La métaphore des relations entre les races au Brésil
Le cas d’Amarildo, un adolescent afro-brésilien, torturé à mort par la police brésilienne représente la dépossession des Noirs et le racisme institutionnalisé dans la société brésilienne cependant que la population noire des favelas continue à être confrontée aux stéréotypes raciaux qui déshumanisent et, finalement, tuent.
"Selon les registres du système d’information sur la mortalité, entre 2002 et 2010, quelque 272 422 Noirs ont été assassinés, avec une moyenne annuelle de 30 269. Mais en 2010, ce chiffre était de 34 983" (« La couleur du meurtre, carte de la violence 2013 », p.38)
Le mot "métaphore" suggère le transport. Dans le cas d’Amarildo, un adolescent brésilien tué par la police, nous voyons surtout un potentiel plutôt qu’une action [1] et un changement de signification dans les relations entre les races au Brésil, qui révèle un défi pour la société brésilienne. Pourquoi le cas témoigne-t-il plus d’un potentiel que d‘une action ? Qu’est-ce qui permet à des Noirs, dépossédés de pouvoir, de continuer à rester invisibles, à être torturés et tués dans notre pays ? Que révèle cet épisode sur la manière dont le racisme reste une partie de notre société ?
Dans quelle instance ce racisme est-il manifesté et reproduit ? La disparition d’Amarildo est informative pour ceux d’entre nous qui cherchent à comprendre les aspects significatifs de nos sociétés et de notre pays, particulièrement en terme de race. Amarildo, est "juste une autre Silva qui brille dans les étoiles" [2], qui est aussi son père. Ils étaient pauvres, vivaient dans une favela [3] et étaient assistants maçons. Et Amarildo était noir.
Où est Amarildo ?
Selon l’enquête de police, l’assistant maçon, Amarildo, a été torturé à mort. Il a été vu pour la dernière fois le 14 juin, en compagnie de la police militaire, au moment où il quittait le container de l’Unité de pacification de la police (Upp, Unidade de Policia Pacaficador) à Rocinha, Rio de Janeiro. Selon l’enquête, Amarildo, un épileptique connu, a été tué après avoir reçu nombre de chocs électriques et a été asphyxié avec un sac en plastique. Après des mois de pression de la part de la famille et du public dans différentes parties du monde, qui demandaient une réponse à la question " Où est Amarildo ?", il s’est avéré que plus de dix policiers étaient impliqués, y compris un major de la police militaire, dans cette affaire. Néanmoins, le corps d’Amarildo n’a pas été retrouvé.
Ce cas a attiré l’attention sur une situation sérieuse, avec les craintes et la violence dont font l’expérience ceux qui vivent dans les favelas de Rio de Janeiro. Au-delà de la question du territoire, il y a aussi le poids historique du racisme qui sévit au sein de la société brésilienne. Etre un "favelado" (quelqu’un qui vit dans les favelas) et un pauvre représentent une double stigmatisation au Brésil.
Selon le dictionnaire, stigma signifie avoir des cicatrices, être marqué de façon infamante. [4] Dans la Grèce antique, les cicatrices [5] " étaient la preuve de quelque chose d’extraordinaire ou peut-être de mauvais qui montrait le statut moral que l’on présentait au monde. Ces marques étaient faites avec des coupures ou du feu sur le corps et pouvaient signifier que la personne qui portait ces marques était un esclave, un criminel ou un traître, une personne marquée, rituellement polluée, qui doit être évitée en particulier dans des espaces publics" [6]
Les esclaves africains, transportés de force au Brésil, étaient marqués au fer rouge dès le moment de leur capture. Ils portaient sur leur corps les marques de la corruption, de la dégradation morale et spirituelle, ainsi que celle du continent africain, lequel, selon l’auteur français Victor Hugo, était un continent sans histoire. [7]. Maudit par Noé, tous les enfants de Ham, les Hamitiques, devaient être réduits en esclavage. [8]. Ils étaient vus comme dépourvus d’âme, sans histoire, sans discipline et sans moralité, des biens divers qui traversaient les mers dans la soute d’un navire marchand.
