaliseront un idéal de justice pour ceux qui sont vulnérables et impuissants dans la société. La justice transitionnelle essaie de contribuer à la coexistence sociale et à la stabilité démocratique.
- mettront un terme à l’impunité nécessaire pour éviter la récidive de violations généralisées et systématiques,
- démantèleront ou réviseront les structures qui ont causé les graves violations en premier lieu - ce qui est considéré comme une précondition pour le secteur judiciaire et sécuritaire,
- enquêteront, accuseront et puniront les responsables d’atrocités de masse comme moyen de décourager des individus et les groupes aux idées similaires,
- s’engageront dans une introspection honnête concernant le passé pour établir la vérité ; ce qui est cathartique et offre de meilleures perspectives pour la stabilité de la société dans le post conflit que l’indifférence et le déni. Il est aussi supposé que les sociétés qui se confrontent à leur passé se portent mieux que celles qui ne le font pas
- créeront des institutions qui fonctionnent bien grâce à des réformes et l’autorité de la loi, conduisant à une réponse de l’Etat quant aux intérêts de la population en général et l’inclusion des secteurs de la société les plus démunis.
Toutefois, une évaluation critique de ces hypothèses et présupposés montre autre chose. Divers mécanisme comme les processus de quête de la vérité en Afrique du Sud, en Sierra Leone, au Kenya et en Côte d’Ivoire ont démontré leur complexité dès lors qu’il s’est agi de non seulement rechercher la vérité mais encore de remplir d’autres mandats comme la réconciliation et la justice.
Si l’on se réfère aux procès pénaux d’individus portant la plus grande responsabilité dans la violence au Kenya, en République démocratique du Congo, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire, on remarque que ces cas sont très politisés et ont peu de chance de pourvoir à la réconciliation des communautés qui étaient en conflit. Les supporters de l’ancien président Laurent Gbagbo, en Côte d’Ivoire, demandent pourquoi l’autre partie au conflit, qui était grandement responsable des atrocités en 2010, n’a pas été inquiétée par la Cour pénale internationale. Les réparations en faveur de victimes d’atrocités au Kenya, en Afrique du Sud et en Côte d’Ivoire ont été soit ternies par la corruption, la malgestion ou des promesses vides aux populations qui luttent pour reconstruire leur vie.
Par exemple, en Afrique, peu d’entre ceux qui ont participés à la Truth and Reconciliation Commission (Trc) ont reçu une compensation. Pas plus que les survivants n’ont été consultés lors du projet sur les Regulations relating to community reparations (règlement relatif à la réparation aux communautés). Au-delà de la publication dans la Government Gazette, le gouvernement n’a rien entrepris pour s’assurer que les victimes soient au courant et comprennent le règlement. Il n’a aussi donné que trois mois aux intéressés pour commenter le règlement. Les victimes sont restées les victimes pour toujours, sans aucun effort pour reconstruire ce qu’elles ont perdu.
Pendant que la justice transitionnelle cherche à aider les sociétés à "digérer" des héritages de violations à large échelle, afin de demander des comptes, servir la justice et parvenir à la réconciliation pour un futur démocratique et sans violence, de nombreux dilemmes ont émergé. L’un d’entre eux consiste en la tentative de séparer la victime du bourreau. Le droit humanitaire international a promu la distinction entre combattants et non-combattants, entre victimes et bourreaux, entre responsabilités individuelles et collectives et entre autres des violations, commanditaires et exécuteur des ordres.
A beaucoup d’égards, ce processus a échoué à prendre en compte les dynamiques complexes de la plupart des conflits en Afrique où des combattants de communautés en conflit ont été engagés dans des combats et des attaques revanchardes qui ont conduit à une perte massive de vies humaines et propriétés. Dans ces scénarios il est difficile de distinguer la victime du bourreau.
La transition dans ce contexte doit aussi se demander si la loi seule peut assister de telles communautés afin de passer de l’état de guerre à une paix durable. Une autre question est de savoir si la poursuite pénale des responsables de crimes au cours d’un conflit est pour générer une culture de paix et des structures qui garantissent la non répétition de tels conflits.
