Le corps en flammes d'un sans-patrie, le gel de l'information et de la politique
Un Ivoirien en instance d’expulsion de l’Italie à tenté s’immoler par le feu. Naïf, voire confiant dans son prochain, en supposant qu'il n'y a rien de plus puissant qu'une torche humaine pour attirer l'attention et secouer les consciences. Il n'avait pas pris en compte que son geste tombait en pleine campagne électorale italienne. Ni prévu que dans la majorité des chroniques éphémères, ce ne serait pas lui la vedette de l'événement, mais ceux qui lui ont porté secours, un policier et une fonctionnaire.
Imaginez être un jeune de nationalité ivoirienne, ayant eu la chance de débarquer en Europe pour échapper aux horreurs de la guerre civile et au no future. Imaginez que vous ayez demandé une protection internationale et qu'un jour, en revenant de Hollande, à l'aéroport de Fiumicino, on vous informe du rejet de votre demande et donc de l'ordre de rapatriement. Imaginez le sentiment d'humiliation et d'impuissance absolues, la panique et l'angoisse pour le sort qui vous attend : le retour dans un pays qui, bien que finalement sorti d'une décennie de guerre civile, est encore traumatisé et parcouru par des miliciens issus de diverses factions qui terrorisent la population.
À ce stade, essayez d'imaginer comment vous réagiriez. Il n'est pas à exclure que vous vienne à l'esprit un acte ostentatoire de protestation, à la hauteur de l'injustice, de l'humiliation, de l'impuissance qui vous sont imposées. Et qu'y a-t-il de plus réalisable et ostentatoire qu'un suicide par le feu ? Mourir pour mourir, vous direz-vous peut-être, autant s'en aller en se révoltant contre l'injustice et en criant au monde votre désespoir.
Nous parlons, bien sûr, du jeune Ivoirien de dix-neuf ans qui, le 14 février dernier, a tenté de se suicider par le feu et est actuellement hospitalisé à Rome dans des conditions très critiques. A ce geste spectaculaire, les médias dominants, au moins ceux en ligne, ont consacré initialement des articles approximatifs, sans aucune piété, dans lesquels le plus important étaient les "moments de peur des passagers". Ça, le jeune Ivoirien n'y avait pas pensé. Il n'avait pas pris le temps de penser que son "acte fou" aurait effrayé les passagers, pas plus qu’il n'avait prévu que dès le lendemain il aurait disparu de la page d'accueil des grands quotidiens italiens.
Pourtant, il doit avoir conçu son suicide par le feu pour ce qu'il est : l'acte de protestation par excellence, le geste subversif de soustraction violente de son corps à la violence du système, pour citer Jean Baudrillard. Il a été naïf, voire confiant dans son prochain, en supposant qu'il n'y a rien de plus puissant qu'une torche humaine pour attirer l'attention et secouer les consciences. Il n'avait pas pris en compte que son geste tombait en pleine campagne électorale. Ni prévu que dans la majorité des chroniques éphémères, ce ne serait pas lui la vedette de l'événement, mais ceux qui lui ont porté secours, un policier et une fonctionnaire: les véritables «héros», comme les définit Il Messaggero. Qui, plus tard, comme La Stampa e le Corriere della Sera, ajoutera au moins à son article les déclarations de Christopher Hein, directeur du Conseil italien pour les réfugiés (Cir) qui dénonce fermement cette énième tragédie causée par le "règlement Dublin"et la faillite du système européen de protection.
On peut se demander si le geste autodestructeur du jeune Ivoirien ouvrira une brèche minuscule dans la «rationalité» du système. Qui sait s'il va produire ne serait-ce qu'une légère perturbation dans la vie politique, toute investie dans une compétition électorale aussi féroce que médiocre. Qui sait si le "geste fou" aura droit à un quelconque commentaire, du moins de la part des tête de liste des formations du centre-gauche et de la gauche, si avares, au moins dans leurs programmes officiels, de parole donnée aux diasporas, qui sont pourtant une part constitutive de notre monde.
Dans le meilleur des cas, celui de la liste Révolution civile (1), quelques lignes essentielles sont réservées à ce sujet, mais dans une section consacrée à la laïcité et la liberté : y sont demandées l'abrogation de la loi Bossi-Fini, la fermeture des Centres d'identification et d'expulsion, une "nouvelle législation en matière d'immigration" ainsi qu' "une loi pour le droit d'asile et la citoyenneté à ceux qui sont nés en Italie". Bien sûr, ce sont des objectifs tout à fait acceptables, mais énoncés de manière succincte et sans contexte: il n'y a pas le moindre d'embryon d'analyse en ce qui concerne la centralité politique de la question des droits des migrants, des réfugiés, des Roms et de la lutte contre le racisme. Pas plus que n'est soulignée leur valeur stratégique, si on veut casser la culture berlusconienne qui imprègne une grande partie du pays.
Plus récemment, en réponse à Amnesty International, Antonio Ingroia ajoutera, à juste titre, que "la politique des refoulements doit être rejetée une fois pour toutes". En ce qui concerne l'un des points essentiels de l'appel – la discrimination, les expulsions forcées et la ségrégation des Roms - il répondra que "cette tendance doit être inversée tant par des financements adéquats pour la sécurité qu'en visant des modèles à long terme d'assistance" Aucune référence à la nécessité de démanteler le système des "camps" en faveur de solutions de logement décent, pour ne citer que l'une des questions centrales.
Le programme de Sel (Gauche, écologie et liberté) est encore plus réduit, se limitant à quelques objectifs, non articulés entre eux et intégrés dans un paragraphe consacré à l'Europe: "la libre circulation des personnes, notamment pour garantir le droit de chercher du travail", "tous les droits civils, sociaux et politiques, avec des règles claires, pour les femmes et les hommes venant du monde de l'immigration "," citoyenneté par la naissance ","extension du droit d'asile" et "reconnaissance du droit de vote aux immigrés résidents". Ailleurs, dans le paragraphe sur la crise et la gauche on évoque la "propagation de comportements xénophobes et racistes" et dans celui consacré au travail on évoque le dépassement du caporalat (2), dont les principales victimes sont des migrants. La discrimination et la ségrégation des Roms, la loi Bossi-Fini et les Cie ne sont pas nommés.
Un conseil à nos candidats. Qu'ils oublient un moment la campagne électorale. Qu'ils étudient, en particulier les nombreux juristes inscrits sur les listes, les circonstances du rejet de la demande de protection internationale présentée par le jeune Ivoirien et pourquoi - comme le demande Christopher Hein - il n'a pas été informé de son droit d'interjeter appel. Qu'ils s'engagent pour qu'il soit autorisé à rester légalement en Italie. Ils en profiteraient aussi sur le plan électoral : le nombre de personnes impliquées dans le mouvement antiraciste ou simplement sensibles à ces questions qui se demandent si elles vont aller voter n'est pas négligeable.
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Texte traduit par Tlaxacala (source d’origine : http://bit.ly/XT1WI0)
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NOTES (du traducteur)
1 ) Révolution civile est le nom d'un mouvement politique de gauche et de centre-gauche créé le 28 décembre 2012 pour soutenir la candidature du magistrat Antonio Ingroia aux élections générales italiennes de 2013. Il est soutenu par l'Italie des valeurs, la Fédération des Verts, Refondation communiste, le Parti des communistes italiens, ainsi que par le Mouvement orange de Luigi de Magistris.
2) Caporalat : phénomène mafieux d'exploitation illégale de la main d'œuvre, principalement dans le bâtiment et l'agriculture et dans le sud de l'Italie.