"Ils quittent la plantation de cannes à sucre, attachés et rompus et oh ! et combien de fois sont-ils partis et ont été vendus ? Avec quel mépris leurs corps ont-ils été rompus et détruits par la mer ? Sermonnez finalement et marquez au feu la tombe où ils reposent et ainsi, ils ont été sermonnés et enterrés. Tant de fois ils sont vendus et revendus, emprisonnés, saisis, tirés, et, si libérés de la prison du port, ils ne sont pas libérés des tourments de la mer, de l’exil, ni l’exil, ni les taxes ni l’assurance d’être vendu et acheté par des chrétiens, ce qui est aussi risqué que d’être emmené à Alger pour être vendu aux Maures". [9]
C’était le marquage au fer rouge et les stigmas qui ont légitimé la condition d’esclave au Brésil. Dans les villes de la République (après que le Brésil ait déclaré son indépendance du Portugal) , les gens continuent de stigmatiser ceux qui n’ont pas de maison, la maison qui signifie dignité et moralité et qui ont été classé comme inférieur aux autres races, en possession de gènes inférieurs. Bien que libre, la condition des anciens esclaves et des travailleurs manuels a disqualifié la population noire pour accéder à la citoyenneté de la jeune République. Le racisme, tel que manifesté à la fin du 19ème siècle par des théories de "blanchiment" de la population (au travers de l’importation de la population migrante européenne) et la consolidation de "civilisation blanche" au Brésil ,en diluant et diminuant l’influence des Noirs dans le pays. Discriminés en raison de leur peau noire et de leur mémoire de l’Afrique, beaucoup d’anciens esclaves ont trouvé refuge dans les collines.
En dépit des réformes des cités mises en œuvre au début du 20ème siècle par Perreira Passos, les favelas ont émergé, avec de grandes populations noires, des métisses et des pauvres qui étaient attirés par ces nouveaux espaces. Alors que le 19ème siècle est devenu le 20ème siècle, le terme "favela" a pris une connotation négative, représentant tout ce que la jeune République ne voulait pas être, en terme binaire, l’ordre versus le désordre (évident dans des maisons en paille) [10], l’intérieur des terres versus la côte, la favela versus un espace formel, noir versus blanc, barbarie versus civilisation et stagnation versus progrès.
L’étiquetage et la stigmatisation des favelas
Les favelas en sont venus à représenter le désordre et l’absence de morale, en partie en raison de la (dés)organisation de leurs habitants : des Noirs, des métisses et des pauvres. Même aujourd’hui, "favela" est souvent vu comme la négation de la cité et de l’urbanité. C’est bien connu qu’une partie importante de notre société brésilienne a été construite sur cette vision du monde et de la société, basée sur l’acceptation d’une hiérarchie raciale longtemps renforcée par l’expérience historique des Brésiliens.
Par exemple, au-delà du fait d’être résident des favelas, les plus grandes victimes de la violence urbaine sont ceux qui défient le trafic de drogues en vivant quotidiennement avec ses effets et en étant étiquetés simplement parce qu’elles partagent le même espace que le trafic de drogues. Il est utile de se souvenir qu’au début de l’enquête concernant la mort d’Amarildo, le délégué Ruchestor Marreiros a accusé Amarildo de garder les armes des trafiquants de drogues et voulait envoyer Elisabete Gomes da Silva, épouse d’Amarildo, en prison, l’accusant d’être complice dans le trafic de drogues !
Toutefois, le chef de la police, Orlando Zaccone, n’a pas estimé les preuves suffisantes et il n’y a pas eu de suite. Dans un dossier plus récent, il y a eu le cas du meurtre d’un jeune Noir du nom de Paulo Roberto Pinho de Menexes. Là, les médias n’ont fait preuve d’aucune retenue en rapportant qu’il était probablement un usager de la drogue qui, à l’occasion, a aussi travaillé avec la police.
La mère du garçon, Fatima dos Santos Pinhos de Menezes, et ses voisins, ont affirmé que Paulo Roberto a été torturé et tué par une unité de l’Upp à Manguinos, Rio de Janeiro. Ici, le pouvoir devient visible : comment les gens du groupe dominant, proche du pouvoir, stigmatisent les autres, ceux dans des positions inférieures qui assument leurs stigmas ; lesquels deviennent subitement une force qui divise et différencie la société. Dans ce cas, la différence était raciale, territoriale et morale, outre les marqueurs de classe sociale comme le revenu et l’instruction. [11] Amarildo était un assistant maçon. Il était pauvre et vivait dans une favela.
Selon une étude intitulée "la couleur de l’homicide", du coordinateur des études sur la violence à l’université d’Amérique Latine (Flasco), Júlio Jacobo Waiselfisz, entre 2001 et 2010, durant la période au cours de laquelle le nombre de jeunes Blancs tués a diminué de 27,1% dans tout le pays, le nombre de jeunes Noirs tués a augmenté de 35,9%. "La carte de la violence 2013" montre qu’en 2010 presque 35 000 Noirs ont été tués dans le pays. D’autres recherches montrent qu’entre 2002 et 2011, quelque 50 903 jeunes Blancs sont morts contre 122 570 jeunes Noirs, une différence d’approximativement 150%. En dépit de cette disparité, ces chiffres ne montrent pas une augmentation des meurtres des Noirs, qui a augmenté de façon beaucoup plus modérée au cours de cette période, mais plutôt le déclin des homicides des jeunes Blancs qui nous permet de voir la stigmatisation persistante déterminée par la couleur de la peau.