Si l’on doit accorder du crédit au processus de quête de la vérité pour que les communautés puissent progresser dans leur confrontation avec un passé atroce, il faut repenser ce mécanisme. La Trc en Afrique du Sud a montré des faiblesses au cours de son existence. Elle a présumé que rassembler les bourreaux afin qu’ils confessent leurs crimes entraînerait une réconciliation automatique. Cette réconciliation, à ce jour, n’a pas eu lieu, parce que le Commission n’a pas attaqué le cœur des pratiques de l’Apartheid qui a crée une profonde division entre les races pendant près d’un siècle, y compris le déplacement forcé de millions de personnes. Ce sont les mêmes défis qui se posent dans le cas du Kenya, du Mali et de la Côte d’Ivoire au cours de la conceptualisation, de la clarification du mandat et des enquêtes sur les évènements et surtout pour aller au cœur de ce qui a causé la violence et les conflits.
La question qui se pose maintenant est celle-ci : est-ce que toutes ces commissions ont permis à ces pays africains de faire la transition vers le présent et le futur que ces peuples souhaitent ? Il y a des doutes. Le Kenya est un exemple classique : le rapport de la Truth, Justice and Reconciliation n’a pas été rendu public par le gouvernement, parce que la plupart de ses membres ont été présentés de façon négative pour leurs nombreuses violations des droits humains. Ce qui signifie que ses recommandations, bien que tièdes, restent à mettre en œuvre car plusieurs procès ont été classés afin d’empêcher le procureur général de donner suite à ses recommandations.
De nombreux analystes ont vertement critiqué la Commission pour le dialogue, la vérité et la réconciliation (Cdvr) en Côte d’Ivoire pour n’avoir rien fait pour réconcilier les parties au conflit. Le problème a commencé avec la légitimité de son président, accusé par l’ancien président Laurent Gbagbo d’être un allié de l’actuel président Alassane Ouattara. De plus la question s’est posée sur la période sous enquête, question jugée politiquement sensible.
Le mandat de la Cdver était de documenter les abus et les causes d’une crise qui a duré une décennie, suite au coup d’Etat de 1999 et de la mutinerie de l’armée en 2002. Ceci n’a pas inclus les nombreux conflits qui ont eu lieu avant cette période et qui ont créé le marécage politique actuel en Côte d’Ivoire. La transition peut-elle vraiment avoir lieu dans un tel scénario où l’amnésie est sélective dans l’application de la justice ?
Il est intéressant de noter, dans les transitions qui surviennent après un régime autoritaire, que presque tout le monde a souffert de la répression dans de nombreux pays africains. Mais un élément manque dans cette discussion concernant les atrocités du passé commises par des dirigeants autoritaires : leur collaboration avec des gouvernements du Nord et de l’Est dans la formation des agents de en matière de torture, la vente d’armes ou le soutien aux groupes rebelles d’autres pays. Ceux qui sont en faveur du procès des despotes en Afrique ont oublié, de manière sélective, de se souvenir qu’ils avaient des alliés à l’étranger, absents des accusations.
Il est du domaine public que des atrocités massives et généralisées et de graves violations des droits humains ont été commises par les gouvernements coloniaux. Ces violations étaient systématiques et délibérées. Elles devaient dissuader les Africains de s’élever contre le règne colonia. Les effets ont été profonds et la vérité n’a nulle part été documentée. Pendant que d’énormes efforts ont été consentis pour chercher la vérité concernant les crimes et atrocités dans des conflits générés en Afrique par des gouvernements africains, ils ont omis de considérer la violence structurelle qui a été créée par des injustices historiques sous la colonisation il y a plus de 50 ans ou par d’autres occupants antérieurs à cette période. Pourquoi cette histoire du passé est-elle délibérément absente du radar de la justice transitionnelle ?
L’un des mécanismes les moins populaires de la justice transitionnelle a été la réforme des institutions de l’Etat, pour en faire des institutions servant les citoyens et promouvant l’intégrité après avoir été répressives et corrompue. Ces réformes dépendent d’une volonté politique et de citoyens actifs. Dans le cas du Kenya, les recommandations sur les institutions à réformer comme la police, le judiciaire et les services civils ont été dur à mettre en oeuvre. Certains des individus qui étaient impliqués dans de graves violations au cours des opérations de sécurité ne sont toujours pas inculpés et sont encore en fonction.
Des groupes de la société civile et des analystes de sécurité ont critiqué le processus d’examen de la police en raison de nombreux retards, de manque de transparence et pour ne pas prendre en compte le public de façon adéquate. Ce processus, commencé en novembre 2013 et qui sert à examiner le contexte professionnel de chaque officier de police du Kenya, qui en compte 78 000, n’en a examiné à peine 1000. Il est possible que le processus ne soit pas achevé à la date butoir d’août 2015. Il est permis de se demander comment il peut y avoir des réformes de telles institutions si le système générateur de corruption et d’abus de pouvoir n’est pas démantelé. Comment une transition peut-elle avoir lieu si les officiers de sécurité vivent dans des conditions déplorables qui les déshumanisent ?
Enfin, lorsqu’on mentionne un conflit en Afrique, il y a toujours une connexion rapide et étroite avec les ressources naturelles comme facteur déclanchant. Ceci pourrait être en partie vrai, mais le discours sur la justice transitionnelle est muet quant aux responsabilités des multinationales qui ont financé les économies de guerre, largement intéressées par le résultat du conflit. Dans le cas du Congo, ces opportunistes n’ont pas été tenus responsables pour leur rôle dans les violences faites aux femmes, aux hommes et aux enfants.
Les victimes de décennies de conflits ont-elles une chance d’obtenir justice grâce à la justice transitionnelle dans la situation actuelle ? Le plus grand souci est que des pays qui sont en conflits comme le Sud Soudan s’appuie sur les mêmes modèles de justice transitionnelle, sans grandes modifications. Mais où sont passés la créativité et l’ingéniosité africaine ?
Pour conclure, je dirais que les processus de justice transitionnelle, s’ils mis en œuvre tel quels, omettraient de prendre en compte les nombreux contextes et dynamiques des sociétés africaines. Malgré tout, pour ne pas être pessimistes, nous devons considérer un nombre de suggestions en faveur d’un discours et d’une pratique de justice transitionnelle transformative. En somme :
- Il est nécessaire de s’éloigner de la priorité excessive donnée aux processus de justice de rétribution formelle qui ont prolongé la récupération dans le post-conflit parce qu’ils absorbent la plupart des ressources et de l’énergie au détriment d’autres stratégies de transformation du conflit. Il ne doit pas être supposé que les accusations sont dissuasives. En effet, les valeurs sociétales dissuasives se trouvent dans l’éducation et des processus d’éducation plutôt que dans la punition.
- Il est important d’apprécier que l’approche actuelle de la justice transitionnelle est enracinée dans l’hégémonie néolibérale qui met la priorité sur la laïcité. Ceci est bien éloigné du point de vue africain qui conjugue la foi et le communautarisme pour rétablir la paix. Les approches de la justice transitionnelle doivent se recentrer sur les réalités de la plupart des communautés africaines ainsi que sur leurs besoins de récupération.
- La justice transitionnelle en Afrique est lourdement financée par l’extérieur. Les Africains doivent renoncer à cette dépendance et financer leur propre guérison du passé à partir des ressources humaines et naturelles qui leur sont échues en partage.
- Du point de vue du genre, il est nécessaire de se demander ce que la transition signifie exactement et quand la violence disparaît du domaine public pour envahir l’espace privé. La justice transitionnelle doit reconfigurer les relations de genre en confrontant la masculinité violente et hégémonique et expliquer pourquoi la violence se produit avant, pendant et au cours du conflit. Les mécanismes doivent être attentifs à ne pas perpétuer des hiérarchies de genre préexistantes de même que la discrimination.
- Les mécanismes de justice transitionnelle doivent veiller à ne pas faire des gens qui ont souffert des atrocités de nouvelles victimes, en manquant de reconnaître leurs efforts pour échapper de leur situation d’impuissance et reconstruire leur vie en dépit de l’adversité. Les mécanismes doivent reconnaître la continuité des besoins des victimes avant, pendant et durant le conflit.
- Il ne peut y avoir de transition du passé si nous omettons de mettre en cause la formation des Etats/nations en Afrique, qui a été un des facteurs de violence structurelle manifestée de différentes façons.
- L’Afrique doit être claire sur le genre de relations, de structures et systèmes que nous voulons maintenant et à l’avenir lorsque nous faisons la transition. Ceci, à mon avis, ne peut être réalisé par les gouvernements actuels ou futurs. C’est le mouvement populaire en faveur de la justice et de la transformation qui peut écrire cette page de l’Histoire
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** Georges Mwai travaille pour Fahamu Africa. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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