CONFRONTER LE RACISME COMME CAUSE DE MORT DES JEUNES NOIRS ET DES PAUVRES
Basé sur les données du système d’information sur la mortalité, du ministère de la santé, les recherches révèlent qu’au Brésil les principales victimes de la violence sont de jeunes Noirs à l’instruction médiocre. Le racisme est une raison principale de ces crimes. Il est également possible d’affirmer que les stratégies politiques de sécurité et de protection des citoyens sont manifestement différentes selon la couleur de la population et de leur lieu de résidence.
Waiselfisz pointe trois facteurs qui déterminent la situation : premièrement, une culture de violence qui est présente dans la société. Une recherche montre qu’au Brésil il y a une tradition de résolution des conflits par la violence et la mort, un héritage qui a ses racines dans l’esclavage, Deuxièmement, il y a un grand nombre d’armes à feu et d’autres armes en circulation et enfin l’impunité. "Ces éléments devraient préoccuper un pays qui prétend n’avoir pas de frontières raciales, ethniques , religieuses ou politiques. Ceci montre un degré élevé de morts violentes, bien plus important que dans de nombreuses autres parties du monde où il y a eu des guerres, civiles ou internationales", [12] a noté le chercheur.
Concernant l’absence apparente de conflit armé dans le pays, l’adoption de politiques publiques de sécurité hautement militarisées, non seulement aux frontières du pays, mais récemment aux "frontières " des favelas et des zones formelles de villes brésiliennes, mérite d’être notée. Dans un commentaire sur l’état de la sécurité publique, Rodrigo Pimental, parlant sur Globo Network TV, la première édition de Rio de Janeiro du 18 juin, a affirmé que " le fusil devrait être utilisé pendant la guerre, dans des opérations politiques dans les communautés et les favelas. Ce ne sont pas des armes à utiliser dans les zones urbaines". [13] La hiérarchie ici exprimée entre "favela" et "zones urbaines" est claire et s’étend à l’évidence également aux habitants de ces zones. Il est également clair que le combat contre le crime dans les favelas s’apparente à une guerre.
En 2010, le secrétaire à la sécurité, José Mariano Beltrame, a déclaré " qu’un coup de fusil à Copacabana est une chose et dans les favelas de Coréia une autre chose". En juin de cette année, une journaliste travaillant pour Globo News, Leilane Neubarth, a fait une transmission en direct d’une protestation de ceux qui vivent dans la Cité de Dieu (Cidade de Deus) dont la plupart sont noirs, demandant de la civilité, l’identité brésilienne, la dignité et la légitimation de leurs actions, affirmant qu’ils se trouvent comme "un peuple insignifiant". [14]
La guerre contre la drogue qui a été entreprise par la police, militaire et civile, et endossée par la société civile, pointe vers une nécessité urgente pour un débat sur la démilitarisation de la police de sécurité et pas seulement la police militaire. Ceci pas seulement à cause de la violence, mais aussi en raison de l’institutionnalisation du racisme au sein de la société qui doit être combattue. La "culture de violence" qui a émergé comme conséquence des stigmas raciaux et territoriaux et la militarisation du secteur de la police publique produisent régulièrement - il faut le dire - des cas de tortures et de morts chez les jeunes Noirs des favelas.
Le secrétaire national de la jeunesse reconnaît le problème comme "affectant spécifiquement les jeunes Noirs" [15] et a tenté d’établir des stratégies pour aborder le problème. Selon Fernand Papa, du secrétariat national pour la jeunesse, l’an dernier, le gouvernement a donné sa première réponse à la crise par la création "d’un plan pour la jeunesse vivante". Ce plan vise à aborder les exigences de la société civile par beaucoup plus d’actions gouvernementales, par différents programmes - le plan contient environ 40 éléments - qui seront réalisés en partenariat entre les Etats et les municipalités afin d’atteindre les jeunes Noirs par ces moyens politiques. Soutenant cette orientation, la loi 10.639/03, qui célébrera ses dix ans cette année, est essentielle parce qu’elle rend obligatoire l’enseignement de l’histoire du continent africain et de la culture afro-brésilienne à l’école, valorisant finalement les Noirs et leurs descendants.
LE RACISME INSTITUTIONNALISE DANS LES FORCES DE POLICES BRESILIENNES
Il est essentiel de débattre de la dangereuse association entre les stigmas raciaux et territoriaux avec la militarisation de la police de sécurité publique. Mais ce n’est pas cela seulement. Il est aussi nécessaire que la société prête attention à l’acte - la disparition d’un assistant maçon qui vivait dans une favela - qui parle à son potentiel. Ce cas rassemble des caractéristiques malheureuses dans un seul homme.
Amarildo était surtout noir avant d’être assistant maçon. Il était noir et pauvre et vivait dans une favela et il a été victime du racisme historique présent dans notre société. Il a été victime de la police de sécurité et de la police militarisée. Il a été une victime de la guerre contre la drogue. Il a été stigmatisé racialement et territorialement. Amarildo est à l’instar de millions de Noirs, tenus à l’écart et torturés depuis les premières traversées de l’Atlantique. Ils ont été déshumanisés, ils ont perdu leur nom et leur patronyme, sont devenus invisibles en raison de la fameuse marque de dégradation morale. Ils étaient des travailleurs manuels, Amarildos, transportés et partageaient différentes significations, diverses identités, expériences et cicatrices. Ils étaient noirs, pauvres, assistants maçons et habitants des favelas.
Le plus important c’est que nous demandions " qu’est-il arrivé à Amarildo ?" que nous nous interrogions sur comment notre société et nos institutions ont permis qu’ils portent des cicatrices, qu’ils soient analphabets, pauvres, tenus à l’écart, torturés et tués
Notes
[1] Quelque chose qui a le potentiel d’existence ou qui existe comme potentiel et pas dans la réalité à un moment particulier mais qui pourrait être réalisé. Ou l’acte opposé à ce qui existe réellement ou qui est actuellement entrepris. Une personne qui ne pense pas, mais qui a la capacité de penser est un penseur potentiel, mais seulement un penseur en action au moment où il pense De même, des yeux fermés peuvent potentiellement voir, mais ne peuvent voir que suite à l’ouverture des yeux. (voir la métaphysique d’Aristote)
[2]. RUM, Bo. Rap do Silva. Rap Brasil 2, Rio de Janeiro, Furcao 2000, 1995.
[3] Note du traducteur : "favela" est le terme utilisé au Brésil pour désigner des domaines à bas revenus et informels. Le mot est souvent traduit par "bidonville" ou "établissement informel" mais je maintiendrai le terme favela dans ce texte
[4] Holanda Aurélio Buarque de Novo Dicionário Aurélio da Lingua Portuguesa. Rio de Janeiro, Nova Fronteria, 1998.
[5] Note du traducteur concernant la traduction du mot "stigmatisation" du portugais vers l’anglais. Ne concerne pas le français.
[6] Goffman, Erving.Estigma : notas sobre a manipulacao da identidade deteriorada. Rio de Janeiro, LTC, 1998.
[7] Outre Hegel, et autres penseurs, Victor Hugo avait la même vision du continent africain comment étant vide d’hsitoire. Selon les histoire d’un jeune métisse, Gaston Gerville-Réache de la Guadeloupe, les histoires racontées par Victor Hugo étaient parfois interrompues par des applaudissements enthousiastes qui se concluaient par "Vive Victor Hugo. Vive la république". Par exemple, voyez le 31ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en présence de Victor Hugo, Gaston Gerville-Rache. Paris 1879. p 8 Apud, Elikia M’Bokolo. Ce que sont ces étranges “amis de L’Afrique”... in : Adame Bâ Konaré (org.), « Petit Précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy ». Paris, La Découverte, 2008.
[8] La Bible Bible, Genesis, Chapters, 9 verses 20-27.
[9] Cette citatzion considère la production de cannes à sucre.ANTONIL, Joao Antonio Andreoni, em Cultura e opulencia no Brasil por suas drogas e minas, 1711.
[10]. Cunha, Euclides da. Os Sertes. Disponivel http://tinyurl.com/ydxd4e8
[11] Brum, Mario Sergio Ignacio. Cidade alta. Historia, memorias e stigma de favela num conjunto habitacional do Rio de Janiero. Rio de Janiero, Ponteio, 2012.
[12] Waisefisz, Julio Jacobo. A Cor dos Homicidios. Mapa da Violencia 2013. Cebela/Flacso, 2013. Visualizado, 18/10/2013.
[13] Author’s emphasis.
[14] http://tinyurl.com/phjqw3q
[15] Fernanda Papa, Secretaria Nacional de Juventude da Presidencia da Repulica
Pablo de Oliveiro de Mattos est un historien noir, est titulaire d’un Mastère de l’université catholique de Rio de Janeiro et a botenu son doctorat en histoire sociale de l’université de Sao Paulo Il est l’un des auteurs du livre História da África Contemporânea) Pallas/Ed. PUC, 2013
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** Pablo Mattos – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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